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Après la nomination de
l’historien Benjamin Stora en tant que président du Conseil d’orientation du Musée
national de l’immigration, et l’ouverture de cette structure dédiée à la mémoire de
l’immigration par le président français François Hollande,
son président nous a accordé un entretien pour parler des objectifs de cette institution
et son projet pour réconcilier les Français avec leur histoire de l’immigration.
Benjamin Stora, historien,
professeur à l’Université Paris XIII, est l’auteur de très
nombreux ouvrages. Le dernier « La guerre d’Algérie expliquée en images », édition Le Seuil
et « Histoire des relations entre juifs et musulmans » aux
éditions Albin Michel.
Il a également été conseiller historique du film « Indochine » de Régis Wargnier, de « Là-bas... mon pays » d’Alexandre Arcady en 2000, du « Premier homme », de Gianni Amelio (2010), adaptation pour le cinéma
du roman d’Albert Camus, et du film «Les hommes libres» d’Ismaël Ferroukhi.
Le projet du Musée de
l’immigration a été porté par Lionel Jospin, quand il était Premier ministre (1995-1997). Il avait été inscrit dans
le programme du candidat Jacques Chirac en 2002.
Mais la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration» n’a finalement ouvert ses portes qu’après l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 en pleine polémique autour du projet de loi sur la maîtrise
de l’immigration.
Libé : Est-ce que le climat a changé après votre nomination en tant que président du Conseil d’orientation du Musée national de l’immigration ?
B.S : Le climat en lui-même est apaisé, parce que, moi-même, je suis historien et je travaille sur la question de l’immigration. Il y a aussi mon engagement militant sur les questions de l’immigration, du racisme et de l’égalité. Ma nomination a été bien accueillie par tous. Les historiens sont revenus à la Cité ; ils siègent au Conseil d’administration. Donc, il y a aujourd’hui un climat plus serein qui règne autour de cette cité. Ce n’était pas le cas, il y a quelques années. Maintenant, la question de l’immigration, c’est une autre affaire. C’est une question qui reste problématique, très clivante. C’est un sujet brûlant et d’affrontement entre la droite et la gauche et même à l’intérieur de toutes les familles politiques. Ce sera le grand enjeu de la présidentielle de 2017 en France. La question de l’immigration divise. Les stéréotypes et les regards portés sur l’immigration sont très négatifs et beaucoup plus depuis quelques années.
Pourquoi ce musée n’a-t-il jamais été inauguré officiellement ?
Peut-être que les questions de l’immigration en France restent polémiques et entraînent des clivages sur le plan politique et idéologique et il y a cette réticence d’avoir privilégié une partie de l’histoire au détriment de l’ensemble de cette histoire française. Moi, je crois, au contraire, qu’inaugurer ce musée permettra d’enrichir cette histoire, ce récit national, le récit français, le récit républicain. Il est donc bienvenu qu’un président de la République installe officiellement ce Musée national de l’immigration.
Pourquoi ce regard négatif sur l’immigration en France ? Est-ce lié à la mémoire de la guerre d’Algérie ou à d’autres facteurs ? Pourtant une grande partie de la population française a une origine étrangère.
A mon avis, plusieurs facteurs sont en jeu. Il y a l’immigration d’origine non européenne, qui est arrivée dans les années 60. Avant, l’immigration était massivement d’origine européenne, italienne, portugaise, espagnole. L’immigration non européenne apparaît alors comme quelque chose d’entièrement nouveau, qui interpelle. Il y a aussi des conflits autour de la mémoire, la période coloniale et la guerre d’Algérie. Ce sont des émigrations post-coloniales fondamentalement, et pas seulement non européennes. Le rapport avec la France n’est pas le même. La migration classique n’a pas de contentieux avec la France. En revanche, les migrations maghrébines et subsahariennes n’ont pas la même nature de rapport avec la France. Entre autres, il y a le processus de la décolonisation, la naissance du nationalisme politique et des affrontements avec au cœur la guerre d’Algérie. Elle a duré 8 ans et a laissé des traces dans l’imaginaire des gens ; c’est le deuxième aspect qui me paraît important. S’ajoute à cela un troisième aspect. En l’espace de 30 ans, il y a eu une dégradation économique avec le problème du chômage. Aujourd’hui, il y a 5 millions de chômeurs, c’est gigantesque. Dans les années 30, c’était le plein emploi. Les étrangers, avec le chômage, sont devenus le bouc émissaire ; ils sont rendus responsables de tout et cela entraîne la montée des extrêmes.
