Camille Sari : Le Grand débat lancé en France pourrait canaliser certains Gilets jaunes mais pas tous


Entretien réalisé à Paris par Youssef Lahlali
Jeudi 7 Février 2019

Camille Sari est président de l’Institut euro-maghrébin d’études et de prospectives. Il  a enseigné dans différentes universités parisiennes dont Paris III-Sorbonne Nouvelle, Paris XII, Paris VIII et Paris XIII ainsi que dans de grandes écoles de commerce. En tant que conférencier international, il a enseigné en Algérie, en Côte d’Ivoire, au Mali, au Maroc et au Sénégal. Suite à la publication de son livre “Afrique, Machrek et Union européenne : la Trilatérale du XXIème siècle”, il  nous livre son point de vue sur le mouvement des Gilets jaunes en France  et les grands thèmes de son dernier livre.

Libé: Est-ce qu’il y une ressemblance entre les Gilets jaunes et d’autres mouvements qu’a connus la France depuis l’instauration de la Vème république ?
Camille Sari : Le mouvement des Gilets jaunes version 2018-2019 est spontané, sans encadrement des partis traditionnels, ni des syndicats. Il est hétéroclite quant aux revendications et aux objectifs mais le trait commun est la contestation de l’ordre établi, des institutions républicaines et plus généralement des politiques.
Le mouvement qui lui ressemble le plus est la révolte de Mai 1968 par son caractère spontané, inorganisé et sans direction politique ou syndicale. Mais la comparaison s’arrête à ce niveau. Les manifestants du printemps 1968 étaient des étudiants et des intellectuels dans une période de croissance économique et de plein emploi et voulaient changer les rapports sociaux, la libération des mœurs, l’égalité homme-femme, l’éclatement du carcan familial et la libération de la parole.

Dans l’histoire de la France y a-t-il  d’autres mouvements dans lesquels des gens frustrés s’expriment de cette façon désordonnée ?
Sans remonter au Moyen Age avec les guerres de religion ou les révoltes des paysans, on peut citer le mouvement du tiers état (la majorité des Français qui ne faisaient partie ni de la noblesse, ni du clergé) et qui s’alliera avec la bourgeoisie pour renverser la monarchie en 1789.
La Révolution française est en effet spontanée, inorganisée réclamant le pain et moins d’impôts et de taxes. Elle ne s’est pas faite uniquement par les paysans et le prolétariat naissant mais aussi par les philosophes et penseurs du XVIIIème siècle des Lumières (Rousseau, Voltaire, Montesquieu..). Le rétablissement de la monarchie, son abolition au XIXème siècle, les deux empires de Napoléon 1er et Napoléon III ont été émaillés de révoltes dont les deux principales sont celles de 1848 et la Commune de Paris en 1871 réprimées dans un bain de sang.

A votre avis, quelle classe sociale en France ce mouvement représente-t-il ?
Les Gilets jaunes rassemblent des électeurs d’extrême droite (40% d’entre eux seraient proches du RN de Marine Le Pen) et peut-être 10 à 20% seraient proches de la France Insoumise de Mélenchon.
Au départ il est né de la contestation des hausses de taxes sur le diesel pour embrasser  d’autres taxes et hausses des tarifs de gaz et d’électricité.
Ce mouvement qui rassemble la classe moyenne et des Français de la campagne et des banlieues se focalise sur le pouvoir d’achat et l’amélioration des conditions de vie.

Peut-on parler de deux France qui s’ignoraient et  qui se font face aujourd’hui ?
Oui, il y a un hiatus entre les Français qui bénéficient de la mondialisation et dont la carrière professionnelle évolue favorablement et d’autres qui souffrent de la concurrence étrangère, la fin de leurs métiers, leur déconnexion par rapport au marché du travail. Les nouvelles technologies n’arrangent rien. Les inégalités se creusent, les riches sont de plus en plus riches. Cependant, la France est l’un des pays développés le plus protecteur des citoyens. Des systèmes de protection permettent aux plus démunis de vivre avec quelques difficultés mais quand même en se soignant quasi gratuitement, en mangeant à leur faim et en disposant d’un revenu minimum et des allocations familiales plus généreuses que dans les pays anglo-saxons.

