Interview avec les économistes Abdelâali Benchekroun et Noureddine Saoudi

L’économie sociale et solidaire, un axe majeur de renouveau pour le Maroc de l’après Covid-19


Propos recueillis par Mourad Tabet
Lundi 11 Mai 2020

Interview avec les économistes Abdelâali Benchekroun et  Noureddine Saoudi
Les économistes Abdelaâli 
Benchekroun et Noureddine Saoudi soulignent dans cette première partie de l’entretien 
accordé à Libé que la crise 
mondiale du libéralisme sauvage couplée à la crise sanitaire qui frappe de plein fouet le monde entier y compris le Maroc, offre
 à l’économie sociale et solidaire l’occasion de se développer 
au Royaume, affirmant que 
ce secteur apporte un avantage collectif à la société et contribue fortement à la stabilité du pays.


Libé : La pandémie a créé un élan de solidarité du peuple marocain contre le Covid-19, comment l’économie sociale et solidaire (ESS) peut-elle consolider cette solidarité ?
Abdelâali Benchekroun : Justement, l’économie sociale et solidaire est constituée par l’ensemble des entités économiques dont l’organisation, l’activité et le fonctionnement sont basés sur la solidarité, l’équité et l’utilité sociale. Or, le contexte de la pandémie, en tous cas au Maroc, a recréé et dynamisé la solidarité nationale et la solidarité entre les citoyens. Il a également permis à l’Etat d’accomplir un sursaut pour assumer des fonctions renouvelées de diriger et gérer la société et l’intérêt national, dans un souci de solidarité et de soutien aux catégories en situation précaire. 
La pandémie a mis à nu le caractère foncièrement antisocial du système néolibéral mondial qui a imposé le désengagement de l’Etat, en réduisant entre autres les services publics de la santé, dont l’importance vitale pour la bonne marche des sociétés a été démontrée avec cette crise sanitaire. De même, ce système a accentué les inégalités sociales et territoriales, qui ont fait que les catégories démunies et des régions, dans plusieurs pays, ont souffert plus que d’autres de la pandémie du Covid-19 et de ses effets socioéconomiques.

Reprenons une question basique : quelle définition peut-on donner à l’«ESS» et que comporte cette appellation ?
Noureddine Saoudi: L’ESS rassemble des  entités économiques (coopératives, associations, fondations, mutuelles, entreprises sociales), qui s’inscrivent dans une logique visant à concilier activité économique et équité sociale dont le contexte de pandémie a démontré l’extrême nécessité. 
L’organisation, le fonctionnement et la finalité de ses entités sont basés sur les principes de la production pour l’utilité collective et sociale, de la lucrativité limitée (la majeure partie des fonds n’est pas redistribuée), de la gestion collégiale avec une gouvernance démocratique (élection des dirigeants, chaque associé a une voix dans la prise de décision), de la mutualisation des moyens de production matériels et immatériels (savoir-faire) et du partage à parts égales du fruit de la production.  
Ces principes concordent avec nos traditions ancestrales d’entraide, de solidarité et de collaboration, telles que  « touiza », « ouziâ », la mutualisation des séguias et des «igoudar».
Par leur ancrage territorial, ces entités impulsent des dynamiques locales et régionales de valorisation des ressources, de création d’emplois et de revitalisation des savoir-faire menacés de disparition (notamment dans l’artisanat et l’agriculture). En ce sens, l’ESS est un secteur à forte dimension d’inclusion, d’intégration et de réduction des inégalités sociales et territoriales. 
L’ESS c’est aussi la finance solidaire, le commerce équitable, des activités qui placent l’humain et l’environnement au cœur des projets.
Elle contribue aussi à développer une culture de la responsabilité : la responsabilisation des citoyens leur permet de prendre conscience qu’il n’y a pas de fatalité et qu’ils peuvent agir sur leur devenir.
En somme, l’ESS contribue à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens.
Pour rappel, après son indépendance, le Maroc a promu le secteur coopératif comme l’un des axes de  modernisation et de développement des secteurs traditionnels, notamment l’agriculture, dans le cadre de la réforme agraire du 1er Plan quinquennal (1960-1964). Mais, cette politique fut délaissée après le changement de cap de 1960, avec la destitution du gouvernement Abdallah Ibrahim.
La crise mondiale du libéralisme sauvage, et le contexte d’aujourd’hui le traduit davantage, offre à l’ESS l’occasion de se développer, s’améliorer et d’impacter et accompagner la société et le comportement des opérateurs vers plus de démocratie, de bonne gouvernance et de sauvegarde de l’écologie, à travers des alliances entre élus, syndicats, ONG et entreprises citoyennes. Ainsi la crise peut capitaliser cet élan de solidarité et influencer dans le bon sens les régulations sociales et les réformes publiques et pousser les acteurs sociaux à davantage adapter leurs comportements vers plus de solidarité et d’équité.
Juste à titre de rappel, et selon une estimation de 2017, presque 280 millions de personnes à travers le globe travaillent dans une coopérative ou pour une coopérative, soit « 9,46 % de la population active mondiale ». 

