Faouzi Skali, directeur général de la Fondation Esprit de Fès

“La grande difficulté des sociétés d’aujourd’hui, c’est celle de gérer la diversité des cultures de façon harmonieuse”


Propos recueillis par Alain Bouithy
Samedi 7 Juin 2014

Faouzi Skali, directeur général de la Fondation Esprit de Fès
Fès accueille, du 13 
au 21 juin courant, 
la 20ème édition du Festival des musiques sacrées du monde. 
Une semaine durant, la capitale spirituelle transformera ses 
différents lieux 
historiques en espaces de débats, d’échanges et d’évasion. 
Expositions de 
peinture, animations pédagogiques, soirées musicales, rencontres, conférences 
et projections de films ponctueront cette 
manifestation qui 
s’articulera autour 
du thème «Conférence des oiseaux. Lorsque les cultures 
voyagent…». Faouzi Skali, directeur général de la Fondation Esprit de Fès, organisatrice du Festival, nous 
en parle.
 
Libé : Le Festival de Fès des musiques sacrées fête cette année ses 20 ans sur le thème : «Conférence des oiseaux. Lorsque les cultures voyagent…». Quel sens peut-on donner à cette thématique dont chaque mot véhicule une signification particulière ?
 
Faouzi Skali : Le thème de cette année est inspiré du conte mystique persan du 13ème siècle de Farid Ud-din Attar qui s’intitule Mantiq at-Tayr (Le langage des oiseaux) et souvent traduit par la «Conférence des oiseaux». Puisque les oiseaux parlementent dans chacune des vallées et discutent entre eux pour pouvoir trouver les motivations nécessaires d’aller plus loin. Jusqu’à parvenir au 7ème degré dans ce voyage collectif où ils iront à la découverte d’eux-mêmes.
Ce qui est intéressant, c’est qu’en fin de parcours, ils vont découvrir leur essence la plus profonde.
 Nous avons pris comme symbolique ces oiseaux-là; non pas comme symboles des âmes individuelles, comme c’est le cas dans le conte, mais des âmes collectives qui sont les cultures. Et donc, lorsque les cultures voyagent, chaque oiseau devient le symbole d’une culture; c’est-à-dire d’une âme qui a une mémoire historique et développe une vision commune. Mais, tout en sachant que les cultures ne sont pas figées et que celles-ci ne voyagent pas simplement à l’extérieur avec les autres cultures, mais aussi à l’intérieur d’elles-mêmes. C’est ce qui en résulte du Forum « Cultures et identités en transition ». C’est-à-dire que l’identité du Maroc d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a 50 ans ou 200 ans. Ce qui veut dire qu’il existe des transitions identitaires. Nous avons donc voulu les interroger, s’intéresser aux difficultés qu’elles comportent,  comprendre ce qu’elles suscitent comme angoisses, conflits et difficultés. Mais aussi, la façon dont on pourrait profiter du fait qu’il y a ce voyage en commun, cet échange et cette interconnexion avec d’autres cultures pour mieux se connaître soi-même.
Finalement, on revient au conte, à la découverte de soi-même à travers et par le compagnonnage de l’Autre. 
C’est effectivement une forme parabolique, mais qui résume une pensée fondamentale et particulièrement actuelle, vu que nous vivons cela dans le monde d’aujourd’hui. La grande difficulté aujourd’hui des différentes sociétés, c’est celle de gérer la diversité des cultures de façon harmonieuse, de manière à ce qu’elles puissent œuvrer ensemble à développer une vision commune et surtout à permettre à la société d’évoluer positivement.
Il est évident qu’aujourd’hui, c’est cette compétence qui manque le plus, pose le plus de problèmes et qui est la source de tous les drames que nous connaissons dans ces fameux pays des « Printemps arabes » qui sont malheureusement devenus des hivers et des ouragans. 
Il est donc temps aujourd’hui de créer des lieux, des forums, des espaces où de telles interrogations peuvent se poser. Mais qui vont au-delà des mots et de la réflexion par la composition des sujets, par le conte et l’art. C’est cela le rayonnement culturel et pas simplement un discours. Cela doit aussi nous toucher dans notre émotion, notre perception et notre esthétique. C’est ainsi que l’impact sera plus fondamental.
 
A propos justement du Forum, Nelson Mandela sera au centre d’une réflexion dans le cadre de ce rendez-vous. Pourquoi cette personnalité et aujourd’hui ?
 
Il n’y a pas si longtemps que Mandela est décédé. En plus, on a vu que le monde entier est unanime à lui rendre hommage. C’est une personnalité qui, en Afrique, a réussi à trouver le moyen d’éviter le choc des cultures. Ce qui est formidable, puisque nous sommes dans cette leçon-là par rapport au Festival. Car, rien n’aurait été plus simple que de tomber dans une guerre tribale ou clanique sans fin où il y aurait des confrontations qui n’en finissent jamais. C’est précisément le drame que l’on connaît dans différentes contrées. Il a su prévenir cela grâce à une  forme de sagesse et de maturité et cette retraite qu’il a observé pendant tout le temps où il a médité dans l’isolement de la prison. Il a peut-être aussi puisé dans les ressources africaines et indienne/gandhienne, l’Inde  étant très présente en Afrique du Sud. 
Tout cela a fait qu’il a pu nous montrer par l’action, et non par les discours, qu’on pouvait faire la politique autrement. C’est pour cela que nous avons voulu ouvrir le Festival en faisant honneur à cette personnalité. Mais que cela ne soit pas seulement un hommage, pour en ajouter un, mais plutôt un sujet de réflexion.
 
