Entretien avec Azelarabe Lahkim Bennani : “Avec l’effervescence des moyens de communication, on est obligé de trouver une place dans le monde d’aujourd’hui ou disparaître”


Propos recueillis par Atmane Bissani
Mardi 13 Avril 2010

Entretien avec Azelarabe Lahkim Bennani :  “Avec l’effervescence des moyens de communication, on est obligé de trouver une place dans le monde d’aujourd’hui ou disparaître”
Professeur de philosophie du langage et de philosophie contemporaine à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Fès, Azelarabe Lahkim Bennani  est également responsable de l’UFR de Doctorat. Ce chercheur  nous parle ici de
l’herméneutique et de ses emplois.  


Libé: Quels chemins avez-vous parcouru pour arriver à l’herméneutique ? 

Azelarab Lahkim Bennani : L’herméneutique est devenue aujourd’hui, comme l’a indiqué Jean Greisch dans ses derniers ouvrages, le nouveau paradigme de la philosophie. A la fin des années 90, j’avais commencé à m’intéresser à quelques importantes figures de la philosophie allemande et j’avais traduit un livre de Manfred Frank de l’allemand en arabe sur les limites de la communication. Ce livre était une controverse imaginaire entre les idées de Habermas et celles de Lyotard, entre l’idée de la possibilité d’un consensus rationnel et l’idée de la pensée agonistique chez Lyotard. A partir de ce livre, un dialogue était tissé entre la philosophie française postmoderne et la philosophie allemande qui portait plus sur l’herméneutique et sur la critique des idéologies, mais avec cet arrière-plan qui n’était pas purement  laïque en Allemagne, par rapport à la France. À partir de ce moment je me suis intéressé au prolongement herméneutique de la phénoménologie, parce que j’avais consacré un travail de recherche à la phénoménologie de Husserl, et notamment à ses fondations chez Brentano et Marty concernant le rapport de la philosophie du langage à la phénoménologie, ce qui m’a amené par la suite à travailler le prolongement herméneutique de la phénoménologie. Entre-temps, j’avais bénéficié d’une année de recherche en Allemagne pendant laquelle j’avais travaillé sur la notion de psychologie descriptive en Allemagne entre 1900 et 1930 surtout à travers des psychologues et philosophes comme Karl Bühler. J’avais essayé de retracer le rapport entre la psychologie, la Gestalttheorie et les nouveaux mouvements de la phénoménologie. C’est à travers ce cheminement que je suis arrivé à l’herméneutique. En 2002-2003 j’avais pensé à ouvrir un troisième cycle d’herméneutique au département de philosophie, malgré toutes les difficultés qui se posent (les problèmes de l’encadrement et la nécessité de proposer les cours en arabe et en français. Pour parer à toutes ces difficultés, j’ai préféré le choix d’un travail interdisciplinaire qui consiste à collaborer avec des collègues qui proviennent de différents départements de langues et qui travaillent sur des sujets aussi différents que la philosophie, la théologie, l’esthétique, la traduction, la sémiotique et la philosophie de la littérature, mais autour du même axe de la phénoménologie,  et de l’herméneutique dans un cadre transdisciplinaire. J’avais pensé à l’époque que la postmodernité était toujours une idée assez vague et assez générale, et puis elle était d’obédience française alors que pour moi il fallait essayer d’implanter un héritage plus prometteur pour nous les Marocains qui arrivent à réconcilier la philosophie, la religion et littérature, comme c’est le cas dans l’héritage allemand. Et je crois qu’on a pu mettre sur pied cette formation grâce aux efforts de tous les collègues de la Faculté.
            
Quel rapport y a-t-il entre herméneutique et modernité ?

