Entretien avec le critique d’art Ahmed Fassi : «Toute émission sur l’art doit être en elle-même une œuvre d’art»


Propos recueillis par ABDELLAH CHEIKH
Jeudi 13 Août 2009

Entretien avec le critique d’art Ahmed Fassi : «Toute émission sur l’art doit être en elle-même une œuvre d’art»
Ahmed Fassi  est un médiateur culturel
qui   écrit sur l’art, 
il traduit la poésie des grands maîtres. Son nom est synonyme de Riwaq, le  programme  culturel télévisé qui avait séduit les artistes et les férus  d’arts
plastiques au Maroc; tous les passionnés de l’art attendent avec  impatience sa nouvelle programmation
sur la première chaîne nationale. Partagé entre la traduction
poétique et la critique d’art, Ahmed Fassi est actuellement en repos du guerrier, mais rêvant d’une foule de projets.

« Il est temps que nos écrivains d’art qui se font connaître plus ailleurs que chez nous, mettent fin à une léthargie qui n’a que trop duré ».
« Le devenir de la peinture  est actuellement à la merci des galeristes et des marchands d’œuvres d’art ».
« Que nos autres plasticiens cessent de sombrer dans l’individualisme réducteur et que nos écrivains d’art boudent leur tour d’ivoire ».


Libé : Vous êtes l’artisan de l’émission Riwaq. Où en êtes-vous au juste ? Quels doivent être les enjeux et les contraintes ?

Ahmed Fassi : Vous savez que les émissions thématiques du genre Riwaq ne sont pas toujours faciles à faire ni à être acceptées dans une chaîne destinée au grand public. Néanmoins, c’est peut-être l’unique programme sur les arts plastiques qui ait pu  tenir près de quatre années consécutives. Je ne saurais ne pas être reconnaissant à la direction de la production de la 1ère chaîne nationale qui m’a laissé une saison de médiation. Je tiens à vous annoncer l’heureuse nouvelle pour  tous les plasticiens et amateurs d’art, à savoir que l’émission va faire  peau neuve et  assurer un nouveau démarrage. Ce sera une sorte de mosaïque de façon à ce qu’elle soit digeste, moins érudite mais plus substantielle. L’enjeu est énorme. J’ai un projet culturel très ambitieux que je tiens à réaliser par le biais de ce programme. Il s’agit de faire valoir le produit artistique national relatif aux arts visuels, créer une dynamique réelle sur la scène  plastique. Nous avons de grands créateurs aussi bien parmi les jeunes que les anciens que nos médias ignorent. Un artiste qui veut faire connaître son art doit souffrir pour que son exposition ait des échos alors que c’est la presse sous toutes ses formes qui est censée faire ce genre de travail. Le manque d’intérêt porté aux  créateurs peut être à l’origine d’une stagnation si ce n’est d’une régression. Il faut redonner vie aux ateliers d’artistes véritables, aux galeries d’art par le biais d’une couverture médiatique saine et je dirais parnassienne. Un vent de coquetterie chatouille les villes marocaines, mais les responsables de l’aménagement  ne font pas appel à leur art, peut-être parce qu’ils les ignorent. L’intégration du créateur dans le processus de développement ne saurait se réaliser sans une valorisation de son art. Les contraintes y sont, il est vrai,  quelquefois d’ordre formel, mais il suffit de convaincre, allier originalité, réalisme et esprit d’initiative  toujours dans le respect des convenances.
Vous avez opté pour de nouveaux concepts au niveau de la présentation des expériences plastiques.
C’est une évidence. D’ailleurs, j’estime que toute émission sur l’art doit être en elle-même une œuvre d’art. Cela ne  peut être réalisé sans une  certaine vision, un regard critique sur la scène artistique. Au départ, j’avais opté pour l’élaboration de dossiers. C’est grâce à la 1ère chaîne nationale qu’une dizaine de designers marocains ont fait connaître leur travail à travers  Riwaq.
Et c’est ce même programme qui était allé repêcher des plasticiens désoeuvrés parce qu’ils étaient ignorés de la presse et du grand public. Je ne citerai pas de noms. C’est le geste et l’action qui comptent. C’est bien Riwaq qui avait réconcilié notre grand penseur Mahdi Elmandjra avec la télé nationale. Mais il faut donner à César ce qui appartient à César, comme dit l’adage. Toute  œuvre réussie suppose un travail d’équipe homogène.
Il y a le professionnalisme du metteur en scène, Aoulad Ben Abdessalam qui a su se plier  par sa rigueur, par sa passion aussi pour l’art à mon concept et puis lorsque notre équipe est à l’œuvre, nous oublions tous, les frontières. Chacun y met de sa touche. Et  tous nos amis artistes avec qui nous avions tourné, ont constaté la chose. L’ambiance conviviale, le respect mutuel, la valorisation de l’effort et de l’apport de chacun y sont pour quelque chose. Cela va de soi.

