De l’enseignement supérieur dans le monde arabe


Pesanteur de la nécessité, séduction de la “ gouvernance ” et contraintes systémiques

Pr. Nabyl Eddahar
Mardi 29 Septembre 2020

La “gouvernance”
Le remède

Dans cet article, nous allons instrumentaliser le concept de gouvernance pour sa commodité, en particulier pour parler de la gestion des universités en tant qu’organisations. Nous ne voulons ni en débattre ni en contester le contenu de manière exhaustive ici, mais puisque de nombreuses études internationales portant sur l’enseignement supérieur l’utilisent, il est de notre devoir de rappeler ce qui suit. Le concept de gouvernance, dont l’usage connaît une inflation, est apparu pendant les années 90, une décennie de croissance économique, mais aussi de grandes incertitudes (vide produit par la désuétude des grands récits politiques, et nécessité de répondre aux insuffisances de la théorie moderne de l’Etat). Destiné à décrire les politiques publiques et la gestion de toutes sortes d’organisations, il était étroitement lié à l’essor d’une approche néo-libérale de l’action sociale, au-delà de son apparente neutralité. Il reste pour le moins ambivalent et ses idéaux sont contradictoires : égalité démocratique et concurrence, compromis et consensus, coopérations et réalités pyramidales, idéal normatif et objectivité technique. Associée à tout et n’importe quoi, vacillant entre l’éthique et le politique, la gouvernance incarne un « antiétatisme néo-libéral », et prend appui sur une pensée managériale techniciste. Malgré ses nombreuses déficiences, nous allons cependant l’utiliser, pour ne pas être en dissonance totale avec nos références bibliographiques et même avec les discours des décideurs, en quelque sorte pour les décortiquer de l’intérieur. La gouvernance (telle qu’elle est théorisée par ses promoteurs) est actuellement un élément clé non seulement pour les établissements d’enseignement supérieur, mais pour l’ensemble des organisations sociales. La façon dont les organisations sont gérées, les orientations qu’elles prennent et les valeurs qu’elles défendent envoient des signaux clairs quant à leur rôle et leurs fonctions sociales et/ou sociétales. C’est probablement pour cette raison que les structures de gouvernance des universités n’ont pas été remises en question pendant la majeure partie du siècle précédent. Pourtant, dès les années 80, des changements importants ont commencé à se faire sentir. Notamment les discours des gouvernements à propos des universités, et en particulier la reconnaissance du rôle des universités dans la contribution aux économies nationales. Mais, cela n’a signifié ni un plus grand engagement politique et gouvernemental, ni un réexamen profond des valeurs traditionnelles des universités, de leurs tâches, de leurs stratégies et de leur place dans la société, ni une remise en question des priorités. En somme, ce qui a vraiment changé, c’est la façon de parler du changement ! Par ailleurs, il n’y a pas eu non plus des agendas politiques liés directement à l’enseignement supérieur et pouvant aboutir à des réformes d’une grande envergure. Plus tard, il y a eu production d’un discours sur la volonté de renforcer l’identité d’entreprise des universités, et on a même parlé de leur capacité juridique d’investir et/ou de créer des entreprises privées. En outre, les futurs présidents devaient être sélectionnés sur la base de plans (s’étalant sur un certain nombre d’années) qui devaient devenir les bases de contrats entre le gouvernement et l’université. Dans beaucoup de pays, derrière ces processus de réforme, on découvre les « suspects habituels » : des organismes prêteurs, tels que le Groupe de la Banque mondiale, les banques régionales de développement, les agences d’aide bilatérales, etc. Ce n’est un secret pour personne de dire que ces institutions ont cherché à exploiter les crises économiques des années 70 et 80 pour s’immiscer dans la formation des ressources humaines au sens large. Ces réformes économiques, (que l’on désigne communément par Consensus de Washington), inspirées du néolibéralisme désormais triomphant, ont affecté le secteur de l’enseignement et ont été dénoncées par les universitaires/intellectuels de l’époque comme une «marchandisation» et donc une « perversion de la mission » de l’enseignement supérieur. Une réforme descendante serait très improbable, car elle nécessiterait un militantisme conséquent de la part des décideurs, des élus et des coalitions d’universités. Un tel activisme est relativement absent dans le monde arabe. Une réforme ascendante n’est pas non plus probable, car les syndicats d’étudiants, d’enseignants et d’administrateurs deviennent généralement de féroces défenseurs du statu quo. En bref, même dans des moments de crise, on observe davantage d’inertie que d‘action. Mais, restons du côté des décideurs. La réforme de l’enseignement supérieur peut sembler particulièrement dangereuse aux dirigeants politiques. Il y a une probable préférence pour le statu quo, même si les dysfonctionnements sont importants. Cela explique pourquoi si peu de réformes réelles ont lieu alors même qu’une «crise» dans l’enseignement supérieur est fréquemment reconnue aux niveaux les plus élevés. La réforme passera par les politiques publiques qui règlementent le secteur public et le secteur privé. Mais, les processus de politiques publiques dans le monde arabe ont lieu dans des systèmes où la rationalité (au sens wébérien) est très faible : protection des intérêts particuliers, clientélisme, népotisme, recherche de rente, etc. Ceux qui bénéficient de la protection de ce système trouvent « normal » que tant d’autres en soient privés. Le lien entre les réformes économiques et les réformes de l’éducation signifie que des progrès, quoique lents, vers une plus grande autonomie institutionnelle sont en cours. En général, si ces progrès ne secouent pas le reste du système, les dirigeants politiques ne souhaitent pas les entraver. Mais, il faut afficher un optimisme prudent, car les efforts de réforme de l’enseignement supérieur dans son ensemble comprennent : des changements dans les lois, les règlements, les modes de financement et des changements dans l’enseignement supérieur privé. Dans le cas du Maroc, une orientation, mais surtout un élan déclaratif, promettait aux étudiants de prendre des initiatives et de limiter le rôle des autorités centrales de contrôle et d’évaluation. A un niveau plus global, les nouveaux objectifs de gouvernance incluaient les éléments ambitieux suivants : développement économique et social, production de connaissances et de compétences, partenariats avec des entreprises et des établissements publics, création de sources de financement pour l’université, promotion de la recherche fondamentale et appliquée, facilitation de rencontres entre l’université et le monde des affaires, diffusion et exploitation des résultats de la recherche, amélioration de la qualité de la formation, disponibilité d’infrastructure et de ressources pédagogiques appropriées, mise en place de mécanismes de promotion des enseignants sur la base du principe de la performance éducative et scientifique, etc. Dans certains pays, la réforme a créé un système d’évaluation et a confié sa mise en œuvre à des organismes de contrôle chargés de soumettre le système de l’enseignement supérieur dans son ensemble à une évaluation régulière, sur son efficacité interne et externe, y compris la recherche. Il a donné aux universités le pouvoir de nomination et d’affectation du corps professoral et du personnel. La culture de la gestion axée sur les résultats n’est pas encore institutionnalisée et renforcée par des contrats avec l’Etat. Ce processus nécessite une plus grande responsabilité des acteurs (y compris les comités de gestion des universités), une autonomie accrue dans la gestion et la mise en place d’un système transparent de suivi et d’évaluation des résultats et des performances obtenues. Mais, la gestion des ressources humaines dans l’enseignement et la recherche présente encore, comme par le passé, de nombreuses difficultés ; la gouvernance n’a pas amélioré l’allocation des ressources à l’université et a conduit à un manque de transparence dans l’utilisation des fonds, entre autres tares. Des initiatives individuelles se sont développées autour de projets de recherche, çà et là. Mais, les effets de la nouvelle gouvernance ont été limités par deux contraintes : d’une part, la nonprise en compte de tous les aspects de la gouvernance et sa réduction à un ensemble de techniques de gestion, ce qui la vidait de sa substance, et d’autre part, une mauvaise compréhension de l’évaluation, élément fondamental de la gouvernance, qui nécessite des changements d’attitudes. En outre, le manque de planification, de ressources humaines, et les contraintes budgétaires hypothèquent l’enseignement supérieur public. De telles entraves ne peuvent être ôtées que par des décisions à un niveau institutionnel supérieur. Or, il y a encore une sorte de superposition de hiérarchies rigides. La réforme de la gouvernance universitaire au Maroc, par exemple, n’a atteint que partiellement ses objectifs ; c’est une réforme qui fonctionne dans ses propres limites structurelles. Les réflexions autour de cette question épineuse qui continuera de grever notre avenir peuvent être généralisées à de nombreux pays arabes, en admettant quelques variantes. Les pays qui ne s’engagent pas dans la recherche scientifique n’auront pas d’avenir ; l’entrée dans l’ère de la mondialisation se fait en présence du savoir. Dans le contexte actuel, l’amélioration des systèmes de l’enseignement (notamment supérieur) et la recherche scientifique ne sont plus un choix mais une nécessité absolue. C’est une entreprise où doivent primer l’honnêteté et l’intégrité intellectuelles ; elle nécessite de faire preuve d’ouverture et de vigilance.