L’herméneutique n’est pas une discipline qui portait sur une école plus que sur une autre. Mais on  peut quand même dans le cheminement de l’herméneutique retracer une herméneutique des Lumières, c'est-à-dire une herméneutique de la modernité qui essaie de relire le texte sacré à travers les idées de la pensée moderne. Et là, ma pensée va non seulement à Descartes mais surtout à l’école cartésienne qui connaît des noms importants comme Meier et Spinoza. Meier voulait investir les idées de la clarté et de la distinction. Pour lui donc, le texte sacré est un texte allégorique qui parle un langage imagé. Mais il s’agit d’un langage qui n’est pas réellement réfractaire à la possibilité de le retraduire dans le langage cartésien. Et à travers Meier et Semler,  une grande discussion était lancée en Allemagne aux 17e et 18e siècles surtout à propos du texte sacré, c'est-à-dire la Torah, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. La question était : quels seraient les moyens d’unifier les deux testaments parce que pour les chrétiens l’Ancien Testament n’était pas complètement véridique et donc il fallait chercher les passages qui n’étaient pas vraiment d’ordre divin et là ils devaient procéder dans l’examen de ce Testament texte par texte ou verset par verset pour essayer de raccommoder l’ancien avec le nouveau  suivant les idées des Lumières, parce que les idées de la modernité étaient dirigées contre l’idée de l’i’jaz, c'est-à-dire l’idée du miracle, étant donné que pour Meier comme pour Spinoza le miracle n’existe pas. Un miracle c’est toujours une mutation qui se fait dans la nature de manière inattendue. Ils essayaient de réinterpréter les passages du texte sacré qui traitent des miracles en tant qu’événements naturels ayant subi une certaine mutation subite  à un certain moment. En plus, Spinoza par exemple essayait de reconstruire les idées du prophète à travers le texte sacré et voir que ces idées-là étaient des idées  qui provenaient de l’imagination, alors que l’imagination est un langage imagé qui utilise des métaphores pour parler de choses complètement véridiques ou familières. Donc il fallait pour Spinoza retraduire le langage des prophètes dans le langage de la raison. Il y avait donc une herméneutique des Lumières qui a été adoptée même par les théologiens qui étaient obligés de réinterpréter le texte sacré de manière à pouvoir rétablir l’unité de la Bible, c'est-à-dire l’unité entre l’Ancien Testament et le Nouveau. Et comme l’Ancien Testament était plein de mythes il fallait le purifier pour avoir un texte beaucoup plus    acceptable pour l’esprit des Lumières. Mais également la postmodernité comporte une école herméneutique. Dans ce sens, on part toujours de l’école herméneutique française (Derrida, Foucault, Lyotard), on part de l’idée du langage, parfois du structuralisme tout en investissant le champ de la philosophie allemande, tout en pensant à Kant, à Nietzsche, à Marx et à toute la pensée allemande qui est très présente dans le postmodernisme français.     
        
Et qu’en est-il du rapport entre herméneutique et altérité ?