En tant que chercheur en matière d’art, quels sont vos genres ou thèmes favoris ?

Peut-être que les initiés et les connaisseurs en art ont-ils remarqué que mon approche n’est nullement journalistique. Je ne cherche ni l’information ni la sensation. Je travaille selon mon propre concept. L’art dit abstrait me fait rêver, l’hyperréalisme me séduit.  Les tendances de l’art contemporain provoquent en moi une sorte de sursaut. L’installation, la performance, tout ce qui a trait à l’art conceptuel, j’en  raffole. C’est signe d’évolution  de l’esprit humain. J’ai une passion pour la perfection en tout. Je suis nostalgique de la peinture des grands maîtres, mais l’art est toujours synonyme de création, de renouveau et donc de vie.

Quels sont vos critères pour le choix des artistes dans votre émission ?

Les artistes plasticiens le savent. C’est le style qui fait l’artiste. Lorsqu’un plasticien s’est forgé un cachet propre, qu’il a des concepts à lui, des idées propres, une certaine maîtrise et surtout beaucoup de sincérité, il n’y a pas mieux. J’estime qu’avec ces atouts, il sera  sollicité de toutes parts. Je refuse qu’on fasse de mon programme une simple  publicité.
Je vise la promotion de l’art et de l’artiste véritable. Il y a eu  hélas chez nous dans  nos médias pas mal de feux d’artifice. C’est le sérieux qui persiste. Mais j’estime qu’il est du devoir des artistes de faire connaître leurs projets de création ou d’exposition, et qu’ils ne doivent pas faire les frais du manque d’information.

En tant que critique d’art, quelle est votre conception pour une approche de l’œuvre d’art viable ?

Votre question vient à point. Je travaille depuis assez longtemps sur une ébauche de la problématique du discours sur l’art. Il n’y a pas une seule approche. Cela dépend du point de focalisation, et du genre de critique selon que l’on amorce une critique descriptive, canonique, etc. Puis il y a cette légitimité. Quiconque pourrait interpréter une toile comme on jugerait un paysage réel. Toute approche suppose des références auxquelles l’écrivain  d’art fait spontanément allusion. Une critique viable suppose une culture plastique en plus d’une certaine sensibilité aux choses de l’art. Il y a, en tout écrivain d’art, un artiste qu’il ignore

Qu’est-ce qui fait alors la spécificité de l’écriture sur l’art ?

Vous m’amenez à vous faire une petite révélation qui va peut-être vous suspendre. Une fois, j’ai été secoué par un déclic. J’écris sur l’art depuis les années quatre-vingts –bien avant l’édition de ma première anthologie de poésie et de chansons d’auteur. Je me suis évertué à trouver ce lien qui m’a réellement intrigué entre ma passion pour l’art et ma pratique de la traduction poétique. Je me suis rendu compte finalement que dans tous les cas, je faisais la même chose, c’est-à-dire je ne faisais que traduire, en poésie les mêmes perceptions imagées d’une langue à l’autre; en peinture, les formes et les couleurs en transcriptions verbales, c’est pour vous dire que toute écriture sur l’art est  une création du sens, imagée cela va de soi, avec des digressions, des débordements quelquefois qui viennent enrichir l’œuvre d’art. Dans une intervention qui avait été publiée dans la revue Turjumane, j’avais évoqué une petite thèse de ce que j’avais appelé la dialectique de la traduction. Autrement dit, le traducteur littéraire se trouve malgré lui obligé d’ajouter un plus, que lui inspire le génie de la langue cible en plus de sa culture propre, etc. Il en est de même  pour l’écriture sur l’art

Pensez-vous que les arts plastiques au Maroc puissent apporter un plus à l’art contemporain mondial ?

