Brahim El Guabli: Nous devons prendre compte de toutes les expressions des réalités linguistiques de nos étudiants et de nos sociétés


Membre du Département des études arabes et du Programme d’études juives au Williams College du Massachussetts

Libé
Mardi 23 Février 2021

Le monde célèbre cette année la Journée internationale de la langue maternelle sous le signe “Promouvoir le multilinguisme pour l’inclusion dans l’éducation et la société”, une thématique d’autant plus pressante en cette période de Covid-19 où l’inclusion dans l’éducation et la société est mise à rude épreuve. Dans cet entretien accordé à MAP-Washington, l’universitaire marocain Brahim El Guabli, du Département d’études arabes et du Programme d’études juives au Williams College (Massachussetts), aborde l’impact, encore difficile à quantifier, de la crise sanitaire inédite sur l’enseignement et sur des communautés plus que d’autres, dans le contexte des enjeux du multilinguisme en tant qu’expression de la diversité et d’un patrimoine universel, tout en évoquant les spécificités du Maroc où la diversité culturelle a toujours constitué le socle et la base de la préservation de l’unité et de l’identité. Ce natif d’Ouarzazate, lauréat des universités de Bordeaux III et Princeton, relève, par ailleurs, combien la réforme scolaire opérée par le Maroc pour inclure l’histoire et la culture de la communauté juive est de nature à forger des citoyens conscients de leur héritage pluriel.

Comment le multilinguisme peut-il, selon vous, contribuer à l’inclusion au sein de la société, particulièrement en ces temps de crise sanitaire inédite qui affecte aussi l’éducation ?
La pandémie a eu un impact désastreux sur l’éducation. Nous devons tous apprendre à faire les choses différemment, de manière efficace et avec succès. Nous devons réinventer nos outils pédagogiques, recalibrer nos objectifs et concevoir des moyens innovants pour encourager nos élèves à apprendre, sans sacrifier la qualité de l’enseignement que nous proposons. La célébration du multilinguisme cette année n’est qu’un autre rappel important que nous devons prendre en compte toutes les expressions des réalités linguistiques de nos étudiants et de nos sociétés. Le fait que de nombreux élèves ne puissent plus se rencontrer en personne peut créer l’illusion qu’il n’y a qu’une seule langue universelle dans une école donnée. La réalité, cependant, est différente. Dans les sociétés d’immigrants, comme aux Etats-Unis, presque tous les élèves sont multilingues. J’utilise ici le multilinguisme dans le sens où les gens viennent de différentes parties du monde, et même lorsqu’ils ne parlent pas parfaitement la langue de leurs ancêtres, leur compréhension du monde ou de leur identité est dans une certaine mesure informée par la langue des parents ou des grands-parents. L’inclusion pendant la pandémie peut être très difficile. Sans entrer dans de nombreux détails sur la signification même de l’inclusion et les questions qu’elle soulève, je veux simplement dire que ce que la pandémie a révélé, c’est le fossé numérique entre les personnes d’un même pays et du monde entier. Certaines catégories démographiques sont plus durement touchées que d’autres. Des groupes spécifiques ont moins de moyens que d’autres, et la fracture numérique entre ceux qui ont accès aux technologies et ceux qui n’en ont pas a eu un impact sur différentes parties prenantes dans différentes sociétés et limité l’inclusion de différentes manières. Nous ne pourrons savoir exactement comment l’inclusion est impactée avant quelques années. Les données montrent l’impact différentiel sur différents groupes et zones géographiques, mais nous avons besoin de plus de temps pour savoir comment tout cela a eu un impact sur l’inclusion et la manière dont les établissements d’enseignement y ont répondu. La pandémie a, entre-temps, ouvert un espace pour davantage d’échanges à l’échelle mondiale. L’accès transnational offert par les technologies de la communication et les plates-formes de médias sociaux a permis aux enseignants et aux étudiants de s’engager dans des conversations sur l’origine des étudiants ou des professeurs, ce qui crée plus d’espace pour des discussions sur des lieux, des langues et des cultures qui peuvent même ne pas être partie des programmes. Les appels Zoom et les groupes de discussion ont introduit le multiculturalisme et le multilinguisme dans nos foyers d’une manière sans précédent. Par exemple, ma femme et moi avons organisé une série d’événements culturels intitulée «Zoom Around the World» (Zoom autour du monde), entre mars et mai 2020. Plusieurs semaines de zoom sur les cultures et les langues en invitant nos amis dans différentes parties du monde, de Singapour à l’Allemagne, notre communauté a été exposée à différentes langues et cultures. Cette petite idée a évolué plus tard pour devenir un programme à part entière.

