Cinéma et université marocaine : La fin du désamour, c’est pour quand ?


Par Youssef Ait hammou Université Cadi Ayyad
Samedi 19 Décembre 2009

Cinéma et université marocaine : La fin du désamour, c’est pour quand ?
Depuis plus de 20 ans, il est question d’ouverture de l’Université marocaine sur son environnement socio-culturel, d’innovation, de polyvalence, de motivation, de compétitivité, etc. Mais la réalité révèle beaucoup d’espérances qui n’arrivent pas encore  à s’ancrer dans une réalité protéiforme et sans humus.
En effet, si nous prenons le cas des rapports, pourtant recherchés de part et d’autre, depuis longtemps, entre cinéma et l’audiovisuel d’une part (art, industrie, exploitation…) et l’Université marocaine d’autre part, nous avons la désagréable surprise (surprise prévisible !) de constater que ce n’est pas du tout réjouissant ni encourageant. On a affaire à un choc de deux légitimités symboliques, à une confrontation de deux institutions qui sont, pour le moins, déconcertants et anachroniques. Des difficultés et des résistances à la convergence de deux logiques, en apparence diamétralement opposées, font surface chaque fois qu’il est question de cinéma à l’université ou  inversement de l’université au cinéma.   Ce choc se traduit généralement par l’indifférence, par la discréditation mutuelle et par des intégrismes aveugles et virulents. Pourtant tout a bien commencé le lendemain de la proclamation de l’indépendance : les intellectuels et les universitaires marocains étaient séduits par les cinématographies française (la Nouvelle vague), italienne (le néoréalisme), soviétique et considéraient le dispositif cinématographique comme un formidable outil pour l’éducation de la population et pour le développement d’une nation renaissante. Dans un élan patriotique et humaniste, les universitaires se sont approprié la critique cinématographique, les ciné-clubs et ont participé à insuffler un contenu salutaire à une industrie nouvelle au Maroc.
Et au fil de l’histoire, la mésentente et le rejet mutuel se sont installés progressivement : ciné-clubs exclus des écoles, mépris des images, fronde des cinéastes et méfiance des professionnels du secteur à l’égard de tout ce qui peut être discours universitaire…
r Maudit cinéma!
A l’université marocaine, le cinéma et l’audiovisuel ne sont vus que d’un œil hautain, condescendant et  méprisant. Ces « divertissements pour ilotes » comme disait G. Duhamel sont qualifiés par certains  universitaires comme sources de ravages culturels, comme rabaissement généralisé du goût et des bonnes mœurs et comme freins pour le développement de l’imagination et du savoir. Le cinéma, la télévision, la vidéo et même la peinture, la photographie, la bande dessinée sont vécus comme de terribles  menaces pour  la sacro-sainte Galaxie Gutenberg. La standardisation, la passivité, la colonisation des imaginaires, l’immoralité, la médiocrité, la violence …voilà en gros ce que reprochent la majorité des enseignants à la culture écranique et aux œuvres d’art.
Il découle de ces jugements de valeur, de ces anathèmes, que les arts visuels modernes ne sont pas des objets dignes d’intérêt pour la sociologie, la psychologie, l’esthétique, la critique, la linguistique, le droit, l’économie, l’optique, l’électronique…L’art, c’est pour les loisirs et le troisième temps qu’il vaut mieux incarcérer dans des « journées de la création des étudiants » pour mieux s’en prémunir. L’art, c’est pas du sérieux ! L’art c’est du dilettantisme ! L’art fait peur ! L’art dérange ! Et le dispositif cinématographique est trop lourd et c’est le lieu des mutations constantes.  Il découle également de cette attitude la quasi-absence de masters « cinéma et audiovisuel », l’absence tout court de départements « cinéma et audiovisuel »,le refus d’intégrer les médias comme composantes dans la formation des étudiants,la méfiance toujours accrue à l’égard des médias, l’absence d’encouragement des recrutements de professeurs spécialisés, la négligence de l’infrastructure audiovisuelle, la rareté de conventions avec les professionnels du secteur au Maroc ou à l’étranger.