Il suffit de voir les livres d’art qui se font sur le  Maroc pour se rendre compte de l’extrême richesse du  patrimoine national. Voyez les perceptions de plasticiens étrangers résidents ou simplement de passage au Maroc.  Il faut saluer, à ce propos, les efforts de feu Mohammed  Sijelmassi pour son travail inestimable de documentation et de publication. Son œuvre est une référence pour ceux qui veulent connaître les origines de l’art au Maroc et sa valeur incontestable comme patrimoine de l’humanité. Depuis déjà les années soixante, les artistes marocains d’avant-garde avaient pressenti la genèse d’une école marocaine, d’où cet appel au retour aux sources, à l’attachement à l’identité. L’école marocaine y est. Il appartient aux artistes fondateurs de cette école de se regrouper pour réfléchir sur le devenir d’une identité plastique après 40 ans de silence. Vous ne pouvez imaginer ma joie quand il y a moins d’un an, j’ai rencontré Atalah, l’un des précurseurs revenu  après  30 ans d’exil volontaire en France. Et dès son retour,  il brandit déjà un projet d’action et de manifeste que nous attendons avec impatience. C’est pour vous dire qu’il y a bien un mouvement peut-être latent, il est vrai –mais,  ce serait peut-être une audace. Que nos autres plasticiens cessent de sombrer dans l’individualisme réducteur et que nos écrivains d’art boudent leur tour d’ivoire. La proximité et la dynamique de  l’échange  ont toujours été garantes de choses positives.

Quel regard portez-vous sur l’action institutionnelle au Maroc concernant les arts plastiques ?

Pour ce  qui concerne les institutions officielles chargées des arts, à part le projet du Musée national de Rabat, il n’y a rien de  vraiment substantiel. La Galerie nationale  Bab Rouah n’est pas investie comme il se doit. On commence à tourner dans un cercle vicieux. Pas une seule exposition  internationale digne de ce nom depuis bientôt vingt ans. Nos jeunes artistes qui ne peuvent pas voyager, qui ne vont pas dans les musées internationaux manquent de modèles. C’est alarmant. Les mécènes et collectionneurs achètent des œuvres créant un marché de l’art que nous craignons éphémère, parce qu’ils n’investissent pas dans des manifestations artistiques à visée essentiellement culturelle,  du genre expos thématiques, invitation des grands maîtres encore en vie de l’art contemporain. Les associations de plasticiens sont  plus occupées  à arranger leur cuisine intérieure qu’à justifier leur raison d’être. L’AMAP seule se débat pour imposer son immense projet de Cinquante ans d’art plastique au Maroc. J’estime qu’avec le retour en force de Melehi à la tête du bureau exécutif, cette institution doit nous promettre monts et merveilles. N’empêche qu’on a pu voir quelques ébauches de festivals relatifs à l’art vidéo à Casablanca ou à la bande dessinée à Tétouan. On a pu voir un tout petit peu de Picasso à Tanger. Il faudra remercier les organisations des efforts consentis, mais nous nous attendons à bien mieux parce que nous avons tous les moyens. C’est la bonne gestion de notre potentiel humain et artistique qui manque.

Vous êtes écrivain, traducteur, poète et écrivain d’art. Quelle est votre appréhension de l’édition artistique au Maroc ?

Vous savez que l’édition des livres d’art nécessite des budgets qui dépassent de loin les moyens de nos créateurs. Au Maroc, il n’y a que feu  Sijelmassi qui a  continué son œuvre. J’ai eu l’honneur de collaborer avec lui dans un projet de livre à paraître sur le Maroc dans sa dimension méditerranéenne. Il y a aussi cet autre  grand éditeur marocain installé à Paris, Ahmed Chawqi Rafif. Sa maison  d’édition A. C. R a publié des livres d’art sur le Maroc en diverses langues. Mais c’est une édition qui revêt un caractère universel. Au demeurant nos créateurs se font connaître par leurs propres moyens ou en consentant à un pourcentage dérisoire des droits d’auteur. Pour vous donner un exemple, mon premier livre m’a valu quelque cinquante mille dirhams. Je l’ai publié à compte d’auteur et j’avais matériellement beaucoup souffert. Mais l’apport moral était pour moi d’une extrême importance. J’ai fait un livre sur Ben Yessef qui n’a toujours pas été édité parce que ce dernier n’a peut-être pas les moyens de l’imprimer. Je n’ai pas accepté une publication du texte tout court. C’est pour vous dire que l’édition artistique au Maroc dépend toujours pour une grande part des sponsors, des mécènes ou des institutions officielles. La solution réside dans la création d’une industrie culturelle véritable qui suppose une vision et une stratégie qui font malheureusement défaut dans les programmes  de nos partis en période  de fièvre électorale. Tous les principes se ressemblent. C’est une perception concrète des choses qui fait défaut.
Pendant des années vous aviez travaillé sur la critique  d’art et la traduction poétique, une expérience sans doute riche en enseignements. Auriez- vous continué si vous viviez de votre plume ?
Absolument pas. J’ai trois manuscrits dans les limbes. Cela aurait été pénible si je  ne gagnais pas ma vie de mon ex-profession d’enseignant. L’écriture me procure un immense plaisir. J’écris actuellement des textes pour catalogues. Cela me permet ce contact intime avec la création en pleine gestation. La traduction poétique est aussi pour moi l’occasion de recréer des chefs-d’œuvre, de revivre l’émoi des poètes. Je ne traduis pas sur commande, j’ai traduit la poésie et une partie de la pensée de Mahdi Elmandjra dans ses deux récents ouvrages.
Il m’a été proposé d’élaborer et de traduire une anthologie de poésie marocaine. J’ai considéré que c’est une mission semée d’embûches. Car pour me mettre dans la peau de chaque poète à traduire, il me faudra une dizaine d’années pour l’ensemble du travail. Autrement, j’aurais vêtu tous les poètes que j’aurais traduits du même habit. Leurs vers se ressemblaient et ce serait trop infidèle. Je connais les limites de la traduction poétique. J’estime que pour toute action de ce genre, il faut une vision et surtout une conscience intellectuelle, une sorte de déontologie de la traduction.