Mais, si on prend l’exemple de Lionel Jospin, avec une très bonne croissance, moins de chômage, il n’est même pas passé au deuxième tour des élections présidentielles de 2001 et a laissé la place au représentant de l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen.
L’économie a été redressée, mais le problème du chômage n’a pas été réglé. Le chômage en France n’a fait qu’augmenter depuis 30 ans. L’aggravation a commencé dans les années 90 et s’est accélérée dans les années 2000 et encore plus dans les années 2010. Les Français ont le sentiment que le chômage s’accroit et que les étrangers sont de plus en plus présents. Il faut tenir compte de ce sentiment paradoxal des Français sur ces questions-là. La question de l’Islam en France est nouvelle et la société française doit la prendre à bras-le-corps et accepter la présence d’une société différente. C’est la deuxième religion en France et cela fait débat.
Il y a aussi la tragédie syrienne et le recrutement des jeunes Français pour participer à des groupes jihadistes
Oui, il y a la question syrienne, la brûlure de l’histoire avec la question palestinienne, tout ce qui se passe dans le monde arabe avec ce qu’on a appelé le Printemps arabe et la situation en Libye, en Egypte et en Irak ravagé par 10 ans de guerre et l’Etat islamique. Si on additionne tout cela avec la crise économique et le chômage, la question coloniale, la place de l’islam en France et la crise politique, on a le sentiment qu’il n’y a pas de solution pour les crises économique et sociale. Tout cela fait que les Français se retournent vers leur passé. Cela veut dire que le passé pour eux sert de refuge rassurant. Regardez le succès du livre d’Eric Zemmour « Le suicide Français » . Grosso modo, on nous dit que c’était mieux avant, que c’était mieux dans les années 40 et 50.
C’est l’analyse d’un fils d’immigré du Maghreb Eric Zemmour. Son livre « Le suicide Français » a connu une réussite incroyable.
Certains immigrés aiment bien fermer la porte derrière eux. Moi, je rentre en France, je ferme la porte derrière moi et j’éteins la lumière. C’est un phénomène très classique, les derniers arrivants ferment la porte derrière eux. Fermant cette parenthèse, il y a une volonté de se retourner vers le passé, de rester enfermé dans le passé, parce qu’on a peur de l’avenir.
Que peut faire la Cité de l’immigration pour apaiser la relation des Français avec leur immigration ?
Un seul lieu ne peut pas apaiser cette énorme effervescence en France avec le chômage, la guerre en Syrie, la Palestine, on ne peut pas, je ne peux pas.
Ce que nous pouvons faire, c’est maintenir des liens, des ponts, des passerelles entre la France et ses étrangers, entre les communautés elles-mêmes car elles s’affrontent. Il faut trouver des passerelles entre les générations, des passerelles entre les cultures. Il faut maintenir des liens entre la société française, son histoire et son histoire nouvelle écrite par l’immigration. En un mot, il est nécessaire de fabriquer du sens et des liens. Ce lieu doit être identifié comme un lieu où l’avenir est préservé. En effet, c’est une France nouvelle qui apparaît. Des millions de gens vivent dans ce pays ; ils sont français et ils représentent la France de demain. Ce sont des jeunes entre 20 et 40 ans qui ne sont pas représentés politiquement, excepté par quelques stars du sport ou de la télé.