Les langues ont des implications importantes et complexes sur l’identité. Comment arriver à préserver les langues en danger qui constituent aussi des vecteurs de mémoire collective et de modes uniques de pensée et d’expression ?
Les langues sont des trésors. Ils n’ont pas de prix, et la perte de toute langue est une perte de centaines, sinon de milliers d’années de mémoire, d’histoire, de savoir-faire et de connaissances sur les gens et les lieux. Lorsqu’une maison est démolie, elle est facile à reconstruire, mais lorsqu’une langue disparaît ou devient en danger, l’enjeu est bien plus profond que toute perte matérielle récupérable. C’est la tradition même des personnes qui parlaient la langue et leur conception du temps et de l’espace qui sont perdues. Les langues ne sont pas seulement des moyens de communication; ce sont des archives et des sites de transformation constante. En tant qu’archives, les langues contiennent des informations précieuses sur l’histoire, les personnes et les géographies. L’historien marocain Ali Azaykou a montré comment la langue amazighe peut nous aider à apprendre la topographie et l’histoire. A partir du langage, nous pouvons en apprendre davantage sur les plantes médicinales ainsi que sur les changements politiques au cours d’une période donnée. Les recueils amazighs du Souss sont très riches à cet égard. Cependant, les langues évoluent également et incorporent de nouvelles choses dans leurs systèmes pour refléter les développements qui se produisent dans toute société donnée dans laquelle elles sont parlées. Ayant établi l’importance de la langue, je pense que la préservation doit être la mission des institutions sociétales, éducatives et culturelles de chaque pays. Dans la société, les personnes qui parlent une langue donnée - en particulier en danger ou marginalisée - devraient ressentir la fierté d’avoir un tel privilège de connaître une telle langue et de l’utiliser. Chaque membre de cette société devrait se sentir responsable de transmettre ce langage à ses enfants et petits-enfants. Sur le plan éducatif, l’école publique est le premier espace où prend la socialisation systématique. Une politique éducative multilingue qui exige l’enseignement et l’apprentissage des langues autochtones est essentielle pour leur préservation. De nombreux pays ont des approches différentes, mais l’essentiel est que la préservation d’une langue exige que les autorités éducatives fassent de cette langue une exigence au lycée ou pendant un nombre limité d’années. En fait, l’enseignement des langues autochtones est salutaire pour tous. Cela créera un sentiment de citoyenneté partagée et d’appartenance à une communauté imaginaire construite autour d’une éthique commune. Enfin, la production culturelle dans les langues autochtones et en danger devrait être encouragée de manière proactive. Par exemple, de la littérature au cinéma et à la musique, la production culturelle dans les langues en danger devrait être financée et diffusée. Des personnes ressources spécialisées devraient être associées à ces processus pour obtenir les meilleurs résultats possibles sans folkloriser les locuteurs de langues et leur patrimoine culturel.

Quel regard portez-vous sur la situation au Maroc connu pour sa diversité linguistique inscrite dans la Constitution ? L’enseignement des langues, y compris l’amazigh, permet-il d’atteindre les aspirations d’un enseignement éducatif performant ?
Le Maroc est un pays qui se caractérise par sa diversité linguistique. Entre l’amazigh, le darija, l’arabe, le français et l’espagnol, les Marocains parlent ou comprennent au moins deux langues. Cette diversité linguistique enrichit le sentiment d’identité des Marocains et élargit les horizons de ce qu’ils peuvent faire. Le fait que la Constitution de 2011 reconnaisse cette diversité linguistique est une étape importante vers l’adoption et l’intégration complètes du multilinguisme du pays. L’intégration de cette diversité linguistique dans l’administration, le système de justice, l’économie et les systèmes éducatifs et culturels serait une étape encore plus percutante. En outre, le Maroc est devenu une destination pour des milliers d’immigrants originaires d’Afrique subsaharienne, qui ont maintenant apporté leurs langues au paysage linguistique marocain, enrichissant ainsi la cartographie linguistique du pays. Aussi, le Maroc a une opportunité unique de profiter de cette richesse linguistique et de cette proximité avec les marchés mondiaux en Europe et en Amérique. Un système éducatif robuste exigeant de hautes performances en amazigh, en darija, en français et en anglais/ou espagnol aiderait le Maroc à former une génération de citoyens ancrés dans la culture marocaine tout en ayant un lien fort avec le monde. De plus, disposer d’un système éducatif combinant une solide maîtrise des langues marocaines et étrangères à une formation académique rigoureuse créera également des emplois et offrira des opportunités à de nombreux diplômés des écoles marocaines de travailler et d’étudier à l’étranger. Je pense personnellement que le tamazight est la langue du futur pour de nombreux Nord-Africains. C’est littéralement un espace ouvert pour la traduction, les études littéraires, le travail anthropologique et l’initiative économique. Le jour où les universités américaines décident d’intégrer les études amazighes dans leurs départements, le marché potentiel pour cette langue et sa culture est important. En plus de ces considérations, la reconnaissance par le Maroc de sa culture amazighe à travers la création de l’IRCAM en 2001 et la constitutionnalisation du tamazight en 2011 ont contribué à faire évoluer les attitudes. Cependant, ces initiatives devraient être intégrées dans un écosystème à long terme qui s’efforce de bâtir une société moderne avec une économie de classe mondiale. Former une nouvelle génération de Marocains ancrés dans diverses cultures marocaines gagnerait à enseigner les travaux de ces savants pionniers. L’univers intellectuel et culturel des étudiants marocains s’enrichira lorsqu’ils découvrent les mondes habités par Mokhtar Soussi, à la fois en tant qu’alem et en tant que locuteur des langues arabe et amazighe. Les travaux de Khatibi sur le bilinguisme et la bi-langue pousseront les élèves à voir la complexité émotionnelle et culturelle des langues qu’ils chevauchent. A propos, Khatibi a organisé une conférence désormais classique sur le multilinguisme à Rabat en 1981. Exiger la lecture d’œuvres de Kilito, écrites en arabe et en français, ouvrira des perspectives de réflexion aux jeunes générations pour lire le monde en arabe. Les chercheurs et littérateurs marocains ont généré une quantité impressionnante d’ouvrages qui peuvent éclairer toute réforme pédagogique linguistique visant à former les futurs citoyens marocains.

