Entretien avec Hachem Saleh, écrivain et traducteur syrien : La traduction reste incontournable dans tout projet de renaissance


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Jeudi 2 Juin 2011

Entretien avec Hachem Saleh, écrivain et traducteur syrien : La traduction reste incontournable dans tout projet de renaissance
Il a permis à Mohamed Arkoun de parler arabe. Il a permis aux lecteurs arabes de mieux connaître l’œuvre du penseur. Il s’agit du Syrien Hachem Saleh, écrivain qui s’est frotté la pensée des Lumières à la Sorbonne, en France, où il vit toujours.
 
Libé : En tant que traducteur de Mohamed Arkoun, comment évaluez- vous son œuvre après sa disparition?

 Hachem Saleh :L’œuvre  de Mohamed Arkoun est remarquable à plus d’un titre. Non que je sois son traducteur, mais en raison des éclairages multiples qu’il a apportés à la pensée arabo-islamique. Personnellement, j’ai trouvé une grande partie des réponses que je cherchais dans cette tradition chez Arkoun, car je ne les ai pas trouvés chez les autres, et c’est pour cela que je l’ai traduit depuis déjà 1980. L’analyse de Mohamed Arkoun est tout à fait ouverte et nouvelle dans la pensée arabe.

Cela lui a servi à quoi d’être traduit?

On avait résolu de grands problèmes grâce à sa traduction. D’abord Arkoun s’est adressé de manière directe aux premiers destinataires concernés par sa pensée, en l’occurrence les Arabes, bien que sa pensée soit essentiellement tournée vers l’universalisme. La traduction ensuite lui a permis de devenir un courant de pensée dans l’histoire du Machrek/Maghreb. Bien évidemment, la traduction a permis aussi d’éclairer, à travers une nouvelle approche, la pensée islamique. C’est une manière d’enrichir cette tradition et cette pensée et d’ouvrir de nouveaux horizons de la recherche sur des thèmes considérés parfois comme tabous.

En quoi Mohamed Arkoun était-il un penseur particulier?

En ce sens, qu’il avait appliqué des méthodes nouvelles jamais mises en œuvre sur la tradition arabo-islamique : les méthodes linguistique, sociologique, anthropologique, entre autres. Après sa lecture, vous comprendrez de manière rationnelle la pensée et la tradition islamiques et la manière dont on les avait comprises. C’est un révolutionnaire de la pensée islamique.  Et c’est ce genre de pensée qui nous permettra de nous démarquer de cette ère de stagnation fondamentaliste.

Dans quel sens est-il un précurseur? 

C’est la première fois qu’il a appliqué des approches et méthodes modernes sur le texte coranique. Il a procédé à des rapprochements et des comparaisons entre les religions chrétienne et juive, ce qui a apporté davantage d’éclairages, parce que la comparaison élargit le champ intellectuel. L’on sait très bien que certains adeptes de la tradition islamique notamment les traditionnalistes refusent la comparaison de leur religion avec d’autres religions. Il faut, je pense, sortir des champs cloisonnés pour embrasser d’autres cultures et civilisations, ce qui permet d’expliquer les points obscurs dans notre propre culture et notre propre  tradition. Donc pour comprendre cette tradition, il faut revenir certainement aux origines, peut-être à la grande Fitna,  afin de pouvoir comprendre les fondements du présent et même ce qui arrive actuellement dans nombre de pays dans le monde. 

Et en quoi la traduction est-elle incontournable?

Pour le monde arabe, la traduction reste un projet indispensable et un acte vital. Tout projet de redémarrage du monde arabe nécessite le passage obligé par la traduction. Une initiative de ce genre aura de bonnes retombées sur la langue arabe, qui verra son arsenal s’enrichir davantage. Elle va être sauvée, par conséquent.
D’ailleurs, toutes les Renaissances dans le monde étaient basées sur des projets colossaux de traduction. Chez les Européens, la Renaissance n’a démarré qu’après avoir traduit les grandes œuvres arabes, à Tolède, en Cécilie, à Bologne et dans d’autres cités reconnues pour leur rayonnement culturel. Même chose chez les Japonais qui ont traduit à outrance la pensée occidentale. Ceci dit, le monde arabe a vécu son âge d’or grâce surtout à cette vague de traductions de la pensée grecque avec les Abbassides.

Le projet des lumières arabes nécessite-t-il quelques conditions préalables? 