Quelle analyse faites-vous de cette fracture vécue par la France aujourd’hui ?
La fracture de la société ne date pas d’aujourd’hui. La vague ultralibérale datant des années 1980 a renforcé la redistribution des richesses nationales au profit du capital et aux dépens des salariés. C’est l’économie de l’offre qui suppose que les profits du moment présent engendreront des investissements demain et des emplois dans le futur. Fini l’économie keynésienne qui privilégiait la relance par la demande, c’est-à-dire par les augmentations de salaires pour aider à développer la production et l’emploi.
La concurrence étrangère a poussé les salariés à choisir des produits étrangers, tuant ainsi leurs propres emplois.

Ce mouvement dont l’ampleur a faibli ces deux dernières semaines va-t-il durer  ou non après les fêtes, selon vous ?
Certains Gilets jaunes croient que le président Macron a lâché 10 milliards; donc il peut «donner plus». Ignorant les lois économiques, l’Etat ne peut dépenser infiniment sans augmenter ses déficits et/ou les impôts.
En outre, des retraités qui n’ont plus rien à perdre se croient forts ensemble.
Le grand débat lancé par le pouvoir en France pourrait canaliser certains mécontents des Gilets jaunes mais pas tous.

Vous venez de publier un livre  sur les modalités de construction d’une  coopération économique entre les trois blocs (Trilatérale). Il était nécessaire de recenser les forces en présence au sein de chaque partie prenante de la Trilatérale (Afrique, Machrek et Union européenne). Pouvez-vous nous  donner une idée sur ce  méga  projet?
Les pays du Machrek, d’Afrique et d’Europe devraient construire un nouveau modèle de coopération réciproquement avantageux sur le long terme, afin d’assurer leur croissance économique et s’enrichir mutuellement.
Les risques sont multiples : une émigration non contrôlée avec tout ce qui s’ensuit comme désillusions, maltraitance, clochardisation des nouveaux arrivants. La pauvreté est l’alliée involontaire du terrorisme jihadiste. Les guerres civiles et les tensions géostratégiques coûtent excessivement cher aux Africains.
Ce schéma de coopération pourrait atteindre plusieurs objectifs :
- Réindustrialiser l’Afrique et contribuer ainsi à des créations massives d’emplois, afin de fixer les populations et transformer le continent de consommateur de biens à producteur de produits manufacturés et de biens finals ;
- Redonner un nouveau souffle à des économies européennes en proie à la désindustrialisation et à un chômage massif excepté quelques pays du Nord et créer de nouvelles activités. La robotisation, l’automatisation des processus productifs menacent des millions d’emplois. Quelles que soient les mesures de relance et de stimulation de la consommation, les appareils productifs nationaux sont incapables de répondre aux besoins des populations. Il en résulte des déséquilibres des balances commerciales et des paiements. L’Europe devrait élargir ses débouchés en trouvant un autre modèle d’insertion dans l’économie mondiale par la structuration d’une association-partage des fonctions de production et de distribution avec l’Afrique et le Machrek.
- Faire bénéficier les pays du Machrek d’un marché africain prometteur, d’une coopération triangulaire avec l’Europe en tant que financeurs de projets de coproduction, et de leur insertion dans cette chaîne de création de valeur.
La Trilatérale ne saurait être complète sans une nouvelle structuration des relations Nord-Sud, plus précisément entre l’Union européenne et l’Afrique, deux partenaires historiques et aux liens complexes.
Les relations triangulaires entre les trois blocs: Afrique / Machrek / Union européenne, doivent revêtir une forme d’intégration par la production et par une combinaison optimale des facteurs productifs, humains et matériels. Cela vise à favoriser la coproduction, la coconception et la codistribution à l’intérieur des frontières des trois blocs et/ou à l’exportation vers des pays tiers. Cette stratégie peut prendre plusieurs formes : la joint-venture, la holding multinationale ou des accords entre entreprises indépendantes. L’enchevêtrement des appareils productifs peut reposer sur une division du travail entre les pays membres de la Trilatérale ou une spécialisation, en partant des avantages comparatifs.


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