L’altérité est une idée qui n’était pas présente au début chez les philosophes des Lumières parce qu’ils prenaient pour point de départ l’ego, le soi, le moi fondateur, le cogito cartésien. Et donc l’altérité est venue à jour  d’une manière progressive. D’abord à travers Hegel chez qui l’idée de soi se construit à partir de l’autre qui n’est pas pensé comme une personne mais comme propriété. Car tout comme l’esprit objectif, le soi progresse au fur et à mesure que son image devient réifiée, donc autre, altérité, et étranger à soi-même. Donc l’esprit peut toujours dépasser ses figures étrangères à soi-même, dépasser cette altérité pour revenir à un soi beaucoup plus épanoui jusqu’à ce qu’il puisse arriver à cette identité de soi à soi, à travers ce voyage infini par l’altérité. Là, pour Hegel l’identité de soi à soi n’est pas un point de départ  comme chez Fichte, mais c’est un point d’arrivée. Fichte, avant Hegel, pensait que le point de départ, le principe de la philosophie c’est « je » est égal à « je ». Et l’altérité, c'est-à-dire l’autre, c'est-à-dire le monde, n’est pas posé comme point de départ, il est déduit logiquement de l’identité de soi à soi. C'est-à-dire que lorsque je pose « je » je pose « je » est égal à « je », et puisque je pose « je » est égal à « je », donc  l’affirmation de ‘je’  est déduite de « je » » est égal à « je », et lorsque je pose « je », je pose l’autre, car l’autre est déduit de « je » et le monde lui-même est déduit comme idée du soi à partir de « je ».  Cela veut dire que le monde n’est jamais posé comme principe indépendant, il est toujours posé comme élément déduit du soi. C’est seulement avec d’autres penseurs comme Malebranche que parfois l’autre est posé comme un principe de résistance à soi : ce qui me résiste est un autre. Avec Hegel est posé le principe de dépassement de l’autre, de l’altérité pour arriver à soi. Donc au début le soi est complètement noyé dans l’autre, le soi est toujours un autre, le soi n’est jamais lui-même, il n’est jamais « wesen », essence parce que l’essence est toujours un principe à dépasser, l’autre n’est donc là que pour être dépassé, il n’est jamais posé comme élément important dans la constitution de soi, l’autre est un tremplin qu’on doit enjamber pour arriver à soi. Mais à partir des théories nouvelles du dialogue, l’autre est constitué avec l’idée que l’autre est plus vieux que le soi. Avec Bühler, Marty et la phénoménologie, on est arrivé à l’idée que le soi est d’abord constitué par l’autre car, moi d’abord,  j’apprends, j’acquiers mon identité à travers l’autre, et cette idée c’était d’abord à travers la théorie de l’image lorsque je vois l’image de l’autre, mon image dans le miroir je déduis que l’autre est l’autre de moi-même. Lorsqu’on revient à la tradition de l’idéalisme allemand, on se rend compte que la conscience de soi  déduit que je suis identique à moi-même à travers différents processus de médiation, ou à travers la notion d’image dans le miroir, puisque je me vois dans le miroir je suis identique à moi-même (comme dans la tradition française). Dans cette école française,  l’identité de soi à soi n’est jamais première, elle est toujours dérivée à travers cette fissure de soi, à travers ce s/ (s barre) comme dit Jacques Lacan qui veut dire que d’abord il y a une fissure du soi et toujours cet autre qui est différé par soi à soi, et puisqu’il y a cette différance (avec a comme chez Derrida), cela veut dire qu’il n’y a jamais d’identité de soi à soi, c’est toujours le soi qui arrive en retard par rapport à un autre soi. C’est à partir de là que l’identité est reconstruite à partir des débris qui restent de cette fissure de soi à soi et l’idée de l’autre n’est qu’un agrandissement de cette fissure qui constitue le rapport de soi à soi au début. Cette idée qui revient en force chez Jacques Derrida et chez Jacques Lacan d’un point de vue psychanalytique, est remaniée en herméneutique mais d’une autre manière.  Chez Gadamer, ou Paul Ricœur, par exemple, le soi se construit toujours à travers un dialogue avec l’autre. C’est à travers le dialogue et la conversation que le soi se construit. Il revient à une parole de Hölderlin « das gespräch, das wir sind », « la conversation que nous sommes », nous sommes une conversation. C'est-à-dire qu’il y a d’abord cette conversation et l’autre et moi sommes les deux termes d’un dialogue, et le soi se constitue à travers le dialogue avec l’autre. Et même pour la lecture d’un texte, le texte n’est que la face figée du dialogue antérieur parce pour la lecture d’un texte on revient toujours au dialogue qui était derrière l’existence de ce texte. Pour Paul Ricœur l’altérité ne se constitue pas dans ce sens, elle se constitue à travers le récit, à travers l’histoire et non à travers le texte, parce qu’une fois que le texte est établi il n’y a plus de dialogue entre l’un et l’autre, l’un et l’autre finissent avec le dialogue oral. Donc lorsqu’on passe de l’oralité à l’écrit, l’écrit a d’autres paramètres, a une autre économie interne qui le rend tout à fait différend du texte du dialogue. Mais l’altérité se constitue d’une autre manière à travers le récit. D’où les différentes manières de dire l’altérité du fait que l’autre peut être un familier, un étrange ou un étranger. Du point de vue sociologique, l’altérité est toujours constituée comme l’image de l’autre étranger à soi. C’est de cette manière que la figure de l’étranger a constitué la notion de l’étrange. C’est le même sens allemand, « Fremdheit » ou « fremde », « stranger » en anglais. Cela veut dire qu’en général tout ce qui est autre fait peur, et tout ce qui fait peur devient étranger. Dans ce sens, même chez les Grecs, il y avait cette distinction entre « l’enclave » et « l’esclave ». L’enclave c’est la vie intérieure (Hestia), et ex-clave c’est ce qui vient de l’extérieur, et de là vient la notion d’esclave, parce que l’esclave ce n’est pas seulement quelqu’un qui dépend de nous mais c’est tout ce qui vient de l’extérieur, c’est l’étranger. Et puisque l’étranger vient dans l’enclave alors il fait peur, et comme il fait peur il faut limiter ses actions au maximum, et donc il devient esclave puisqu’il n’a pas cette liberté d’agir car il fait peur. A travers l’Histoire, tout ce qui vient du dehors de la société, de la communauté ou de la tribu était considéré comme étranger surtout dans des cultures où les communautés étaient imperméables. Donc les voyages n’étaient pas très fréquents car l’étranger faisait peur. Il fallait une adaptation historique qui s’est faite lentement à travers les siècles pour  pouvoir accepter l’étranger sans devenir étrange. Il fallait développer les moyens de communication, avoir accès à un monde moderne où la vérité pouvait être conçue de manières multiples, accepter la multiplicité des valeurs et des normes sociales, des mentalités et des formes de vie pour pouvoir penser la multiplicité des moeurs, la multiplicité des cultures et c’est à partir de là qu’on a pu accepter les voisinages et la coexistence de plusieurs formes de vie tout à fait hétérogènes et donc on a pu, plus au moins, apprivoiser l’étranger et l’accepter et essayer de faire coexister l’étranger avec le familier. Mais dans des cultures où il y a des fractures sociales, des problèmes d’immigration, des problèmes de pauvreté, l’altérité fait peur, d’où l’apparition du communautarisme comme idéologie de combat surtout pendant ces dernières années où on constate un retour au communautarisme comme idéologie en Europe et même dans nos pays, au  communautarisme comme idée du lien social  contre l’étranger et contre l’altérité.
      