C’est une nouvelle France qui émerge. La Cité de l’immigration doit permettre à ces jeunes de s’exprimer à travers la photo et le cinéma. Elle essaye de donner une chance à une France nouvelle. Eric Cantona vient de présenter à la Cité de l’immigration son film sur le sport et l’immigration. Un film sur la mode et l’immigration va également voir le jour. L’immigration, ce n’est pas seulement le gars qui construit des autoroutes, mais c’est aussi des artistes, plasticiens, peintres … c’est tout cela l’immigration. Nous allons réfléchir à une grande exposition sur les frontières : est-ce que la Méditerranée est une frontière ? Que se passe-t-il autour des frontières, lieux de transgression, lieux de départ ? Le Maroc est aussi confronté à ce phénomène. Voilà notre rôle : ouvrir des débats et maintenir des liens.
Vous avez déclaré que la Cité de l’immigration s’adresse aux Français, aux immigrés et à leurs descendants, ce n’est pas beaucoup tout ce monde en même temps ?
Oui, c’est beaucoup tout cela. On essaye de s’adresser à un public le plus large possible. Si on fait seulement des séminaires avec des universitaires spécialisés, on ne va pas atteindre les Français. Mais on s’adresse surtout aux jeunes. Les immigrés ne veulent pas vivre toute leur vie une vie d’immigrés. Ceux qui sont les plus intéressés par cela, ce sont les jeunes.
La France connaît aujourd’hui la guerre des mémoires et le repli communautaire. Est-ce-que la Cité réfléchit à ce genre de problématique de la société française ?
Depuis 20 ans en France, il y a une enchère victimaire, chacun présente son histoire comme étant plus importante que les autres. La mémoire juive, arménienne, l’esclavagisme, je prends les grands groupes qui s’affrontent sur la hiérarchisation des mémoires. Ceux qui veulent se mettre sur le haut de la pyramide et ceux qui sont en bas. On est dans cette situation difficile. Il faut organiser des rencontres entre les gens qui ne se parlent plus. Il faut prévoir de faire des colloques, des conférences, des débats entre les associations des juifs en France et les associations des noirs en France après ce qui s’est passé avec Dieudonné qui a une grande audience auprès de la jeunesse. Il faut que des organisations, des associations, des intellectuels puissent dialoguer et débattre. C’est le rôle de la Cité de l’immigration d’essayer là aussi de créer des liens.
Depuis notre première rencontre, cela fait une vingtaine d’années, vous mobilisez les militants sur les questions de l’immigration. Est-ce que votre livre « Les trois exils » reflète ce parcours ?
Mon livre le plus important, qui reflète ce parcours c’est « Les guerres sans fin » en 2008. Sur mes engagements, il y a trois livres : « Les trois exils » en 2006, « La dernière génération d’octobre » et « La guerre des mémoires ».
Mais à travers cette trilogie, c’est le parcours de quelqu’un qui part de la marge, de l’exil et qui essaye de convaincre le centre. Ce qui veut dire que les gens de la périphérie ont aussi des choses à dire, autant que les gens du centre. Marcher vers le centre de la société et essayer de convaincre. Les gens qui vivent à la périphérie de l’histoire sont aussi importants que les gens du centre de l’histoire. Lorsque j’ai commencé à travailler dans les années 70, mon sujet de recherche c’était la guerre d’Algérie et la question coloniale et l’immigration, je me rappelle que j’ai fait ma première exposition sur l’immigration avec Driss El Yazami. Nous avons fondé « Générique » en 1987, fait l’exposition « France des étrangers », « France des libertés » à la Défense en 1990. C’était très marginal à l’époque. Après 30 ans, avec les questions de la mondialisation sociale et économique, on voit que toutes les questions de l’autre, de la périphérie sont devenues des questions de centre. C’est ça mon parcours intellectuel et ce fut une bataille de transférer ces questions des banlieues et de la périphérie vers le centre. Je suis loin d’avoir réussi, ce sont des questions qui ne sont pas encore résolues. Ce n’est pas une bataille achevée.
Votre parcours d’engagement intellectuel est-il toujours possible en France aujourd’hui ?
