Hatim Amzil : Il est temps de suivre la voie de la sécularisation et de libérer les mentalités


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Jeudi 20 Juin 2019

Hatim Amzil : Il est temps de suivre la voie de la sécularisation et de libérer les mentalités
Auteur de "La laïcité dans
la pensée philosophique", Hatim Amzil est
anthropologue qui passe son temps à réfléchir sur
les cultures et pratiques
sociales. Ses centres
d’intérêt s’articulent autour de la modernité, la
sécularisation et la tolérance.
Enseignant la philosophie contemporaine, à la Faculté de Fès, il se penche dans cet entretien accordé à Libé sur la relation entre intellectuels et médias.


Libé: Quelle lecture faites-vous du champ médiatique marocain ?
Hatim Amzil : En général, pour les philosophes, nous savons depuis des décennies que les médias font partie de l’industrie culturelle avec l’objectif de transformer  le public en «jouet passif», c’est-à-dire en consommateur qu’il faut gaver d’informations.
Il s’agit, partout dans le monde, d’une politique générale axée sur un contrôle minutieux des énoncés et des déclarations qui doivent circuler comme vérités, mais selon des mécanismes locaux et des solutions qui prennent en considération l’identité du pouvoir en place et les divers intérêts économiques et politiques. Si ces systèmes de contrôle sont effectivement multiples à l’échelle internationale, il est néanmoins possible d’en reconnaître l’objectif commun : créer une conscience falsifiée. Les médias fabriquent, dirigent et façonnent les opinions politiques et morales, produisent et véhiculent des jugements, des goûts, des sensibilités et des idéologies. Ce phénomène est devenu si habituel qu’on finit par ne plus le remarquer, surtout si nous observons le revers de la médaille, car la stratégie consiste à faire croire aux gens qu’ils jouissent d’un pouvoir et d’une certaine liberté. Pour preuve de cette libéralisation, on évoque l’abolition du monopole de l’Etat dans le champ médiatique et la diversité des moyens d’expression!
Bien sûr, les points de vue philosophiques sont toujours discutables. Pourtant, ce genre d’analyses constitue un modèle à suivre si nous prenons en considération les faits et les évènements qui ont confirmé et jugé bon, encore une fois, le doute des philosophes.

Quels rapports avez-vous personnellement avec les médias marocains ?
Pour éviter tout malentendu, une mise au point est sans doute nécessaire à mes yeux, pour parler des médias. Mon but n’est pas de critiquer pêle-mêle tous les supports médiatiques, toutes tendances et sensibilités confondues. Mes propos sont plutôt un appel pour garder une certaine vigilance, surtout face aux slogans et à tous les tapages médiatiques.
En tant que chercheur, je suis les médias marocains afin de bien mesurer les changements et les étapes parcourues par ce que j’appelle « la raison médiatique ». Je veux dire par la raison médiatique, non seulement l’ensemble des dispositions législatives et administratives qui organisent le secteur, mais également les concepts et catégories à travers lesquels les journalistes traitent des sujets politiques, sociaux et culturels.
Mon hypothèse est la suivante : le Maroc, Etat et société, a entamé depuis longtemps un processus de sécularisation. Mon travail vis-à-vis des médias consiste à examiner les contenus d’autant plus que les médias sont le reflet des divers intérêts politiques et culturels, le domaine des conflits des valeurs, le carrefour des différentes tendances et sensibilités culturelles et sociales.
En tant que participant, après de petites incursions dans la presse écrite, je me suis retenu lorsque j’ai remarqué que cette presse ne propose ses pages aux chercheurs que pour des sujets de polémique. La culture du buzz règne aujourd’hui sous divers titres; elle est le monstre de la presse. Si le chercheur ne flaire pas ce danger, il risque d’être broyé.

