Hamid Lechhab : L’islam a été réduit à une version rigide au service d’une élite politico-idéologique


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Lundi 17 Août 2015

Difficile de le caser a priori quelque part. Sinon, Dr. Hamid Lechhab est un homme jaloux de ses appartenances humanitaires. 
Il navigue dans les océans de la psychologie, la pédagogie et la philosophie. Il trouve même le temps de jouer aux évasions dans le monde romanesque. Et en plus, il s’immisce dans la chose publique. Entre les deux cultures, marocaine et occidentale, il maintient un équilibre rare. Il essaie ainsi de trouver une troisième voie pour la compréhension de l’islam, à travers ses recherches psycho-sociales et politiques.
Initiateur de rencontres entre les deux rives, son intention n’est nullement de triompher à l’une aux dépens de l’autre, mais de mettre 
en place des passerelles et partant un dialogue équitable, mais surtout égalitaire. C’est pourquoi, il voit en la traduction de l’allemand  vers l’arabe un conciliateur voire un médiateur entre cultures et civilisations. Une manière d’éviter les malentendus et d’approfondir la connaissance mutuelle. Toutes ces qualités font qu’il est réélu pour la troisième fois consécutive au Conseil de la ville autrichienne 
où il vit (Feldkirch). Dans son for intérieur, il se veut représentant de la communauté marocaine à l’étranger.
 