A notre époque, ce qui dominait c’était l’engagement politique, on pensait que par la politique, on pouvait transformer la société. Aujourd’hui, ce qui est affaibli, c’est la croyance idéologique et ce qui est renforcé, c’est la croyance religieuse, tout l’aspect de croyance politique est entré en crise via le collectif : la vie de la cité. Transformer le monde par la politique c’était notre objectif. Maintenant, chez les jeunes, il y a le sentiment qu’on peut transformer le monde par la religion par exemple, ce qui n’existait pas dans ma génération. La religion me paraît quelque chose d’ancien, de dépassé, quelque chose de mes parents. Dans le vide idéologique vient s’engouffrer l’aspect religieux. Dans la génération d’avant, la politique c’était le socialisme et le nationalisme, ces carburateurs de vie qui n’ont pas donné de résultat. A partir de ce moment-là, dans le vide des idéologies, une autre idéologie est née, la religion comme politique. Et cela, c’est une grande différence avec ma génération.
Ce qui explique peut-être le repli identitaire et communautaire aujourd’hui ?
Dans mon temps, ce n’était pas comme cela. On ne savait pas si un tel était d’une religion ou d’une autre. Aujourd’hui, il y a une sorte d’assignation à résidence identitaire permanente très prenante. On ne peut plus parler d’un point de vue universel, mais seulement à partir de son origine.
Aujourd’hui, on est soupçonné de défendre une communauté ou une religion ?
Oui, on est toujours soupçonné quelque part. Puis, il n’y a pas que l’aspect religieux, il y a aussi l’individualisme. L’individu existait un peu dans les années 50, 60 et 70. Aujourd’hui la question de l’individu, l’argent et le spectacle marchent ensemble, il y a une sorte de narcissisme où il faut exister et se faire connaître. Le sens de la solidarité collective s’est effrité considérablement.
Aujourd’hui, un phénomène touche les Marocaines du monde : plusieurs jeunes et moins jeunes quittent la France et s’installent dans leur pays d’origine. Comment expliquez-vous ce phénomène nouveau ?
Pourquoi pas ? Moi, je ne suis pas contre. Il ne faut pas oublier non plus que c’est la crise en France. Il y a le fait de retour aux origines, mais il n’y a pas que cela. L’expatriation en France, ce n’est pas nouveau, il y a des jeunes qui partent partout, en Australie par exemple. La France est devenue depuis quelques années une terre de départ. Ce n’était pas le cas pendant un siècle. C‘est un phénomène nouveau, des jeunes qui tentent leur chance ailleurs. Il n’y a pas que l’origine, les jeunes sont dans la mobilité. J’ai vécu au Maroc 4 ans. Parmi les copains de mon fils, un est à Hongkong, un à Montréal, un à Londres, un autre a choisi de retourner au Maroc. Pourtant, ils sont tous passés par Paris. Au bout de 4 à 5 ans, la dispersion a commencé. Ils avaient envie de bouger, de faire des choses différentes, c’est cela le monde d’aujourd’hui.
C’est la recherche de l’aventure ou c’est parce qu’il n’y a plus d’avenir en France ?
Il y a de tout, ils ne se sentent pas bien, ils se sentent stigmatisés, on ne les reconnaît pas, ils se sentent incapables de peser. Mais il y a aussi la mondialisation culturelle, les jeunes sont sur Internet, il n’y a plus de frontière.
Vous ne pensez pas que tout cela est contradictoire, le repli identitaire et la mondialisation ?
On a parlé de la religion, se réfugier dans la religion c’est une façon de résister, mais le monde nouveau c’est la circulation aussi. Le phénomène religieux est pris dans la mondialisation, les gens partent en Syrie. Tout le monde veut bouger, on vit dans des identités multiples et des socialisations multiples. Un seul métier ne suffit plus. Ce n’est plus comme avant, on n‘est pas enfermé dans la même identité, la même histoire. Ce monde-là est fini, un autre apparaît, on ne connaît pas tous les paramètres encore, ce qui explique l’accroissement du phénomène migratoire et l’explosion de son nombre dans le monde.
l’historien Benjamin Stora en tant que président du Conseil d’orientation du Musée
national de l’immigration, et l’ouverture de cette structure dédiée à la mémoire de
l’immigration par le président français François Hollande,
son président nous a accordé un entretien pour parler des objectifs de cette institution
et son projet pour réconcilier les Français avec leur histoire de l’immigration.
