De la démocratie à la lobbycratie : Où en est le Maroc face à l'éventuelle mutation qui s’annonce ?


Benseghir Jadoua *
Mardi 2 Juillet 2019

De la démocratie à la lobbycratie : Où en est le Maroc face à l'éventuelle mutation qui s’annonce ?
Face à un corporatisme qui s'accentue et à une gouvernance libérale de plus en plus débridée, les lobbies sont devenus partie prenante des systèmes politiques d'aujourd'hui. L'exercice d'influence des acteurs affairistes au sein du processus législatif a condamné la genèse des réflexions politiques sur une réelle remise en cause. C'est dans ce contexte que la tendance de la lobbycratie s’est manifestée. Tout aussi vulgaire qu’audacieuse, elle se présente comme annonciatrice de la future réalité politique irréversible, annonçant une fin de la démocratie.
Si la démocratie dans son étymologie renvoie au “pouvoir du peuple”, la réalité politique de nos jours renforce la probabilité du glissement de ce pouvoir des mains du peuple vers des lobbies, tout autant que ces derniers établissent des lois à leur guise! Ainsi “pouvoir du peuple” deviendrait “pouvoir des lobbys”. Le syllogisme logique qui en découle s'impose et la lobbycratie paraît évidente. Horreur, défensive et interrogation, nul ne semble s'exonérer des effets de cette thèse, et le Maroc n’en est pas exempt ! Suite à de nombreuses affaires alertant sur l'existence irréfutable d’un lobbying législatif sur le champ politique national, le Maroc se retrouve en danger face à une probable lobbycratie. Même si l’hypothèse semble loin de se réaliser, cela n'empêche pas de  se poser ces questions : quel postulat faut-il adopter face à la lobbycratie? Quelle incarnation pourrait-elle avoir dans l'expérience politique marocaine?
Après la démocratie, la lobbycratie?
Se projeter dans un futur où la lobbycratie règne est très certainement au centre des controverses qu'elle suscite. L'imaginaire conduit même à  la  visualiser comme la future mutation de la conception de l'Etat  qui se modernise et qui s'accommode aux nouvelles réalités politiques, et dont le Maroc peut en être un jour le sujet. Considérer la lobbycratie comme une construction politique est très certainement une thèse caricaturale, mais dont la réalisation n'est pas impossible. Les expériences politiques actuelles disposent des composantes qui peuvent alimenter sa réalisation. Elle ne peut être d'ailleurs que le résultat de plusieurs défaillances de la démocratie actuelle.
De guerre lasse, la démocratie s’est transformée en lobbycratie. Le pouvoir n’appartient plus au peuple, mais à une multitude de cabinets qui défendent  sans  vergogne et souvent avec beaucoup de talent leurs intérêts. Tout porterait à croire que la lobbycratie serait devenue consubstantielle à l’idée même de démocratie, autant dire que c'est son résultat! Devant la complexification croissante des affaires du pouvoir et le rôle majeur que jouent de plus en plus les acteurs économiques, la démocratie  ne semble pas s'adapter à cette donne en prévoyant un pluralisme plus élargi.
Quand les acteurs économiques se retrouvent sous-représentés selon les fondements de la démocratie, ils cherchent alors à remédier à cet état en recourant au lobbying législatif. Chose qui conduirait à une lobbycratie  dans toute sa dimension et qui viendrait alors répondre à un besoin,  aussi politiquement vulgaire qu’il n’y paraît. De ce fait, on est en droit de se demander où se positionne le Maroc  face à cette thèse?
La lobbycratie comme résultat de la tradition politique marocaine favorisant l'homme d'affaires :
L'existence du lobbying affairiste au Maroc ne semble pas surprendre,  surtout quand il s'agit  d'un pays où la tradition politique depuis l'indépendance a toujours eu tendance à favoriser l'homme d'affaires et  faire de lui un homme politique exemplaire. Inspecter la structure des  partis  politiques marocains permet de clairement constater qu'ils comptent généralement parmi leurs composantes des hommes d'affaires, ce qui n’est guère le résultat du hasard.
Loin des arguments qui tentent de justifier ces appartenances par l'apport professionnel et intellectuel que peuvent apporter ces businessmen, l'objectivité exige de mentionner leurs contributions financières en faveur des partis politiques. On peut ainsi considérer que cette  relation parti politique-hommes d'affaires est un véritable jeu gagnant-gagnant. En contrepartie, l'homme d'affaires jouit d'une représentation de près (ou par lui-même!) sur l’échiquier politique et contribue le plus directement possible au processus législatif, lui permettant ainsi d’exercer un lobbying à son profit, un lobbying fluide et légal. Malgré la flagrante contradiction que ceci soulève, le politique affairiste marocain semble s'en sortir avec une facilité déconcertante. Se situant généralement au niveau des  chantiers relatifs à l'économie, la finance et l'agriculture, la proximité est ici un facteur capital assurant la confidentialité et l’efficacité de l'exercice du lobbying.
Quand l'homme d'affaires se retrouve à la place du politique, du décideur et du législateur, en l'absence d’organes de contrôle et de règles coercitives (et on souligne bien le contrôle et la coercition), rien n'assure que ses actions ne dévieraient pas de la représentation de la nation, qui est sa mission première, vers la défense  de ses propres intérêts. Ceci peut être considéré alors comme le point de fixation de la tradition politique marocaine, qui n'est  guère allergique à ce genre de pratique. Au temps où de nombreux pays occidentaux luttent contre des  businessmen qui occupent les places de politiciens, notre pays n'en fait toujours pas partie et tolère ouvertement les conflits d'intérêts qui peuvent en  découler.

Du déni au défi: l’industrie
du lobbying à la marocaine

Compte tenu de la connotation qui accompagne le lobbying, les Etats tendent à nier catégoriquement son existence. C'est certainement une phase protectionniste de la démocratie que traversent tous les pays qui reconnaissent aujourd'hui l'existence du lobbying aux niveaux législatif et exécutif. Le Maroc est aujourd'hui dans cette phase de déni, mais les prémices de la reconnaissance du lobbying comme un réel défi actuel commencent.
"Ce sont les lobbys qui sont responsables !" tel était le cas du politique marocain jadis. Le lobby était le corpus invisible que l’on pouvait accuser de tout et de n'importe quoi, là où on ne  pouvait  motiver autrement ses propos ! Aujourd'hui, le politique marocain ressent de plus en plus le poids du lobbying et    le considère comme un défi majeur. Disposant d'un pouvoir législatif, le politique est en mesure de réglementer cette pratique, pour ne plus permettre de profiter de son opacité. La prise de conscience du lobbying comme un réel défi pour les politiques marocains exige de  s'intéresser  à la question de son encadrement législatif. Latent, le modèle marocain entretient la suspicion.  La question de la non-reconnaissance demeure toujours posée, on se demande si cela relève d’un manque de courage du législateur pour garder l’échiquier   marocain politiquement propre ou d’une espèce de réticence alimentée elle aussi par un lobbying sous-jacent.
Enfin, sans conclure à une totale «lobbycratisation» de l’approche démocratique, on peut néanmoins observer – à gros traits – ce brouillage des repères traditionnels entre espace public et sphère privée, qui a progressivement favorisé l’accès des groupes d’intérêts aux processus décisionnels. En somme, la démocratie s’est bel et bien convertie au lobbying. Reste désormais à encadrer efficacement cette pratique afin de se prémunir contre ses excès potentiels.

 * (étudiante-chercheuse en droit
à la FSJES-Aïn Sebaâ)


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