Entretien avec Kamal Lahbib, président du Forum des Alternatives du Maroc : “La société civile doit être un lieu d’incubation et d’émergence d’une nouvelle élite politique”


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Jeudi 24 Mars 2011

Entretien avec Kamal Lahbib, président du Forum des Alternatives du Maroc :  “La société civile doit être un lieu d’incubation et d’émergence d’une nouvelle élite politique”
Il est l’un des acteurs les plus actifs de la société civile
marocaine. Présent dans toutes les dynamiques
militantes, au niveau national, maghrébin,
méditerranéen et international,
Kamal Lahbib qui est également acteur politique de gauche, est pour les
synergies,
la fédération
et l’action concrète. Il prône la différence et la pluralité des points de vue. Dans cette rencontre avec Libé, il revient sur un ensemble de
questions relatives aux derniers
développements d’ordre national. Entretien.

Libé : Quel commentaire après la création du Centre économique et social ?

Kamal Lahbib : Le CES est aujourd’hui obsolète. Et c’est tant mieux. Sa mise en place au lendemain du 20 février a été très mal perçue, les jeunes ont cru que c’est une réponse à leurs revendications. Le timing a été mal choisi et sa composition encore davantage. Nous avons attendu 20 ans pour sa mise en place, on aurait pu attendre un peu plus, d’autant plus que la réforme constitutionnelle était sur le tapis bien avant le 20 février qui a précipité et mis le débat sur la place publique.

Dans ce contexte régional arabe, pensez-vous que cela ira dans le sens de la résolution des problèmes actuellement qui prévalent au Maroc?

Non. Le CES ne peut pas dans les conditions actuelles apporter une quelconque contribution. Les débats sont à un niveau systémique où même les problèmes d’ordre économique et social ne peuvent être débattus au sein du CES. La décision, discutable, de l’emploi des 4300 diplômés chômeurs, la répression violente des demandeurs d’emploi de l’OCP à Khouribga, les vastes mouvements de contestation des factures d’eau et d’électricité et des contrats de gestion dite « déléguée », la question du logement social…, sont des problèmes qui ont été tranchés, discutés et décidés en dehors du CES.

Comment évaluez-vous la création d'un CNDH, en remplacement de l'ancien CCDH?

Pour le moment, je ne peux apporter d’appréciation que sur le texte fondateur. Et à ce niveau c’est une avancée importante en matière de protection des droits de l’Homme conformément aux normes et standards internationaux en la matière. Le Dahir n° 1-11-19 du 1er mars 2011 portant création du Conseil national des droits de l'Homme en fait est une institution nationale (et non consultative) indépendante. Il est appelé à se saisir de toutes les doléances et peut aussi être dans l’anticipation et l’alerte en cas de tension. Par ailleurs, ses compétences sont élargies de manière explicite comme par exemple l’observation des élections, et nouveauté, son champ s’élargit aux libertés individuelles. Bref, il est en charge de la défense et la protection des droits de l'Homme et des libertés, de la garantie de leur plein exercice et de leur promotion, ainsi que la préservation de la dignité, le tout dans le strict respect des référentiels universels en la matière et notamment les principes de Paris. C’est un vaste programme dont le pays doit s’enorgueillir. Il faudrait qu’il soit doté de moyens humains et financiers à la mesure de l’ambition. Il est impératif qu’il puisse réellement jouir de son indépendance et se doter d’un pouvoir et d’une portée sociale pour que ses recommandations puissent avoir un effet dans les mises en œuvre. 

A votre avis, quel rôle devrait jouer la société civile dans ces grandes mutations?

Mettons-nous d’accord sur le fait que la «société civile» n’est pas un corps homogène, heureusement d’ailleurs, mais qu’il est important de souligner que nous parlons d’organisations autonomes et indépendantes, respectueuses du référentiel humanitaire, démocratique et de la diversité, inscrites dans le choix clair et sans ambiguïté de la lutte pacifique pour le changement démocratique et non pour la prise du pouvoir. Dans cette optique, son rôle est forcément multiple et la première de ses tâches est de contribuer à la cohérence entre la fonction et la mission du CNDH avec la pratique sur le terrain. La société civile doit être fondamentalement une force de proposition à même de l’aider à accomplir sa mission. Elle sera représentée au sein du CNDH, et j’espère que le choix, en l’absence d’instances de représentation des associations, sera judicieux pour assurer une représentativité symbolique de la diversité du tissu associatif.
Par ailleurs, et en ces moments merveilleux, même s’ils sont difficiles et conflictuels, d’aspiration à la liberté, à la dignité, et de chantiers ouverts pour le changement démocratique que le pays est en train de vivre, le rôle de la société civile est de s’engager pleinement dans cette dynamique, sans frilosité, avec courage,  encore une fois, comme du temps de l’IER, pour ouvrir des espaces de débats profonds et responsables, sans surenchères,  à même de dégager des propositions politiques et mettre en place les outils organisationnels pour leur réalisation. Je pense enfin que son rôle est d’être un lieu d’incubation et d’émergence d’une nouvelle élite politique jeune imbue de principes démocratiques, de l’intérêt de la nation, pour rénover et mettre à niveau le champ politique et partisan. Nous ne pourrons pas réussir la démocratie sans la participation politique au niveau aussi bien de la démocratie représentative que celui de la démocratie participative qui devrait être introduite dans le texte de la nouvelle Constitution.

Que pensez-vous de la réforme annoncée par le Souverain ?