Peut-on conclure ?
Le développement ne coïncide pas nécessairement avec la possession d’armes nucléaires ou la capacité de lancer des satellites. Cela nécessite une agriculture moderne, des systèmes industriels, une éducation et une capacité critique pour faire face aux réalités, pour les décoder et pour les transformer ; ces formations et ces qualités ne peuvent être offertes que par l’université. Au-delà de cette affirmation normative, la réalité est que la combinaison d’une pluralité de facteurs de changement débouche sur une somme de problèmes qui excèdent les capacités responsives des systèmes politiques actuels, dont les performances restent faibles. Les vieux systèmes de gestion deviennent obsolètes et ne répondent plus aux exigences actuelles. Le problème ontologique de la gouvernance est que les décideurs n’ont qu’une vague idée de la mission (ou des missions) de l’enseignement supérieur, de ses exigences en termes de ressources, de choix stratégiques qui doivent être pensés de l’intérieur à moyen et à long termes et non imposés par des calculs financiers et des logiques comptables froides et/ou par des organismes internationaux (prêteurs d’argent), et de projets sociétaux. Nous pensons qu’aucun groupe restreint de décideurs ne dispose d’un savoir suffisant qui lui permette de définir avec clarté les priorités afin de procéder à une (ré)allocation des ressources pour les institutions de l’enseignement supérieur. Les nouvelles politiques publiques en la matière devraient prendre en considération les réalités que seuls les concernés connaissent de l’intérieur ; nous parlons ici de cette variable fondamentale, mais négligée : les enseignants. Mais, là encore, il s’agit d’un problème de « gouvernance » et, de manière plus globale, de démocratie. Un problème de « systèmes politiques ».
Par le Pr. Nabyl Eddahar
Docteur d’Etat en sciences politiques,
Professeur d’Université
Fulbright Scholar
Consultant inter national


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