Deux choses importantes. D’abord, le monde arabe doit redécouvrir son âge d’or, à travers une version rationnelle et ouverte par la version traditionnaliste. On doit recentrer notre intérêt sur cette période et inculquer ses pans lumineux à nos enfants dans les cursus scolaires. Si nos programmes comprennent des parties des Lumières européennes et occidentales, l’on veut vraiment que nos lumières à nous soient également intégrées dans ces cursus.
En deuxième lieu, il faut à mon avis procéder à une traduction/vulgarisation dans la langue arabe. L’on doit paraphraser, expliquer et vulgariser pour que tout soit accessible au grand public. C'est-à-dire expliquer dans une langue arabe facile les textes fondamentaux des penseurs des lumières arabes : Ibn Sina, Averroès, Al Faraby, Al Kindi, Attawhidi, Ibn Baja… Le style académique est difficile d’accès. L’objectif étant de combattre le dogmatisme de la pensée intégriste. Ceci dit, le deuxième socle de cette Renaissance nécessite le retour vulgarisateur aux lumières occidentales : Diderot, Montesquieu, Rousseau… Une manière aussi de sortir du Moyen-Age intellectuel. 

Quelles sont les difficultés rencontrées lors de la traduction de l’œuvre de Mohamed Arkoun?

Beaucoup. Mais il faut d’abord souligner que je ne suis que l’un des traducteurs de Mohamed Arkoun, mais beaucoup disent n’avoir compris son œuvre qu’après la lecture de la traduction. Mes traductions ont beaucoup marché, parce que je me suis fait aider par des commentaires de bas de page, des explications et des paraphrases. Mohamed Arkoun a forgé de nouveaux concepts pour la description de la pensée islamique. Il fallait donc trouver leurs équivalents dans la culture cible qui manque de ces concepts.
Mohamed Arkoun n’avait pas le temps de réviser, mais on discutait les concepts, certaines formules, et il arrive qu’on ne tombe pas d’accord comme c’est le cas pour le concept d’humanisme. Arkoun proposa «ansana», alors que moi, j’ai choisi «Nnazâa linsaniya», on avait adopté finalement son concept.

Vous êtes aussi un écrivain, parlez-nous de vos livres?

Je ne sors pas beaucoup de cette piste d’analyse de la pensée arabo-islamique. Parmi mes livres écrits en langue arabe qui ont rencontré beaucoup de succès, je cite « Introduction  à la philosophie des Lumières européennes », « Blocage dans l’Histoire du monde arabo-islamique » et « Pourquoi le projet des Lumières a-t-il échoué ? ». Ce sont des livres qui traitent du projet des Lumières arabo-islamiques qui contribuent modestement à la sortie de cet état des lieux désolant de la domination traditionnaliste. 

En tant qu’intellectuel syrien vivant en Europe, comment évaluez-vous «le Printemps arabe»? 

Les explosions qui ont eu lieu avaient pour principale raison les blocages social, économique, politique et culturel. La pauvreté de grandes couches sociales et le manque de liberté d’expression sont devenus avec le temps intenables et insupportables. On ne pouvait pas tenir plus longtemps. Les pays à parti unique, journal unique, leader unique,  étaient menacés, à la longue, par ces explosions. Je pense que c’est la différence avec un pays comme le Maroc qui a ouvert le champ politique, médiatique et économique. Ces marges de liberté sont appréciables, ce qui fait que la participation politique au Maroc est fortement élevée par rapport aux autres pays arabes.

Après la Tunisie et l’Egypte, où l’on va maintenant?

Nous pensons sincèrement que la révolution n’est pas une baguette magique à même de résoudre tous les problèmes. La France a vécu une grande anarchie après sa révolution et les choses ne sont rentrées dans l’ordre qu’avec l’avènement de Bonaparte…On parle d’anarchie créatrice. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que tout soit positif pour la simple raison qu’il y a eu révolution. Encore faut-il avoir une vision pour l’avenir, par les dépositaires de la chose publique, lesquels à leur tour doivent être supportés par le peuple. 

Quel rôle pour l’intellectuel dans cette dynamique? 

Normalement, l’intellectuel est cet être visionnaire. Jean-Jacques Rousseau avait parlé de la Révolution française bien avant ses premières prémices, même chose pour Kant qui avait évoqué l’organisation du monde bien avant. Actuellement, Habermas parle du parlement du monde, et je pense qu’on se dirige bon an mal an vers cette forme d’organisation. Je ne sais pas si dans le monde arabe il existe ce genre d’intellectuels visionnaires. Certes, beaucoup d’intellectuels ont critiqué l’état des lieux, mais jusqu’où peut-on les considérer comme des visionnaires ? Personnellement, je pense que Mohamed Arkoun reste l’un de ceux qui disposent de cette qualité de visionnaire.


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