Dans quelle mesure avons-nous besoin de la leçon de l’herméneutique dans le contexte arabo-musulman ?  
 
J’ai pu constater depuis quelques années déjà que le besoin est là. Pourquoi ? Parce que le citoyen moyen a besoin d’une certaine orientation dans la vie, il a besoin de donner un sens à la vie. Donner un sens pour les musulmans, c’est donner un sens à l’interprétation qui est toujours acquise de la société, de soi, de Dieu, du monde, de l’au-delà. Il a besoin également d’une assise assez claire de son rapport avec l’autre, avec l’Occident, avec le monde moderne, la mondialisation. Toutes ces questions soulèvent des problématiques auxquelles on n’était pas toujours prêts. On n’était pas toujours prêt à affronter le défi de la mondialisation, du dialogue des cultures, dialogue des religions, coexistence entre l’Orient et l’Occident, parce que pendant des siècles on était à l’abri de ce conflit direct avec l’Occident parce qu’on avait la possibilité de s’enfermer et de se réfugier dans nos propres cultures. Mais à présent, avec l’effervescence des moyens de communication, Internet, mondialisation, on est obligé de trouver une place dans le monde d’aujourd’hui ou disparaître. Et comme l’instinct de vie prévaut toujours, il faudrait donner des moyens pour que la recherche académique nous aide à repenser notre rapport au patrimoine, notre rapport à la religion, notre rapport à l’histoire d’une manière herméneutique qui se fait dans un dialogue progressif et perpétuel avec les traditions et avec l’autre, avec l’étrange, avec l’étranger, avec l’Occident. Et là à mon sens, l’Occident a pu faire un travail de cure religieux pendant les 17e, 18e et 19e siècles. Nous, on n’a pas pu faire ce travail alors qu’on a des problèmes communs. Malgré toutes les différences religieuses, idéologiques ou historiques il y a un noyau humain qui est commun qui nous rassemble. On peut donc essayer de retravailler notre passé, retravailler les problèmes de la continuité historique, chercher à travers le passé récent, à travers le passé de nos trois pays Maroc, Algérie et Tunisie un passé commun, interpréter différemment. Et à travers ce passé commun on pourra construire un futur commun, parce que si on n’arrive pas à résoudre les problèmes du passé, on n’arrivera jamais à poser les jalons de l’avenir.  
A la fin, je tiens à remercier vivement le journal « Libération » pour m’avoir proposé cette entrevue. Je remercie également le comité d’organisation du colloque à la Faculté pluridisciplinaire d’Errachidia qui a le mérite de réunir de grands spécialistes en la matière au niveau national et international.   
                         


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