Histoire du dormeur éveillé


Libé
Mercredi 4 Septembre 2013

Histoire du dormeur éveillé
Eh! pouvions-nous avoir d’autre pensée d’un homme qui m’accablait de caresses et de biens, et qui me faisait tant d’autres promesses avantageuses ? Sachez, ma mère, que ce n’est qu’un traître, un méchant, un fourbe. Il ne m’a fait tant de bien et tant de promesses qu’afin d’arriver au but qu’il s’était proposé de me perdre comme je l’ai dit, sans que ni vous ni moi nous puissions en deviner la cause.
De mon côté, je puis assurer que je ne lui ai donné aucun sujet qui méritât le moindre mauvais traitement. Vous le comprendrez vous-même par le récit fidèle que vous allez entendre de tout ce qui s’est passé depuis que je me suis séparé de vous jusqu’à l’exécution de son pernicieux dessein. Aladdin commença à raconter à sa mère tout ce qui lui était arrivé avec le magicien depuis le vendredi qu’il était venu le prendre pour le mener avec lui voir les palais et les jardins qui étaient hors de la ville ; ce qui lui arriva dans le chemin jusqu’à l’endroit des deux montagnes où se devait opérer le grand prodige du magicien ; comment, par un parfum jeté dans du feu et quelques paroles magiques, la terre s’était ouverte en un instant et avait fait voir l’entrée d’un caveau qui conduisait à un trésor inestimable.
Il n’oublia pas le soufflet qu’il avait reçu du magicien, et de quelle manière, après s’être un peu radouci, il l’avait engagé, par de grandes promesses et en lui mettant son anneau au doigt, à descendre dans le caveau. Il n’omit aucune circonstance de tout ce qu’il avait vu en passant et en repassant dans les trois salles, dans le jardin et sur la terrasse, où il avait pris la lampe merveilleuse, qu’il montra à sa mère en la tirant de son sein, aussi bien que les fruits transparents et de différentes couleurs qu’il avait cueillis dans le jardin en s’en retournant, auxquels il joignit deux bourses pleines qu’il donna à sa mère, et dont elle fit peu de cas.
Ces fruits étaient cependant des pierres précieuses dont l’éclat brillant comme le soleil, qu’ils rendaient à la faveur d’une lampe qui éclairait la chambre, devait faire juger de leur grand prix. Mais la mère d’Aladdin n’avait pas sur cela plus de connaissance que son fils ; elle avait été élevée dans une condition très-médiocre, et son mari n’avait pas eu assez de biens pour lui donner de ces sortes de pierreries ; d’ailleurs elle n’en avait jamais vu à aucune de ses parentes ni de ses voisines : ainsi il ne faut pas s’étonner si elle ne les regarda que comme des choses de peu de valeur, et bonnes tout au plus à récréer la vue par la variété de leurs couleurs, ce qui fit qu’Aladdin les mit derrière un des coussins du sofa sur lequel il était assis.
Il acheva le récit de son aventure en lui disant que, comme il fut revenu et qu’il se fut présenté à l’entrée du caveau prêt à en sortir, sur le refus qu’il avait fait au magicien de lui donner la lampe qu’il voulait avoir, l’entrée du caveau s’était refermée en un instant par la force du parfum que le magicien avait jeté sur le feu, qu’il n’avait pas laissé éteindre, et des paroles qu’il avait prononcées. Mais il n’en put dire davantage sans verser des larmes en lui représentant l’état malheureux où il s’était trouvé lorsqu’il s’était vu enterré tout vivant dans le fatal caveau, jusqu’au moment qu’il en était sorti, et que, pour ainsi dire, il était revenu au monde par l’attouchement de son anneau, dont il ne connaissait pas encore la vertu.
Quand il eut fini ce récit : « Il n’est pas nécessaire de vous en dire davantage, dit-il à sa mère, le reste vous est connu. Voilà enfin quelle a été mon aventure et quel est le danger que j’ai couru depuis que vous ne m’avez vu. » La mère d’Aladdin eut la patience d’entendre ce récit merveilleux et surprenant, et en même temps si affligeant pour une mère qui aimait son fils tendrement, malgré ses défauts, sans l’interrompre. Dans les endroits néanmoins les plus touchants, et qui faisaient connaître davantage la perfidie du magicien africain, elle ne put s’empêcher de faire paraître combien elle le détestait par les marques de son indignation.
Mais dès qu’Aladdin eut achevé, elle se déchaîna en mille injures contre cet imposteur; elle l’appela traître, perfide, barbare, assassin, trompeur, magicien, ennemi et destructeur du genre humain. « Oui, mon fils, ajouta-t-elle, c’est un magicien, et les magiciens sont des pestes publiques : ils ont commerce avec les démons par leurs enchantements et par leurs sorcelleries. Béni soit Dieu, qui n’a pas voulu que sa méchanceté indigne eût son effet entier contre vous ! Vous devez bien le remercier de la grâce qu’il vous a faite.
La mort vous était inévitable si vous ne vous fussiez souvenu de lui et que vous n’eussiez imploré son secours. » Elle dit encore beaucoup de choses en détestant toujours la trahison que le magicien avait faite à son fils, mais en parlant elle s’aperçut qu’Aladdin, qui n’avait pas dormi depuis trois jours, avait besoin de repos. Elle le fit coucher, et peu de temps après elle se coucha aussi. Aladdin, qui n’avait pris aucun repos dans le lieu souterrain où il avait été enseveli à dessein qu’il y perdît la vie, dormit toute la nuit d’un profond sommeil et ne se réveilla le lendemain que fort tard.
Il se leva, et la première chose qu’il dit à sa mère, ce fut qu’il avait besoin de manger, et qu’elle ne pouvait lui faire un plus grand plaisir que de lui donner à déjeuner. « Hélas ! mon fils, lui répondit sa mère, je n’ai pas seulement un morceau de pain à vous donner ; vous mangeâtes hier au soir le peu de provisions qu’il y avait dans la maison. Mais donnez-vous un peu de patience, je ne serai pas longtemps à vous en apporter. J’ai un peu de fil de coton de mon travail, je vais le vendre, afin de vous acheter du pain et quelque chose pour notre dîner.
(A suivre)


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