Le verbo-centrisme et la méfiance à l’égard de la création retardent dangereusement  la nouvelle université marocaine (qui se voudrait créative, attractive, diversifiée, donnant la chance à tous et ouverte sur le monde  et sur la vie) tant rêvée, tant souhaitée, tant fantasmée ! Cette université qui formerait l’intelligence sans oublier le feeling, qui formerait le QI sans négliger le QE (quotient émotionnel), qui équilibrerait les deux hémisphères pour une réelle polyvalence et qui serait capable de relever toutes les gageures de la modernité.
En conséquence, l’université et les institutions scolaires se méfient des images, de l’art, résistent à tout ce qui peut contribuer à la démocratisation de l’art et du cinéma.
r Maudite université!
Dans le versant opposé, les professionnels (enfin ! certains professionnels) campent sur des préjugés dévalorisants et  honteusement surannés. L’université, surtout marocaine, constitue pour eux,  un carcan dogmatique insupportable qui ne peut jamais favoriser la créativité, l’art, la liberté de  parole. Lieu de formatage des esprits, d’absence de dialogue, de soumission (cheikh et mourid).
Lieu confiné dans de la théorie académique qui résiste à l’innovation et à la découverte. L’université marocaine n’a pas encore atteint l’âge de raison pour s’occuper de la passion et de l’affect. De plus,  rares sont les grands cinéastes et les grands artistes qui ont suivi un véritable cursus universitaire. Et encore : les différents festivals et certains musées se méfient des étudiants  universitaires qui, semble-t-il, ne savent pas apprécier les œuvres d’art comme il se doit et qui sont incapables de produire un discours cohérent sur une toile ou sur un film.
Lieu des tectoniques verbales, l’université marocaine, selon les professionnels de l’audiovisuel, n’est pas  encore douée d’une véritable identité artistique et cinématographique.
Il est certain que ce discours diabolisant à l’encontre de l’université marocaine est motivé par des ambitions beaucoup plus pragmatiques et lucratives. Les professionnels estiment, sans le crier haut sur les toits, que l’université ne peut en aucun cas les payer correctement, dénoncent le fait que seule une minorité des universitaires fréquente les salles de cinéma et les galeries, et croient que le système rigide des universités n’est aucunement en harmonie avec le mode de travail des artistes : souplesse dans le temps, liberté de création et de ton, quête de l’inédit…L’université fait peur, dérange, déstabilise par son ignorance des « raisons du cœur ».
Résultat : peu d’artistes collaborent avec l’université, peu d’œuvres sont exposées ou présentées dans les locaux universitaires, peu d’artistes apprécient l’espace de l’enseignement supérieur. Exception faite, bien entendu, de quelques transfuges comme Saad Chraibi, Daoud Oulad Sayed, A.Maanouni…Le comble : de nombreux cinéastes, producteurs et distributeurs se refusent à reconnaître l’exception pédagogique des universités et à envisager un ticket spécial pour les universitaires et à exonérer les espaces scolaire et universitaire des droits d’exploitation.
Cet esprit de fronde des artistes est incompréhensible et injustifié d’autant plus que, dans le tournant de l’histoire du Maroc, l’art a le devoir d’être citoyen, et l’artiste est invité à s’auréoler d’une éthique de solidarité et de générosité. De plus, il faut savoir que les futurs spectateurs ou dégustateurs des œuvres d’art, c’est à l’école qu’on peut les former, rarement ailleurs.
r Eloge de la rencontre !
Bénit soit Claude Lévi Strauss qui a prôné dans son Abécédaire que tout est rencontre. La vie, les arts,les industries, les civilisations, les cultures…Et à notre avis, le salut du cinéma et de l’université marocains ne peut se matérialiser que sous le signe de la Rencontre.