C’est un cadre positif et audacieux. Les 7 principes déclinés constituent une base réelle pour ouvrir un débat de fond sur la mise en place d’une nouvelle Constitution et une base pour institutionnaliser ou aller vers l’institutionnalisation d’une monarchie parlementaire. Le moment est crucial pour le Maroc et je suis personnellement sceptique quant à la capacité des acteurs politiques, sans une rénovation, une remise en cause, d’être en phase avec les principes annoncés par le discours Royal. Nous sommes appelés à nous prononcer de manière claire sur les points qui constituent les lignes de démarcation : La monarchie parlementaire, la place de la religion dans le système politique et la protection des libertés individuelles et collectives, y compris la liberté de conscience et de culte, l’égalité hommes/femmes, les valeurs, l’éthique, l’honnêteté et l’intégrité dans la gestion des biens publics.

Au début du mouvement du 20 février, vous avez tenu en tant que FMAS une position quelque peu timide au sujet de la participation. Pouvez-vous expliquer une telle position ?

Les jeunes du FMAS, l’Action Jeunesse, sont depuis le début dans le mouvement. Le FMAS a été et reste une association pleinement aux côtés et avec les mouvements sociaux émergents.
Nous avons non pas hésité à appuyer et nous impliquer dans le mouvement du 20 février, mais à intégrer le Conseil national d’appui au mouvement du 20 février et à ce jour, nous n’y sommes pas en tant que FMAS. Notre Action Jeunesse y est par contre et cela traduit la nature du FMAS qui est un forum et non une organisation centralisée avec un semblant de bureau politique. Trois éléments nous feront encore hésiter :
- La volonté des jeunes du 20 février à garder leur autonomie, à ne pas être manipulés ou instrumentalisés et le Conseil continue à faire planer cette ambiguïté et cette confusion;
- L’introduction de concepts vagues et de revendications qui nécessitent une clarification et une adhésion des organes décisionnels du FMAS ;
- Notre démarche a toujours été d’éviter des plateformes et des réseaux qui mélangent les genres (partis politiques et mouvements sociaux) sans une clarification des normes et règles de fonctionnement et contenu des revendications sans quoi, nous sombrons dans des agendas contradictoires et des risques graves d’implosion. Plusieurs expériences l’ont malheureusement confirmé. Je reste pleinement dans la culture du Forum social et de la Charte de Porto Alegre. Je suis foncièrement réfractaire, au sein du mouvement social, aux enjeux de pouvoir et des velléités d’hégémonie, sans oublier que je ne vois pas mon engagement sur une plateforme commune avec des partis dont je ne partage ni les valeurs, ni les objectifs, ni la stratégie, sinon avec qui j’ai un conflit sérieux sur le projet de société. Du point de vue d’un parti politique, on peut ergoter à n’en plus finir  sur une alliance (criminelle, par ailleurs) entre un Staline et un Hitler, mais je suis un défenseur des droits de l’Homme qui ne peut souffrir une quelconque compromission sur les principes et les valeurs universels et indivisibles des droits humains et sur les principes de démocratie.

Revenons au Forum social de Dakar, quelle a été votre évaluation de la participation marocaine? Et quel impact sur la synergie de la société civile marocaine ?

Malheureusement, aucune évaluation collective n’a pu être faite à ce jour du fait des évènements qui se précipitent. Toutefois on peut estimer que la présence maghrébine a été à l’honneur et la dynamique marocaine, nombreuse, a été saluée par la pertinence de son choix stratégique d’ouverture sur le Maghreb et le Machrek et a été saluée comme un espace d’incubation de la révolution tunisienne. Cette présence marocaine a toutefois été éclaboussée par la présence d’une forte délégation mobilisée par l’Etat marocain et qui était en dehors du processus et de la culture du Forum social, par son comportement, par ses slogans. Elle était là pour «défendre l’intégrité nationale», «contre les séparatistes», pour prendre sa revanche de ce qui s’est passé en Afrique du Sud. Elle nous a porté préjudice ; elle a failli détruire ce que nous construisons depuis 2006 pour contribuer à la résolution de ce conflit. Elle a porté préjudice à ce qu’elle était censée venir défendre et elle a donné une visibilité à la question du Sahara qui a été toujours marginale et inaperçue dans le FSM. Dakar est toutefois sortie avec des conclusions et recommandations intéressantes dans le renforcement de la dynamique d’édification d’un Maghreb démocratique des peuples. Nous sommes en phase de mise en œuvre de ces recommandations.

Quelques organes de presse ont cité votre nom comme premier candidat au poste de SG du CNDH, quel commentaire?

Le choix de Sabbar est de loin plus judicieux ; c’est un juriste, un défenseur des droits de l’Homme et quelqu’un qui a montré sa sagesse à gérer la transition au sein du Forum Vérité et Justice après le départ de feu Driss Benzekri. Il jouit d’une grande considération qui lui a permis de gérer la complexité du Forum. Il a, ainsi que Driss El Yazami, toute mon estime, mon amitié et mon appui sachant qu’ils ont la lourde tâche de contribuer à la protection des droits de l’Homme, dans un environnement défavorable, et dans un système où des forces hostiles ne leur faciliteront pas la tâche et ils auront à faire face aux basses attaques des amis d’hier qui n’accepteront pas de reconnaître qu’on peut contribuer à améliorer le système de l’intérieur. Mais ils ont en leur faveur leur courage, leur engagement et un cadre juridique avancé qu’ils doivent exploiter pour le respect et la protection des libertés et du droit.


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