Corruption et gouvernance au Maroc


Par Dr. Hassan FAOUZI
Vendredi 27 Février 2009

Corruption et gouvernance au Maroc
La corruption me paraît comme l´arme la plus redoutable dans le champ politique marocain, une des ressources les plus attractives de la rubrique des faits divers, l'accusation la plus courante et la plus meurtrière dans les discussions des places publiques, et un dispositif essentiel dans les interventions des institutions financières internationales, depuis la décennie finale du siècle dernier. La corruption est un instrument de mesure pour apprécier la gouvernementalité, la fabrication de l'ordre civique et les déficiences et manquements à la bonne gouvernance. La corruption porte-t-elle une capacité de rupture épistémologique ou n'est-elle qu'une notion de plus, à ajouter à cette énorme "boîte à outils" dont les instruments jonchent aussi bien les bibliothèques universitaires que les centres d'informations et de documentation des organisations de développement, nationales et internationales ? L'interrogation centrale qui revient, obsédante et inquiétante, depuis la "mission civilisatrice coloniale", jusqu'aux programmes d'ajustement structurel, en passant par les théories de la modernisation et du développement est : comment rendre compte scientifiquement du Maroc, pour le tirer des trous du sous-développement ? A cette question s'ajoutent d'autres dont les plus décisives paraissent être les suivantes : pourquoi le Maroc dysfonctionne-t-il ? Quelles sont les forces et les pratiques en cause dans la condition marocaine ? Le recours à la corruption rompt-il avec les fantômes des dichotomies qui ont, de tout temps, inventé le monde arabe et les sociétés africaines et dans le champ politique et scientifique, tels que : barbarie versus civilisation, tradition versus modernité, sous-développement versus développement, espace communautaire versus espace public, irrégulier versus régulier, séculier versus religieux, irresponsabilité versus responsabilité, personnel versus impersonnel. . . (Mamadou Diouf, 2006). Au Maroc, les indicateurs 2008, publiés annuellement par Transparency International, témoignent d´une pratique courante de la corruption. Selon l’Indice de perception de la corruption (IPC), le classement du Maroc chute de la 72e à la 80e place. Un résultat analogue se dégage de l’Indice de Corruption des Pays Exportateurs 2008 (ICPE). Il s’agit d’un sondage qui s’intéresse au point de vue des hommes d’affaires marocains. Ces derniers interrogés considèrent que leurs propres entreprises sont solidement impliquées dans les pratiques de corruption. Ils ont recours tant à la corruption des agents publics pour précipiter et faciliter les procédures (46%) qu’aux relations familiales et amicales pour influencer les décisions relatives aux contrats publics (33%). D’un autre côté, 67% des personnes interrogées expriment un jugement critique sur l’action du gouvernement dans la lutte contre la corruption et la considèrent très inefficace. Le système judiciaire marocain vient en tête des services publics corrompus avec une note de 3,6 sur 5, suivi de la police (3,4), des activités liées à la délivrance des permis et autorisations (3,1) et des services de santé avec 3 points. Ces domaines ont déjà été considérés parmi les plus corrompus dans l’enquête du baromètre mondial de la corruption en 2006. Peut-on penser la corruption comme un phénomène social totalisant ou simplement comme un dysfonctionnement passager ou encore comme une forme délibérée d'intervention politique des acteurs subalternes qui la pratiquent dans la vie quotidienne ? Nous renseigne-t-elle sur les modes de gouvernement, de socialisation, d'adaptation et de résistance des acteurs subalternes et des agents de la force publique ? Les motivations sociales et politiques de la corruption trouvent- elles leur place dans ce questionnement ? Dans ce registre, il serait intéressant de comprendre les différentes formes de corruption qui se sont développées dans un moment dominé par le secteur public et le moment de l'ajustement structurel dominé par les opérations de privatisation et de déflation du secteur public. Des investigations précises aideraient à mieux comprendre, non seulement les conséquences des différentes formes de gouvernance dans les relations établies entre les secteurs public et privé et leurs usagers, mais aussi la structuration de l'ordre civique et les manières dont les acteurs sociaux s'y meuvent (Mamadou Diouf, 2006). Il est vrai que le débat sur la corruption et de façon plus savante, "la gouvernance" et ses conséquences sur l'espace et les opérations politiques, économiques et même culturelles, n'est pas nouveau. Il a toujours été présent dans l'ensemble des sociétés humaines. En attestent, les polémiques à propos du scandale de Emon et Anderson, Enron et autres aux Etats Unis, les opérations frauduleuses à la Mairie de Paris durant le règne de Jacques Chirac ou encore l'opération "mains propres" en Italie, Le traitement