Entretien

Libé : Les immigrés marocains affluent, ces derniers jours, vers leur pays d’origine. Comment est leur situation réelle dans leurs pays de résidence ?
Hamid Lachhab : A noter que le Maroc est le pays natal de la première génération. Pour les générations suivantes, c’est le pays des ancêtres, dont ils ont une représentation liée aux expériences de leurs vacances dans ce pays. A côté de la crise économique dans plusieurs pays européens, qui dure depuis des années, avec toutes ses conséquences socio-économiques, s’ajoute la montée dangereuse de l’extrémisme islamique. Ces deux facteurs engendrent d’une part une situation socioéconomique précaire pour la majorité des immigrés marocains et d’autre part, affecte leur image: on ne s’empêche pas de voir dans chaque musulman un terroriste potentiel. Cela se manifeste clairement dans les idéologies des partis politiques de l’extrême droite en particulier.
Le Maroc essaie d’encadrer ses immigrés à travers plusieurs instances et se présente comme modèle dans la formation des imams. Quelle évaluation faites-vous de la politique du gouvernement sur ce plan?
Les idées ne manquent pas dans ce domaine. Ce qui fait défaut, c’est leur concrétisation sur le terrain. Le «Conseil de la communauté marocaine à l’étranger» est une bonne instance, mais le problème, c’est qu’on offre des amandes tout en enlevant le dentier comme on dit. C’est-à-dire que cette instance, tant qu’elle n’est pas élue directement pour l’immigré lui-même, ne peut être efficace. Le vrai problème ne réside pas dans ses membres ou le ministère en charge, mais dans le texte fondateur.
L’encadrement religieux de l’immigré marocain par le Royaume est une initiative louable. L’islam modéré marocain est la valeur qui garantit, jusqu’à présent, la stabilité de ce pays et la sécurité des citoyens. Mais ce modèle religieux n’est pas unique en Europe et l’immigré, qu’il le veuille ou non, se trouve face à d’autres modèles, y compris le modèle extrémiste, qui touche avant tout un certain nombre de jeunes musulmans.
Comment expliquer «l’engagement» d’une partie des jeunes immigrés musulmans dans le rang de l’extrémisme islamique?
En fait, c’est un phénomène mondial qui ne concerne pas uniquement l’immigré musulman. Vu qu’il n’existe pas d’études fiables sur ce sujet, on ne peut rester qu’au niveau des spéculations hypothétiques. Les événements d’il y a quelques années des banlieues de Paris, par exemple, étaient un cri d’alarme des jeunes Maghrébins en particulier, qui appelaient au secours; car leur insertion socioprofessionnelle avait totalement échoué. L’approche sécuritaire a approfondi «le malaise» de ces jeunes, devenus une cible facile pour les courants extrémistes. La grande majorité de ceux qui ont rejoint l’extrémisme musulman, ne l’ont pas fait par conviction religieuse, mais comme réaction à leur marginalisation. Grosso modo, il y a le facteur personnel (purement psychique), la marginalisation sociale, l’oisiveté professionnelle et bien entendu un certain sentiment de «vengeance» contre un destin imposé: sans issue dans la vie.
A propos de la religion, vous essayez depuis quelques années de réinventer l’islam à travers un point de vue nouveau. En quoi consiste cette vision?
Le rassemblement du Livre Saint des musulmans était une décision purement politique. De quel droit, humain ou divin, on a brûlé toutes les autres versions ? Le problème de l’islam contemporain réside, à mon avis, dans le fait d’avoir mutilé la parole divine et par conséquent l’islam. On a réduit l’islam à une version unique, un système fermé, un dogme rigide, au service d’une élite politico-idéologique. La version du Livre Saint que nous avons «hérité» ne correspond pas à la réalité de l’islam du Prophète. Ce propos ne distille nullement un doute quelconque dans la révélation, mais condamne ouvertement et fermement et la version actuelle et l’interprétation erronée de toute la tradition musulmane, conservative et coercitive, qui a engendré, à travers l’histoire, l’apparition de l’idolâtrie, que le Prophète a voulu combattre de toutes ses forces. Cette idolâtrie se manifeste dans la relation quasi matérielle avec Dieu, qu’on «adore» par peur et non par amour pur et sublime, ou pour une récompense, que ce soit ici-bas, ou à l’au-delà.
Justement ici, votre hypothèse se base sur une thèse générale, qui, en résumé, «prétend» que la majorité des musulmans n’aiment pas la vie «ici-bas», mais la considère uniquement comme passage pour «l’au-delà». Sur quoi est fondée cette hypothèse?
La représentation infantile de Dieu nous empêche de concevoir la vie comme un continuum infini. La question existentielle qui «terrorise» l’être humain est la suivante : d’où venons-nous et où allons-nous? Cette question fait partie intrinsèque de la condition humaine. Pour apaiser cette douleur de l’existence, l’interprétation du conservatisme musulman met la vie sur cette terre entre parenthèses et promet une vie meilleure ailleurs. C’est la source, entre autres, du suicide volontaire des radicaux, qui anticipent leur mort. Or si Dieu a donné la vie, c’est pour la vivre complètement. C’est pour l’aimer, car elle est son œuvre. S’il l’a donnée, ce n’est pas pour examiner notre foi, car il sait si on a cette dernière ou non. Dieu aime la vie et veut qu’on la vive, pas pour lui, mais pour nous-mêmes. C’est son cadeau éternel. Celui qui la refuse, refuse le dessein de Dieu. Il n’est certainement pas une gare ou un aéroport où l’on attend notre tour pour voyager, mais une unité de piété en soi avec le divin. On n’accède pas à la piété par l’adoration mécanique de Dieu à travers des rites et des pratiques, adorés en soi -donc idolâtrés-, mais par l’amour sans peur de Dieu, qui implique explicitement l’amour des autres humains et de cette vie ici-bas.