Benjamin Stora, historien,
professeur à l’Université Paris XIII, est l’auteur de très
nombreux ouvrages. Le dernier « La guerre d’Algérie expliquée en images », édition Le Seuil
et « Histoire des relations entre juifs et musulmans » aux
éditions Albin Michel.
Il a également été conseiller historique du film « Indochine » de Régis Wargnier, de « Là-bas... mon pays » d’Alexandre Arcady en 2000, du « Premier homme », de Gianni Amelio (2010), adaptation pour le cinéma
du roman d’Albert Camus, et du film «Les hommes libres» d’Ismaël Ferroukhi.
Le projet du Musée de
l’immigration a été porté par Lionel Jospin, quand il était Premier ministre (1995-1997). Il avait été inscrit dans
le programme du candidat Jacques Chirac en 2002.
Mais la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration» n’a finalement ouvert ses portes qu’après l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 en pleine polémique autour du projet de loi sur la maîtrise
de l’immigration.
Libé : Est-ce que le climat a changé après votre nomination en tant que président du Conseil d’orientation du Musée national de l’immigration ?
B.S : Le climat en lui-même est apaisé, parce que, moi-même, je suis historien et je travaille sur la question de l’immigration. Il y a aussi mon engagement militant sur les questions de l’immigration, du racisme et de l’égalité. Ma nomination a été bien accueillie par tous. Les historiens sont revenus à la Cité ; ils siègent au Conseil d’administration. Donc, il y a aujourd’hui un climat plus serein qui règne autour de cette cité. Ce n’était pas le cas, il y a quelques années. Maintenant, la question de l’immigration, c’est une autre affaire. C’est une question qui reste problématique, très clivante. C’est un sujet brûlant et d’affrontement entre la droite et la gauche et même à l’intérieur de toutes les familles politiques. Ce sera le grand enjeu de la présidentielle de 2017 en France. La question de l’immigration divise. Les stéréotypes et les regards portés sur l’immigration sont très négatifs et beaucoup plus depuis quelques années.
Pourquoi ce musée n’a-t-il jamais été inauguré officiellement ?
Peut-être que les questions de l’immigration en France restent polémiques et entraînent des clivages sur le plan politique et idéologique et il y a cette réticence d’avoir privilégié une partie de l’histoire au détriment de l’ensemble de cette histoire française. Moi, je crois, au contraire, qu’inaugurer ce musée permettra d’enrichir cette histoire, ce récit national, le récit français, le récit républicain. Il est donc bienvenu qu’un président de la République installe officiellement ce Musée national de l’immigration.
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L’économie a été redressée, mais le problème du chômage n’a pas été réglé. Le chômage en France n’a fait qu’augmenter depuis 30 ans. L’aggravation a commencé dans les années 90 et s’est accélérée dans les années 2000 et encore plus dans les années 2010. Les Français ont le sentiment que le chômage s’accroit et que les étrangers sont de plus en plus présents. Il faut tenir compte de ce sentiment paradoxal des Français sur ces questions-là. La question de l’Islam en France est nouvelle et la société française doit la prendre à bras-le-corps et accepter la présence d’une société différente. C’est la deuxième religion en France et cela fait débat.
Il y a aussi la tragédie syrienne et le recrutement des jeunes Français pour participer à des groupes jihadistes
Oui, il y a la question syrienne, la brûlure de l’histoire avec la question palestinienne, tout ce qui se passe dans le monde arabe avec ce qu’on a appelé le Printemps arabe et la situation en Libye, en Egypte et en Irak ravagé par 10 ans de guerre et l’Etat islamique. Si on additionne tout cela avec la crise économique et le chômage, la question coloniale, la place de l’islam en France et la crise politique, on a le sentiment qu’il n’y a pas de solution pour les crises économique et sociale. Tout cela fait que les Français se retournent vers leur passé. Cela veut dire que le passé pour eux sert de refuge rassurant. Regardez le succès du livre d’Eric Zemmour « Le suicide Français » . Grosso modo, on nous dit que c’était mieux avant, que c’était mieux dans les années 40 et 50.