de la corruption dans les situations euro-américaines est différent, comparativement aux situations dans le monde arabe. Dans les premières, elle est comprise comme un dysfonctionnement passager auquel il est possible de remédier, par l'établissement de normes et la mise en place d'instruments susceptibles d'identifier et de contenir de telles activités. La capacité de régénération et d'autocorrection fonde et la force et l'efficacité de l'espace public démocratique. Il configure le lieu même de la politique et de l'ordre civique par opposition aux usages communautaires et au domaine privé selon P. Ekeh, (1975). Michael Johnston, dans la préface au livre de Sahr J. Kpundeh (1995), Politics and Corruption in Africa. A Case Study of Sierra Leone, identifie la corruption comme une variable motrice dans l'Afrique contemporaine. La corruption, essai de définition Essayons d'abord de discuter différentes définitions de la corruption. II est généralement admis que la corruption recouvre une variété d'activités allant des pots-de-vin aux violations des règles éthiques, aux contreventions à la réglementation, au népotisme politique, en passant par le blanchiment de l'argent sale, les différentes opérations de contrebande, le marché noir... On peut constater que les activités retenues relèvent plutôt des domaines politiques et économiques et se réalisent aussi bien dans l'espace de l'Etat national que dans les relations internationales (Mamadou Diouf, 2006). Le Maroc, semble être, comme la plupart des pays en développement, concerné par la définition mise en circulation par la Banque Mondiale ; elle comprend la corruption comme "the abuse of public power for private benefit". La confirmation du caractère dominant des définitions mettant l'accent sur le service public, public office-centered definitions, par opposition à celles qui se préoccupent plutôt des opérations économiques illégales, market-centered definitions, illustre dans une certaine mesure l'absence d'une dimension historique et la prise en compte des signes culturels. Ce n'est donc pas surprenant que les critiques les plus virulentes des approches dominantes de la corruption ré-introduisent la culture et l'histoire dans le débat. Elles mettent l'accent sur le caractère fluide des définitions de ce qui est public, par opposition à ce qui est privé. Une fluidité qui a une influence considérable sur la définition, la représentation et la perception de la corruption. S'y ajoute l'extraordinaire plasticité de la notion de moralité publique comme norme partagée (Mamadou Diouf, 2006). L'approche environnementaliste de Michael Johnston fournit des pistes intéressantes. Il insiste sur la faiblesse des approches qui mettent l'accent sur les questions telles que les déficiences individuelles, les lacunes structurelles et l'absence de moralité publique. Sont plus déterminants selon lui, l'environnement politique et social, le rapport des forces économiques et politiques, les tensions que leurs interactions produisent, les négociations qu'elles provoquent et les solutions qu'elles proposent aux différents acteurs. Il est possible, selon Michael Johnston, de trouver des remèdes aux problèmes de gouvernance, sans pour autant contenir ou remettre en cause la corruption ; les forces qui l'entretiennent peuvent continuer à se manifester dans le système économique, social, politique et administratif précisément parce que le gouvernement des hommes et l'administration des choses est une source de biens, de services, d'argent, d'autorité et de prestige que personne ne peut, sans risques, négliger (Mamadou Diouf, 2006). Il poursuit en affirmant que, même si la loi et la réglementation sont plus efficaces que l'opinion publique, dans le combat contre la corruption, c'est la configuration sociale (ses jeux d'acteurs et enjeux, ses tensions...) qui est en cause ; elle fait de la corruption un instrument avantageux d'acquisitions de ressources et d'autorité, sans qu'elle soit nécessairement le produit de mauvais comportements des agents du service public ou des élus à des fonctions publiques ou encore d'institutions inappropriées ou inadaptées. Ce serait plutôt la qualité des passerelles reliant la société et le gouvernement qui est en cause (Johnston 1991). Interroger les notions de gouvernement et d'administration, impose de repenser la distinction entre gouvernance au quotidien, (la gouvernementalité de la société) d'une part, et la qualité du gouvernement, c'est-à-dire les relations entre l'Etat et la société. Dans ce cadre, il serait intéressant de considérer deux éléments : d'une part, l'impact de la volonté de contrôle total des colonisés par les colonisateurs (durant le moment colonial) et de la lutte des élites pour le pouvoir et les richesses (durant le moment postcolonial) sur la nature et la structure des oppositions et de leurs modes d'intervention et d'autre part, la combinaison de la corruption avec des manières de gouverner qui sont hostiles à l'Etat, aux institutions