Le Maroc vient d’opérer une réforme scolaire incluant l’histoire et la culture de la communauté juive. Quelle lecture en faites-vous ?
Nous ne pouvons que saluer toute réforme éducative qui vise à apprendre aux étudiants marocains - et par extension à la société - à être fiers de leur diversité linguistique, culturelle et religieuse. Les juifs berbères / amazighs existaient au Maroc avant l’avènement de la langue arabe et de la religion islamique et une réforme curriculaire qui réhabilite cette histoire et révèle comment les juifs, berbères et arabes, et les musulmans, aussi bien berbères et arabes, ont négocié leur existence commune dans les villages et les centres urbains jusqu’à il y a six décennies, mérite d’être encouragée. Des universitaires marocains, tels que le professeur Aomar Boum de l’Université de Californie, ont fait un travail incroyable pour montrer l’enracinement de la culture juive au Maroc et au-delà. Le cinéma marocain a produit d’excellents documentaires et longs métrages qui ont mis au jour divers aspects des relations judéo-musulmanes dans le pays. Ces films doivent également être portés à l’attention des étudiants. Les enseignants devraient être encouragés à les intégrer dans leurs programmes et les élèves devraient être incités à y interagir de manière significative. Un sous-genre de la littérature marocaine entièrement dédié aux juifs marocains s’est développé ces dernières années. Des romans de Mohamed Ezzeddine Tazi, Driss Miliani, Hassan Ait Moh et Brahim El Hariri, entre autres, ont dépeint des Juifs marocains vivant avec des musulmans dans des quartiers urbains et des espaces ruraux. Écrits à la fois en arabe et en français, certains de ces romans pourraient être inclus dans le cadre du programme d’études au lycée. Ils fourniront aux étudiants marocains les connaissances et les outils d’analyse dont ils ont besoin pour comprendre leur histoire et apprécier les efforts qui sont faits dans le présent pour réhabiliter le patrimoine juif du Maroc. Les étudiants devraient apprendre les langues locales juives, telles que l’haketia et le judéo-berbère. Des universitaires marocains, tels que Simon Levy, Mohamed El Medlaoui et Haïm Zafrani, ont créé des sources importantes qui peuvent être utilisées à cet égard. Du moment que nous parlons de langue, aider les élèves à réfléchir sur des phrases comme ljama nudayn (synagogue en amazigh, NDLR) et lmdint nudayn (cimetière) et d’autres éléments topographiques sera très efficace pour révéler comment l’histoire juive du Maroc est inscrite dans l’espace et la langue. L’espace et la topographie sont importants pour découvrir les juifs marocains. Plus récemment, l’historienne de l’art Nadia Sabri, basée à Rabat, a publié un livre très créatif «Vues du Maroc juif», dans lequel un groupe d’universitaires et d’artistes revisitent des aspects du passé juif marocain. Ce travail aidera les étudiants à apprendre à la fois l’histoire et de nouvelles méthodologies pour réfléchir à la mémoire et à l’art. Une réforme des programmes qui prend en compte la diversité des engagements avec l’héritage juif-musulman du Maroc et reflète la diversité géographique de la vie juive dans les différentes régions du Maroc est sans aucun doute importante pour le pays et ses citoyens.


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