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Que peut faire la Cité de l’immigration pour apaiser la relation des Français avec leur immigration ?
Un seul lieu ne peut pas apaiser cette énorme effervescence en France avec le chômage, la guerre en Syrie, la Palestine, on ne peut pas, je ne peux pas.
Ce que nous pouvons faire, c’est maintenir des liens, des ponts, des passerelles entre la France et ses étrangers, entre les communautés elles-mêmes car elles s’affrontent. Il faut trouver des passerelles entre les générations, des passerelles entre les cultures. Il faut maintenir des liens entre la société française, son histoire et son histoire nouvelle écrite par l’immigration. En un mot, il est nécessaire de fabriquer du sens et des liens. Ce lieu doit être identifié comme un lieu où l’avenir est préservé. En effet, c’est une France nouvelle qui apparaît. Des millions de gens vivent dans ce pays ; ils sont français et ils représentent la France de demain. Ce sont des jeunes entre 20 et 40 ans qui ne sont pas représentés politiquement, excepté par quelques stars du sport ou de la télé.
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Oui, c’est beaucoup tout cela. On essaye de s’adresser à un public le plus large possible. Si on fait seulement des séminaires avec des universitaires spécialisés, on ne va pas atteindre les Français. Mais on s’adresse surtout aux jeunes. Les immigrés ne veulent pas vivre toute leur vie une vie d’immigrés. Ceux qui sont les plus intéressés par cela, ce sont les jeunes.
La France connaît aujourd’hui la guerre des mémoires et le repli communautaire. Est-ce-que la Cité réfléchit à ce genre de problématique de la société française ?
Depuis 20 ans en France, il y a une enchère victimaire, chacun présente son histoire comme étant plus importante que les autres. La mémoire juive, arménienne, l’esclavagisme, je prends les grands groupes qui s’affrontent sur la hiérarchisation des mémoires. Ceux qui veulent se mettre sur le haut de la pyramide et ceux qui sont en bas. On est dans cette situation difficile. Il faut organiser des rencontres entre les gens qui ne se parlent plus. Il faut prévoir de faire des colloques, des conférences, des débats entre les associations des juifs en France et les associations des noirs en France après ce qui s’est passé avec Dieudonné qui a une grande audience auprès de la jeunesse. Il faut que des organisations, des associations, des intellectuels puissent dialoguer et débattre. C’est le rôle de la Cité de l’immigration d’essayer là aussi de créer des liens.
Depuis notre première rencontre, cela fait une vingtaine d’années, vous mobilisez les militants sur les questions de l’immigration. Est-ce que votre livre « Les trois exils » reflète ce parcours ?
Mon livre le plus important, qui reflète ce parcours c’est « Les guerres sans fin » en 2008. Sur mes engagements, il y a trois livres : « Les trois exils » en 2006, « La dernière génération d’octobre » et « La guerre des mémoires ».
Mais à travers cette trilogie, c’est le parcours de quelqu’un qui part de la marge, de l’exil et qui essaye de convaincre le centre. Ce qui veut dire que les gens de la périphérie ont aussi des choses à dire, autant que les gens du centre. Marcher vers le centre de la société et essayer de convaincre. Les gens qui vivent à la périphérie de l’histoire sont aussi importants que les gens du centre de l’histoire. Lorsque j’ai commencé à travailler dans les années 70, mon sujet de recherche c’était la guerre d’Algérie et la question coloniale et l’immigration, je me rappelle que j’ai fait ma première exposition sur l’immigration avec Driss El Yazami. Nous avons fondé « Générique » en 1987, fait l’exposition « France des étrangers », « France des libertés » à la Défense en 1990. C’était très marginal à l’époque. Après 30 ans, avec les questions de la mondialisation sociale et économique, on voit que toutes les questions de l’autre, de la périphérie sont devenues des questions de centre. C’est ça mon parcours intellectuel et ce fut une bataille de transférer ces questions des banlieues et de la périphérie vers le centre. Je suis loin d’avoir réussi, ce sont des questions qui ne sont pas encore résolues. Ce n’est pas une bataille achevée.