et à l'ordre public. Dans la plupart des cas, on ne s'oppose pas, pour détruire l'ordre existant, mais on essaie plutôt de tirer profit du système, de s'introduire dans ses interstices lorsque l'on est un acteur marginal ou subalterne (Scott 1987, Wolf 1999 et Hobsbawn, 2000). La gouvernance à l´épreuve historique Il est difficilement concevable de faire une anthropologie ou une sociologie de la corruption, en faisant l'économie d'une généalogie de ce comportement. P. Ekeh, (1975), nous invitait, déjà, à ne pas perdre de vue le fait que l'ordre civique colonial, retravaillé, se retrouve dans les configurations postcoloniales, aussi bien au cours de la mobilisation nationale qu'au cours de la construction de l'Etat-nation. Les élites arabes et africaines continuaient, comme l'administration coloniale, à privilégier l'intervention administrative au détriment du gouvernement des hommes et des femmes, en recourant aux procédures traditionnelles pour établir des passerelles entre l'Etat et les institutions civiques et sociales (Mamadou Diouf, 2006). Elles renforçaient de ce fait les procédures de chevauchement et de juxtapositions hybrides de répertoires et de grammaires souvent irréconciliables. « En attendant le vote des bêtes sauvages » en est le compte-rendu le plus spectaculaire (Kourouma 1999). Ce roman, hyperréaliste, rend compte de l'ordre civique en termes de dissimulation, de forces occultes, de stratégies souterraines et des forces alternatives d'exercice du pouvoir qui doublent les institutions publiques et les définitions normatives de l'espace public, dont la présence signe précisément le contournement (Mamadou Diouf, 2006). Accusé de tous les maux et principale cible de la furie réformatrice, le service public a perdu son rôle de force motrice de l'entreprise, de développement, de modernisation et de justice sociale, inaugurée par le mouvement nationaliste dans sa phase ascendante. Dans la seconde phase, celle de la crise et du retournement de la société marocaine sur elle-même, il est devenu la machine contre le développement (Ferguson, 1990). En réduisant le service public à un marché, la nouvelle figure administrative déleste le sujet postcolonial de toute possibilité d'intervention citoyenne. Il fait désormais face à des structures et des agents dont le pouvoir est légitimisé en dehors de l'espace civique nationale (Mamadou Diouf, 2006). En ces temps là, les administrés voyaient en chaque administrateur, non un serviteur du corps civique, mais un maître, devant lequel ils se faisaient humbles ; donc ils payaient. Le fonctionnaire, de son côté, voyait dans son office moins un gagne-pain ou un sacerdoce qu'un avantage personnel qu'il se procurait et qui rapportait un surcroît de revenus ; donc il payait. Il faut retourner aux traits structuraux des formations sociales que nous analysons pour comprendre les figures de la gouvernance au quotidien au Maroc. Alors, probablement, on pourra, par exemple, considérer la corruption ou les déficiences de la gouvernance au quotidien comme une des multiples opérations de "branchement", pour parler comme J. L. Amselle, des subalternes et des sujets des postcolonies marocaines, à l'entreprise bureaucratique et étatique. Elles se présentent sous la forme d'une grammaire insidieuse et entêtée de desserrement du désir de totalisation et d'encadrement de la société par l'Etat. II serait alors possible, en débarrassant notre analyse de son universalisme moral, de replacer l'ensemble des pratiques mises en œuvre dans la société marocaine à l'intérieur des trajectoires historiques complexes qui les produisent (Mamadou Diouf, 2006). Il est indispensable de prendre en considération les cultures autochtones et les pratiques vernaculaires dans la construction tendue d'un ordre civique qui s'ingénie à se composer en couplant les attributs du domaine de la souveraineté (exclusivement colonial des institutions et de l'Etat moderne) et celui de la spiritualité (l'âme intacte et l'intégrité culturelle et sociale) des sociétés colonisées (Chatterjee, 1994). Le problème est que les sociétés humaines sont des organismes vivants capables de rejet et toujours prêts à retravailler les influences externes. Il est tout aussi possible de construire le Maroc comme un objet scientifique si nous prenons au sérieux les associations ethniques et communautaires dans la création d'organisations politiques qui interviennent publiquement comme des lobbies et des groupes de pressions, les traditions comme idiomes, pratiques et mécanismes changeants, de mobilisation pour forger des formes inédites de gouvernance (Mamadou Diouf, 2006). Quand les pêcheurs et les poissons ne fréquentent pas les mêmes eaux ou quand pêcheurs et poissons présentent une commune identité, la pêche ne peut être miraculeuse. Cela veut dire que la rivière n'est pas commune aux acteurs. Docteur en géographie, aménagement de l´espace et paysages Université Nancy 2, France


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