Il faut toutefois signaler que ce conflit des légitimités symboliques est, selon nous, un malheureux héritage de la tradition française, dont l’opinion commune s’est habituée à installer, de manière abusive,  un clivage entre travail (tripalium est un instrument de torture) et loisirs, entre rationalité et émotion, entre intellect et sentiment…Qu’on se rappelle le fameux choc des titans qui a lieu vers 1995, sur la chaîne de la cinquième (Arrêt sur images), entre P.Bourdieu (éminent universitaire) et J-M Cavada (Manitou de la télévision) où chacun défendait avec acharnement l’idée selon laquelle la légitimité d’éduquer le peuple et d’être le véritable vecteur de savoir et de la vérité lui revient de droit.
La logique universitaire contre la logique médiatique. Débat qui a donné lieu à deux ouvrages : Sur la télévision de P.Bourdieu et Le journalisme après Bourdieu de D.Schneiderman .
Or cette opposition, malgré son bien-fondé à l’époque, est considérée aujourd’hui comme désuète, anachronique  et contre nature même à l’Hexagone. On ne peut travailler que dans  le plaisir et on ne peut trouver du plaisir que dans le travail.
En effet, dans l’histoire, on a toujours associé, dans une osmose profonde, plaisir et travail. Prenez à titre d’exemple,le cas de  Molière qui rêvait  de « castigate mores riendo », celui de Sénèque  et de Thomas d’Aquin qui vantaient les bienfaits du loisir réparateur. La Alfya de Bnou Malik est un poème agréable portant sur la grammaire traditionnelle arabe.
Donc le cinéma et l’université sont appelés par la force des choses à trouver un terrain d’entente, des passerelles citoyennes salutaires à la fois pour rattraper le temps perdu et pour relever les défis de la conjoncture actuelle. En termes concrets, il faudrait envisager de véritables partenariats et conventions permettant à l’université d’introduire de manière constante et conséquente le cinéma et l’audiovisuel selon trois pôles complémentaires :
-l’analyse filmique et la découverte de la culture cinématographique et audiovisuelle pour tous,( toutes facultés confondues) au même titre que les langues étrangères ;
-des départements des filières, et des masters de cinéma et d’audiovisuel pour former des spécialistes et des professionnels (sans se substituer aux écoles de cinéma et d’audiovisuel qui fleurissent aujourd’hui de par le Royaume) et pour stimuler la recherche scientifique en la matière ;
-la communication interne et externe de l’université ne peut en aucun cas avoir lieu sans les images et les films. Les documentaires de tous genres peuvent constituer un véritable appui des cours, les reportages peuvent contribuer à la communication avec l’environnement socio-culturel…
Ces mêmes conventions doivent permettre aux professionnels de participer activement à la formation de la relève. Et, force est de dire que le plan d’urgence et ce nouveau souffle de la réforme de l’éducation constituent une baraka pour justement mettre en pratique ce rêve tant souhaité par quelques professionnels de l’audiovisuel et par des professeurs universitaires soucieux d’innovation, d’ouverture, de qualité d’enseignement, de diversification des chances pour les étudiants, nos enfants et les artistes de demain. I
l faut dire que ce croisement de coeur et de raison est une nécessité historique incontournable tant il existe un désir de cinéma de la part des jeunes, tant que le cinéma est un outil de citoyenneté et de démocratie, tant que l’université doit prendre ses responsabilités pour endiguer la pollution culturelle et artistique qui sévit actuellement à travers le piratage et l’explosion des télévisions satellitaires, tant la recherche académique (la critique universitaire)  est appelée sans doute à accompagner et réfléchir sur ce flux d’images produit ici et ailleurs, et tant que le cinéma, étant donné sa nature plurielle,  peut assurer un merveilleux  terreau fertile pour la trans-disciplinarité, l’interculturel, le travail de groupe…  Le désamour prendra fin lorsque le cinéma, l’audiovisuel, l’art en général, auront droit de cité dans l’université et quand les festivals, les plateaux de tournage, les salles de cinéma, les télévision accueilleront à bras ouverts la logique scolaire.  
Qu’on se souvienne des belles expériences, hélas éphémères, d’universités qui ont accueilli des formations en audiovisuel et publicité (El Jadida, Casablanca Ben Msik, Tétouan…) et des formations actuelles à Agadir, Tétouan, Marrakech…Former des amateurs aujourd’hui est la voie royale qui mène à la formation des professionnels de demain.


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