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Histoire du dormeur éveillé


Libé
Vendredi 26 Juillet 2013

Histoire du dormeur éveillé
Ensuite il les fit promener par tous les quartiers de la ville avec le même cri, et leur fit défense de remettre jamais le pied dans notre quartier. » La mère d’Abou-Hassan, qui ne pouvait s’imaginer que son fils eût eu quelque part à l’aventure qu’elle lui racontait, avait exprès changé de discours et regardé le récit de cette affaire comme un moyen capable d’effacer l’impression fantastique où elle le voyait d’être le commandeur des croyants.
Mais il en arriva tout autrement, et ce récit, loin d’effacer l’idée qu’il avait toujours d’être le commandeur des croyants, ne servit qu’à la lui rappeler et à la graver d’autant plus profondément dans son imagination, qu’en effet elle n’était pas fantastique, mais réelle. Aussi, dès qu’Abou-Hassan eut entendu ce récit : « Je ne suis plus ton fils ni Abou-Hassan, reprit-il : je suis certainement le commandeur des croyants ; je ne puis plus en douter après ce que tu viens de me raconter toi-même. Apprends que c’est par mes ordres que l’iman et les quatre scheikhs ont été châtiés de la manière que tu m’as dit. Je suis donc véritablement le commandeur des croyants, te dis-je, et cesse de me dire que c’est un rêve.
Je ne dors pas, et j’étais aussi éveillé que je le suis en ce moment que je te parle. Tu me fais plaisir de me confirmer ce que le juge de police, à qui j’en avais donné l’ordre, m’en a rapporté, c’est-à-dire que mon ordre a été exécuté ponctuellement, et j’en suis d’autant plus réjoui que cet iman et ces quatre scheikhs sont de francs hypocrites.
Je voudrais bien savoir qui m’a apporté en ce lieu-ci. Dieu soit loué de tout : ce qu’il y a de vrai, c’est que je suis très certainement le commandeur des croyants, et toutes tes raisons ne me persuaderont pas le contraire. » La mère, qui ne pouvait deviner ni même s’imaginer pourquoi son fils soutenait si fortement et avec tant d’assurance qu’il était le commandeur des croyants, ne douta plus qu’il n’eût perdu l’esprit en lui entendant dire des choses qui étaient dans son esprit au-delà de toute croyance, quoiqu’elles eussent leur fondement dans celui d’Abou-Hassan. Dans cette pensée :
« Mon fils, lui dit-elle, je prie Dieu qu’il ait pitié de vous et qu’il vous fasse miséricorde. Cessez, mon fils, de tenir un discours si dépourvu de bon sens. Adressez-vous à Dieu ; demandez-lui qu’il vous pardonne et vous fasse la grâce de parler comme un homme raisonnable. Que dirait-on de vous si l’on vous entendait parler ainsi ? Ne savez-vous pas que les murailles ont des oreilles ? » De si belles remontrances, loin d’adoucir l’esprit d’Abou-Hassan, ne servirent qu’à l’aigrir encore davantage.
Il s’emporta contre sa mère avec plus de violence. « Vieille, lui dit-il, je t’ai déjà avertie de te taire. Si tu continues davantage, je me lèverai et je te traiterai de manière que tu t’en ressentiras tout le reste de tes jours. Je suis le calife, le commandeur des croyants, et tu dois me croire quand je le dis. »
Alors la bonne dame, qui vit que Abou-Hassan s’égarait de plus en plus de son bon sens plutôt que d’y rentrer, s’abandonna aux pleurs et aux larmes, et en se frappant le visage et la poitrine, elle faisait des exclamations qui marquaient son étonnement et sa profonde douleur de voir son fils dans une si terrible aliénation d’esprit.
Abou-Hassan, au lieu de s’apaiser et de se laisser toucher par les larmes de sa mère, s’oublia lui-même, au contraire, jusqu’à perdre envers elle le respect que la nature lui inspirait. Il se leva brusquement, il se saisit d’un bâton, et en venant à elle la main levée, comme un furieux : « Maudite vieille, lui dit-il dans son extravagance, et d’un ton à donner de la terreur à tout autre qu’à une mère pleine de tendresse pour lui, dis-moi tout à l’heure qui je suis ! « – Mon fils, répondit la mère en le regardant tendrement, bien loin de s’effrayer, je ne vous crois pas abandonné de Dieu jusqu’au point de ne pas connaître celle qui vous a mis au monde, et de vous méconnaître vous-même.
Je ne feins pas de vous dire que vous êtes mon fils Abou-Hassan et que vous avez grand tort de vous arroger un titre qui n’appartient qu’au calife Haroun Alraschid, votre souverain seigneur et le mien, pendant que ce monarque nous comble de biens, vous et moi, par le présent qu’il m’envoya hier.
En effet, il faut que vous sachiez que le grand vizir Giafar prit la peine de venir hier me trouver, et qu’en me mettant entre les mains une bourse de mille pièces d’or, il me dit de prier Dieu pour le commandeur des croyants, qui me faisait ce présent. Et cette libéralité, ne vous regarde-t-elle pas plutôt que moi, qui n’ai plus que deux jours à vivre ? » À ces paroles, Abou-Hassan ne se posséda plus. Les circonstances de la libéralité du calife, que sa mère venait de lui raconter, lui marquaient qu’il ne se trompait pas et lui persuadaient plus que jamais qu’il était le calife, puisque le vizir n’avait porté la bourse que par son ordre.
(A suivre)


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