La violence politique verbale conduit à la violence physique publique.
Vous travaillez sur la traduction des œuvres philosophiques germaniques en arabe. A travers vos travaux, nous avons pu lire des traductions directes en arabe d’Erich Fromm, Hans Köchler, Josef Seifert, Schopenhauer, Heidegger et autres. Pourquoi cet intérêt pour la culture allemande?
Au début, j’étais francophone, comme la majorité des Marocains de ma génération. Mes études à Strasbourg m’ont permis de découvrir le monde germanophone, pas seulement en raison de la proximité géographique de l’Alsace, mais parce que j’ai eu des amis étudiants allemands qui pensaient autrement que mes collègues français. En outre, Olivier Reboul, philosophe de la langue et de la communication, qui avait encadré les doctorants en rhétorique et théorie de l’éducation, nous incitait à apprendre l’allemand, si on voulait -selon lui- comprendre la philosophie. Quand j’ai appris suffisamment cette langue, il m’est devenu clair que l’héritage philosophique grec est passé à la postérité par la tradition philosophique germanophone d’abord. Presque tout l’héritage philosophique occidental puise ses sources fondamentales dans cette tradition depuis les Lumières. Or, dans les pays arabes en général, on a connu les œuvres philosophiques germanophones à travers des traductions anglo-saxonnes ou francophones, donc de seconde main. Mon but est de jeter les ponts directement entre l’héritage philosophique allemand et la pensée arabe. Ainsi bon nombre de philosophes arabes contemporains commencent à suivre cette piste.
Avez-vous des projets en perspective?
Je travaille actuellement sur la traduction d’un livre fondamental de Rainer Funk, consacré à un nouveau type du «Moi», issu directement de la société de consommation. L’importance de cette œuvre s’inscrit dans le cadre d’une prise de conscience de notre comportement, figé dans la consommation et les conséquences néfastes de ce comportement sur notre vie psychique et sociale. Quand la consommation devient un but en soi, l’être humain perd le fond de son humanité et le «Moi» s’évapore dans un pseudo «Nous», qui ne garantit aucune identité collective, mais œuvre à l’isolement des individus et des groupes dans des îlots d’une existence, mettant ainsi tout le monde dans le malaise.
Depuis Feldkirch où vous êtes membre du conseil local, que pensez-vous de la situation politique au Maroc?
Sur le plan national, la langue de bois s’aiguise quotidiennement. Il y a une absence presque totale de débat politique proprement dit, remplacé en grande partie par des polémiques stériles. On assiste à des attaques contre des personnes, malheureusement parfois contre leur intégrité physique. Ces agressions ont lieu au sein du Parlement et par ricochet, cela entraîne, consciemment ou inconsciemment, la légitimité des agressions dans la vie publique. Le politicien de haut niveau devrait en théorie être l’exemple pour le commun des mortels, sinon la violence risque de se généraliser. Le symbolique dans les salons devient réel dans la vie publique.
Chaque gouvernement a besoin d’un sixième sens pour écouter et l’opposition et la «majorité silencieuse», d’agir au lieu de réagir, de créer au lieu de gérer et d’être là même pour l’opposition. 
La représentation de l’opposant comme «adversaire» et «ennemi», qu’on doit condamner et bannir, doit laisser la place à une nouvelle vision, prenant l’opposant comme «concurrent» avant les élections et «partenaire» après. Il n’y a pas, à mon avis, de gouvernement fort, sans une opposition forte. La force de cette dernière émane avant tout de son rôle de proposer des solutions novatrices et non de montrer du doigt ce que le gouvernement ne fait pas. Il faut aller de l’avant, penser positivement.
Comme beaucoup de pays, le Maroc passe par une étape de transition cruciale de son histoire. Chaque citoyen est appelé à prendre ses responsabilités. La réussite du pays dépend des compromis sur un consensus politico-social et non de l’embrigadement, ou peut-être du confinement dans ses propres convictions. La vérité politique est multiple et c’est de là que vient sa force.
Le comportement du politicien au niveau national a des retombées sur son homologue au niveau régional et local. La tendance des partis politiques marocains, c’est de défendre leurs intérêts, avec la logique qui dit qu’après chaque élection, il y en a une autre. Mais ce qui fait la force d’un parti, c’est ce qu’il réalise sur le terrain et non ce qu’il vend de manière rhétorique à travers les différents moyens de communication.
 


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