L’ESS, on la qualifie également de tiers-secteur… 
Abdelâali Benchekroun : En effet, tiers-secteur, un secteur à part entière qui se distingue par son mode de fonctionnement et sa finalité par rapport aux deux autres secteurs, public (non-marchand) et privé (marchand). Contrairement à ces derniers, il abolit la séparation entre capital et travail : les membres de ses entités (coopératives, associations, fondations, mutuelles, entreprises sociales…) apportent leur capital (matériel ou immatériel) et leur travail, avec la primauté de l’humain. Sa finalité majeure est d’être au service de la collectivité, en produisant des biens et des services utiles. La gestion de ses entités est basée sur la démocratie et sur l’équité. Enfin, c’est un secteur qui a un ancrage fondamentalement territorial.
Si la principale composante de l’ESS, la coopérative, est apparue au 19ème siècle en Europe, l’ESS, en tant que secteur avec ses composantes susmentionnées, a émergé à la fin des années 80, en réaction à la vague déferlante de la mondialisation néolibérale. 
Des actifs sont alors au chômage, avec la crise, ils ne peuvent être mis au travail ni par l’un, ni par l’autre. Des pans entiers de l’économie et de la société sont marginalisés par les effets de cette situation, vu les surproductions et la stagflation. Le modèle de consommation présente de plus en plus de signes d’essoufflement et de dysfonctionnements, entraînant avec lui la société et ses « valeurs » vers la dérive. 
L’ESS comme tiers-secteur part de ce constat d’impuissance des autres secteurs à relever les défis sociaux engendrés par la crise. Elle entreprend de remettre l’Homme au centre de la société et de l’économie. Elle remet en cause le productivisme et le consumérisme dont les effets sont désastreux sur les ressources disponibles sur terre (gaspillage énorme) et sur le cadre de vie des humains et des autres espèces vivantes, déséquilibrant dangereusement les écosystèmes (pollutions). Elle promeut la production de proximité, les produits du terroir, qui limitent le rôle des transports (source de pollution non négligeable) dans l’activité économique. 
En somme, c’est un secteur qui s’inscrit fondamentalement dans la dynamique du développement durable et inclusif où l’humain, la cohésion sociale et l’environnement occupent une place centrale. 
Dans des pays développés (pays scandinaves, France…), les coopérations entre ESS et économie traditionnelle se multiplient et se diversifient, au point que certains voient dans l’ESS l’émergence d’un nouveau modèle d’entrepreneuriat, capable de changer durablement la façon dont les entreprises (y compris les plus grandes) font du business.

Est-ce suffisant pour que ce secteur puisse prétendre à un traitement fiscal particulier ?
Noureddine Saoudi : L’idée est qu’en lui-même, l’existence et le développement de ce secteur apportent un avantage collectif à la société. Il contribue fortement à la stabilité du pays, en tant que force sociale et économique qui résorbe la crise en quelque sorte. Il crée l’emploi, promeut les AGR et la solidarité à travers les organisations entrepreneuriales ESS. Il est plus que légitime socialement parlant, qu’il jouisse d’une dispense de régler tout ou partie de sa contribution socio-fiscale, et justifie même des subventions notamment lors de la phase de démarrage. 