Cela fait 20 ans que le Festival propose des voyages culturels. Si vous devez en faire un petit bilan, diriez-vous que vous êtes satisfait ?
 
Il n’y a pas de doute que ce Festival est entendu partout tout comme le message qu’il véhicule. Avec le temps, il finira par être reçu par toute la planète, puisque toutes les cultures du monde participent à cet événement et que chacune porte en elle cette dimension qui lui est chère du sacré et qu’elle voit qu’il y a un espace dans le monde où elle peut l’exprimer, voire l’échanger avec les autres.
C’est un Festival à l’image de l’auberge espagnole où chacun y trouve ce qu’il apporte. C’est-à-dire, chacun est chez lui dans ce Festival : il n’est pas simplement invité. L’impact est considérable à tel point qu’on assiste à des choses étonnantes par rapport à ce Festival. C’est peut-être là aussi le symbolisme de ce voyage des oiseaux. On peut être parfois dans des lieux les plus reculés, en l’Inde, au Mississipi, au Moyen-Orient et avoir entendu parler de cela. C’est comme un voyage dont tout le monde a entendu parler  et comme s’il s’était senti concerné. 
Je peux dire qu’après 20 ans, ce rendez-vous est devenu un patrimoine de Fès et du Maroc qui n’appartient plus à personne.
 
Les Marocains sont-ils conscients des enjeux culturels portés par ce Festival ?
 
Oui et non. Ce Festival intéresse beaucoup de gens, mais je suis parfois surpris de voir que certains se demandent encore pourquoi il a tant de succès ou pensent qu’il est un événement comme un autre.
Je n’ai pas l’impression qu’on est toujours conscient des enjeux culturels qui sont exprimés par ce projet. C’est-à-dire, je n’ai pas toujours le sentiment que l’on comprenne de quoi il en retourne véritablement. Ce qui fait qu’il y a parfois une sorte d’intérêt tout à fait courtois. 
Mais en même temps, c’est quelque chose qui se fait aussi d’année en année. C’est pour cela que le travail dans la durée est fondamental. Je crois  que ce qui est très important, c’est de comprendre que c’est évidemment un des moyens, et donc pas le seul, par lequel nous avons pu  exprimer quelque chose de propre à Fès et au Maroc. Le moyen d’exprimer ce que nous avons toujours voulu dire sur ce Maroc des diversités qui essaie d’associer ses singularités aux valeurs universelles et où la culture joue un rôle fondamental ainsi que sur ce Maroc de convivialité. Ces valeurs sont très importantes, mais ce qui l’est encore plus, c’est qu’au-delà de les exprimer, on trouve un langage pour le faire.
C’est peut-être Mantiq at-Tayr, ce langage des oiseaux, qu’il nous faut maintenant décrypter,  apprendre et dont il faut apprécier tout l’intérêt et l’impact.
 
Il y a sans doute des efforts supplémentaires à faire auprès de la population vu que tout le monde n’est pas censé avoir le bagage nécessaire pour apprécier à sa juste valeur l’intérêt de ce Festival.
 
Il est certain qu’il y a beaucoup de travail à faire dans ce sens. En réalité, c’est pour cette raison qu’au-delà du Festival nous avons créé la Fondation Esprit de Fès. Nous pensons qu’il ne faut pas en rester à l’événementiel ou au ponctuel, sachant que d’autres projets peuvent exprimer cela. Il est vrai que si une petite lampe s’allume chaque année et puis s’éteint, l’impact est certes intéressant mais il va être relatif. Alors que si on le voit plutôt comme quelque chose qui nous tire vers le haut et nous permet de s’accrocher à cette locomotive-là, d’autres projets pourront être déclinés sous d’autres formes comme pour toucher d’autres types de  populations. Je crois que c’est à ce moment-là que l’embrasement sera beaucoup plus efficace.
 
Un mot sur le spectacle d’inauguration qui porte le même intitulé que le thème choisi cette année ?
 
La force de ce Festival depuis 4 ans est de présenter une création originale. Certes, plus difficile que tout le Festival lui-même, parce que pendant toute l’année il faut contacter des artistes en Chine, en Afrique, au Moyen-Orient, en Europe, en Amérique du Sud ou ailleurs pour monter un spectacle de cette dimension. C’est déjà en soi une gageure. 
Mais enfin, c’est fondamental parce que cela fait partie de cette épopée. C’est-à-dire qu’on n’est pas là seulement pour consommer de  la culture, on est là aussi pour produire un message et un contenu culturels. D’ailleurs, les quatre créations feront l’objet d’un DVD pour le 20ème anniversaire. Et c’est la déclinaison dont on parlait tout à l’heure, c’est–à-dire, prendre toutes ses initiatives et parvenir à les faire descendre dans différentes strates de la société. Créer des ateliers, comme on a commencé cette année en ouvrant des scènes à tout le monde, et faire des formations et des enseignements. De telle sorte que ce rendez-vous devient une école vivante et que, de plus en plus, il permet le ralliement de différentes populations et donc l’adhésion à ce projet qui est une création collective. 


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