Dans votre action de critique et de créateur, que signifient pour vous les termes suivants :

L’identité ?


Vous me permettrez de pasticher Gustave Flaubert  « Mon identité c’est moi »

L’authenticité ?

C’est la raison d’être de l’artiste. Il n’est point de création qui ne soit authentique.

L’universalité ?

On y accède via l’authenticité.

Le secret de la création ?

C’est  un don du ciel. On naît artiste ou on ne l’est pas

La crédibilité ?

C’est  la condition sine qua non en toute action

 La modestie ?

 C’est signe de grandeur de l’âme et de largesse d’esprit

La passion ? 

 Le mobile essentiel pour la création.

 Avez-vous un message à transmettre ?

Un appel à certains de nos artistes qui se morfondent dans leurs ateliers, à nos critiques et écrivains d’art qui se font connaître plus ailleurs que chez nous pour des mobiles peu convaincants, pour  qu’ils mettent fin à une léthargie relative au discours sur l’art qui n’a que trop duré et  que les   plasticiens encore novices dans leur domaine fassent preuve de reconnaissance morale, à ces journalistes et écrivains d’art qui les ont portés aux nues, en persuadant par le travail et non par les déclarations prétentieuses ou mal intentionnées. Où est passée l’association des critiques d’art ? Où en sont ceux qui avaient appelé à Toulouse le Mitrail en France à une critique de la critique d’art au Maroc ? Le Maroc politique  bouge quand notre intelligentsia de la sphère artistique affiche passivement son admiration au lieu de prendre part à cette mouvance. Peut-être travaillent-ils à l’ombre.
C’est du moins ce que j’espère. En tout cas, il n’est jamais trop tard. Nous sommes tous concernés.
 


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1.Posté par Odette Boulesteix le 18/08/2009 22:24
Je suis une Française vivant au Maroc depuis 2003! J'ai beaucoup aidé une famille amie! Aujourd'hui cette famille connait une grande détresse, malade et opérée du coeur je ne peux plus les aider! Le chef de Famille a un trésor dans les mains, et la tête! Il est poête, il a déjà écrit des recueils qu'il a vendu a des particuliers qui les ont édité a leur nom! Ces amis sont en grande soufrance morale et physique! je ne peux pas expliquer ici! je suis a la recherche de tous renseignements utiles pour faire éditer les reueils de pêsie de mon ami! Il en a 20 je crois! je suis en france et je cherche tous les contacts possible! SOS! pour un poête marocain!!!
Trés fière aussi il ne veut pas se dévoiler car dans la détresse
Amicalement Odette

2.Posté par Alberte Brisson, artiste le 16/11/2009 04:38
Bonjour à vous,

Cet entretien avec le critique d'art Ahmed Fassi me fait beaucoup de bien. Il me semble que l'art au Maroc me fait penser à la situation que l'on vit ici au Québec et en particulier à Montréal. Parfois, je désirerais me "faire descendre" par un critique d'art, mais nos expositions restent non visitées à cause du peu de publicité, de l'absence de critique d'art, de députés, etc. qui ne se donnent même pas la peine. Je ne suis pas la seule à penser de cette façon. Il faut une galerie d'art pour gagner sa vie dans ce métier.

Alberte Brisson, Rimouski (quartier Pointe-au-Père), province de Québec, Canada

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