Peut-on parler d’une vision de l’ESS, et laquelle ?
Abdelâali Benchekroun : L’ESS se positionne face à l’économie néolibérale qui produit l’exclusion d’un certain nombre de catégories sociales et groupes de personnes et prétend qu’elle seule est créatrice de richesses. L’ESS, quant à elle, œuvre pour une économie plurielle, solidaire, combinant des logiques de production et de distribution déployées sur un marché régulé de façon équitable et démocratique par un Etat qui participe au jeu d’ensemble et des comportements de mutualisation et de solidarité sociale.
Cette économie œuvre donc à solutionner socialement et de façon collective des situations économiques ou écologiques individuelles ou sociales comme l’inclusion des femmes ou des jeunes, la diversification économique, la réponse aux besoins de la société y compris par les produits agricoles et alimentaires sains, la contribution à la souveraineté agricole, le développement de l’agriculture locale et familiale, l’emploi, le développement territorial, les problèmes et l’environnement, etc. 

L’intervention de l’ESS privilégie t-elle des secteurs par rapport à d’autres ?
Noureddine Saoudi: L’ESS peut embrasser diverses activités économiques et sociales : l’agriculture, l’artisanat, la pêche, l’éducation-formation, l’habitat, la finance, l’industrie agroalimentaire, l’assurance, la distribution (coopératives d’achats) , les services (gestion, informatique…) et même le domaine de l’art (coopératives de production cinématographique).

Quelle motivation avez-vous personnellement, en tant qu’économistes, pour cette spécialité de  l’économie ?
Abdelâali Benchekroun: Notre engagement citoyen et militant nous a amené à construire une vision qui privilégie la démarche sociale et solidaire, sur le chemin d’un « Renouveau pour le Maroc », titre de notre dernier ouvrage, paru il y a quelques semaines, également en version arabe, sous le titre « Massar Akhar lilmaghrib » et où nous avons développé cette vision. 
Militer ainsi pour un autre développement du Maroc, pour la démocratie dans notre pays, va en parallèle avec la lutte pour la justice sociale, le développement des secteurs sociaux notamment la santé et l’enseignement, dont nous ressentons l’importance cruciale en ce contexte de pandémie, mais aussi naturellement pour l’égalité des chances et pour la distribution progressivement équitable des richesses et des fruits d’un développement social alternatif. 
Tout ceci ne peut être envisagé qu’avec une démarcation par rapport au système néolibéral, dont les effets sociaux sont dramatiques. 
Il s’agit donc pour nous deux, en tant qu’acteurs politiques, associatifs et chercheurs en développement, de contribuer modestement à construire une société plus juste, équilibrée, sans exclusion et où chacun dispose de conditions de vie dignes. Une société où l’Etat se comporte en tant qu’Etat développeur et Etat stratège qui planifie le développement et prévient les aléas et les dangers qui peuvent guetter le Maroc dans le futur, comme l’illustre le contexte inédit actuel. 

J’imagine que ce tiers-secteur devrait bénéficier d’une réglementation particulière, de lois spéciales spécifiques pour pouvoir bien fonctionner et se développer ?
Noureddine Saoudi: Absolument, l’ESS a impérativement besoin d’une loi susceptible de valoriser ses acquis et de corriger ses dysfonctionnements et ses insuffisances, afin d’en favoriser le développement et la pérennité pour que ses entités soient de véritables leviers de développement national, régional et local, et à la lumière des développements du contexte que nous traversons. 
C’est pour ça que cette loi devrait également encourager la consolidation du réseau des organisations et structures ESS, régir leur gouvernance et les outils de leur financement et réglementer la place des salariés dans ces entités.
Remarquons à ce propos qu’un projet de loi-cadre avait été déposé par le département de tutelle au Secrétariat général du gouvernement depuis 2016. Il avait prévu d’intégrer, outre les coopératives, associations, fondations et mutuelles, les sociétés à finalité sociale, les associations à utilité économique et sociale et les innovations sociales. Mais, quatre ans après, il n’est pas prêt à être adopté ! Un temps précieux perdu pour le développement de l’ESS ! Le contexte de la pandémie peut constituer une opportunité pour adapter ces textes avec de nouvelles dispositions qui privilégient davantage les principes de solidarité, de collaboration, d’humanisme et de vigilance eu égard aux aléas et dangers potentiels et aux mécanismes de résilience.


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