Votre parcours d’engagement intellectuel est-il toujours possible en France aujourd’hui ?
A notre époque, ce qui dominait c’était l’engagement politique, on pensait que par la politique, on pouvait transformer la société. Aujourd’hui, ce qui est affaibli, c’est la croyance idéologique et ce qui est renforcé, c’est la croyance religieuse, tout l’aspect de croyance politique est entré en crise via le collectif : la vie de la cité. Transformer le monde par la politique c’était notre objectif. Maintenant, chez les jeunes, il y a le sentiment qu’on peut transformer le monde par la religion par exemple, ce qui n’existait pas dans ma génération. La religion me paraît quelque chose d’ancien, de dépassé, quelque chose de mes parents. Dans le vide idéologique vient s’engouffrer l’aspect religieux. Dans la génération d’avant, la politique c’était le socialisme et le nationalisme, ces carburateurs de vie qui n’ont pas donné de résultat. A partir de ce moment-là, dans le vide des idéologies, une autre idéologie est née, la religion comme politique. Et cela, c’est une grande différence avec ma génération.
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Aujourd’hui, on est soupçonné de défendre une communauté ou une religion ?
Oui, on est toujours soupçonné quelque part. Puis, il n’y a pas que l’aspect religieux, il y a aussi l’individualisme. L’individu existait un peu dans les années 50, 60 et 70. Aujourd’hui la question de l’individu, l’argent et le spectacle marchent ensemble, il y a une sorte de narcissisme où il faut exister et se faire connaître. Le sens de la solidarité collective s’est effrité considérablement.
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Pourquoi pas ? Moi, je ne suis pas contre. Il ne faut pas oublier non plus que c’est la crise en France. Il y a le fait de retour aux origines, mais il n’y a pas que cela. L’expatriation en France, ce n’est pas nouveau, il y a des jeunes qui partent partout, en Australie par exemple. La France est devenue depuis quelques années une terre de départ. Ce n’était pas le cas pendant un siècle. C‘est un phénomène nouveau, des jeunes qui tentent leur chance ailleurs. Il n’y a pas que l’origine, les jeunes sont dans la mobilité. J’ai vécu au Maroc 4 ans. Parmi les copains de mon fils, un est à Hongkong, un à Montréal, un à Londres, un autre a choisi de retourner au Maroc. Pourtant, ils sont tous passés par Paris. Au bout de 4 à 5 ans, la dispersion a commencé. Ils avaient envie de bouger, de faire des choses différentes, c’est cela le monde d’aujourd’hui.
C’est la recherche de l’aventure ou c’est parce qu’il n’y a plus d’avenir en France ?
Il y a de tout, ils ne se sentent pas bien, ils se sentent stigmatisés, on ne les reconnaît pas, ils se sentent incapables de peser. Mais il y a aussi la mondialisation culturelle, les jeunes sont sur Internet, il n’y a plus de frontière.
Vous ne pensez pas que tout cela est contradictoire, le repli identitaire et la mondialisation ?
On a parlé de la religion, se réfugier dans la religion c’est une façon de résister, mais le monde nouveau c’est la circulation aussi. Le phénomène religieux est pris dans la mondialisation, les gens partent en Syrie. Tout le monde veut bouger, on vit dans des identités multiples et des socialisations multiples. Un seul métier ne suffit plus. Ce n’est plus comme avant, on n‘est pas enfermé dans la même identité, la même histoire. Ce monde-là est fini, un autre apparaît, on ne connaît pas tous les paramètres encore, ce qui explique l’accroissement du phénomène migratoire et l’explosion de son nombre dans le monde.