Quelle image les médias marocains réservent-ils aux intellectuels du pays ?
Parlons plutôt de non-image, parce que ce sont des images floues et imprécises. La première est une image stéréotypée, je dirais même une orthodoxie, même si elle n’est jamais explicitement formulée comme telle. Cette orthodoxie consiste à créer l’amalgame entre écrivain et intellectuel. A mon avis, un intellectuel n’est pas un faiseur de livres et d’articles ! Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Je dirai brièvement que c’est quelqu’un qui déconstruit les préjugés et les conceptions du monde déjà établis. De là, les intellectuels sont l’artiste peintre, le musicien, le modéliste, le cinéaste, le théologien, le savant, le critique d’art, l’architecte, le journaliste… ce sont des individus qui n’ont en commun que leur diversité.
Rappelons au passage une autre non-image, celle qui représente un grand disparu qui s’est retiré de l’espace public et des conflits socio-politiques, l’intellectuel-militant, armé de l’idéologie et la théorie, l’intellectuel-démiurge qui a le pouvoir de suivre l’histoire, le processus des évènements et l’avenir de l’humanité. Le paradoxe est que ces mêmes médias, qui formulent cette image romantique et prêchent l’attente de ce «Messie», se font passer pour une nouvelle force avec laquelle leurs clients-consommateurs n’auront plus besoin de figures traditionnelles, en l’occurrence les intellectuels, pour savoir « parfaitement et clairement », car chacun peut devenir un intellectuel grâce aux possibilités matérielles et logicielles assurées par cette force !

Les médias nationaux sont-ils suffisamment ouverts sur les intellectuels marocains?
Si vous observez les différentes professions et les champs de travail des intellectuels susmentionnés, vous devinerez aisément la réponse.
Pour bien comprendre cette situation, il faut creuser un peu plus. La signification réelle de la relation entre médias et intellectuels marocains se révèlerait avec plus d’éclat grâce à une recherche minutieuse dans les conditions historiques de l’apparition de l’intellectuel marocain contemporain, sa position sociopolitique, sa situation culturelle dans le système pouvoir-vérité, tout cela en prenant en considération les moyens de son existence (je dirais même de sa subsistance). Il est vrai que les mouvements nationalistes et de gauche étaient le berceau où l’intellectuel marocain a vu le jour, mais c’est l’université qui a façonné son profil. La presse n’était donc pas quelque chose d’étrange pour l’intellectuel militant. C’est après les grands changements qu’a connus le champ médiatique que l’intellectuel s’est retrouvé étranger dans un système où convergent professionnalisme, charlatanisme, analyse politique,  manipulation, idéaux démocratiques et démagogie; un système d’intérêts, profits et relations clientélistes; un système qui véhicule des tensions, crée des besoins, des rêves et des groupes de pression. En réalité, c’est un système d’auto-surveillance. Son intelligence réside dans le fait que tout le monde pourrait s’exprimer, au fur et à mesure que sa puissante machine traite tous les sujets, en étouffant la voix des uns sous le vacarme des autres. Bien évidemment, la dignité de l’intellectuel ne lui permet pas de travailler dans cette atmosphère.

Quels sont les différents angles d’attaque utilisés par les médias marocains pour aborder les différents événements sociaux, politiques et idéologiques ?
Vous savez, j’ai le sentiment lorsque je lis, j’écoute ou j’observe la façon avec laquelle les médias traitent différents sujets, que tout est dirigé depuis une salle d’opération théologico-politique. Il me semble que la majorité des gens qui s’activent dans le secteur (journalistes, animateurs, blogueurs, podcasts, youtubeurs…) ne suivent les évènements qu’à travers une vitre ou bien une paire de lunettes, à quelques exceptions près. Cela dit, je ne suis pas dans le registre du miroir. Je ne crois pas qu’un jour viendra où les médias mèneront une réflexion sur la réalité telle quelle. Mais il est temps de suivre la voie de la sécularisation. Bref, il faut libérer les mentalités, et non seulement les moyens d’expression.

Quel regard portez-vous sur les intellectuels nationaux fort présents sinon omniprésents dans les médias marocains?
Il y a une atmosphère généralisée dans laquelle les intellectuels ont perdu le tonus et le sens de l’action. A vrai dire, la fameuse libéralisation n’est qu’un concept phare qui dissimule sous ses lumières bien des ténèbres.
A propos de l’omniprésence, je crois qu’elle fait un cercle-carré avec la méditation, le sens critique, l’étonnement philosophique, l’analyse… bref, toutes les qualités d’un vrai intellectuel. Ces experts de la lettre et de la parole ne discutent jamais, n’analysent point. Leur rôle consiste à simplement fabriquer, de toutes pièces, l’opinion publique, une définition parmi d’autres de la tutelle.


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