Bachir Ben Barka : Le meilleur hommage que son pays puisse rendre à mon père est de faire toute la lumière sur son sort


Entretien réalisé par Youssef Lahlali
Jeudi 29 Octobre 2015

 Libé : Cinquante  ans après  la disparition et l’enlèvement du leader de la Tricontinentale et de l’UNFP Mehdi Ben Barka, cette disparition reste une énigme. Beaucoup de questions restent sans réponse. Est-ce que vous avez encore l’espoir que la vérité verra le jour ?

Bachir Ben Barka : Le combat pour la vérité que mène ma famille avec son avocat Me Buttin dure depuis cinquante ans. Nos questions, fondamentales pour une famille, sont aujourd’hui sans réponse : Comment a disparu mon père ? Où est son corps ? Toutes les responsabilités (qu’elles soient d’Etat ou individuelles) sont-elles connues ?
Il est établi que la décision politique de mettre fin aux activités militantes de mon père émane du plus haut niveau de l’Etat marocain. L’exécution en a été confiée aux services marocains de répression (ministère de l’Intérieur, Sûreté nationale, CaB1) qui a trouvé des complicités auprès d’autres services étrangers (SDECE français, Mossad israélien, CIA) et s’adjoignant des truands.
Il est établi que mon père a été interpellé par deux policiers français qui l’ont conduit à la maison d’un des truands. Là sa trace disparaît.
Depuis, la raison des Etats impliqués dans le crime a empêché la justice d’aller au bout de ses recherches pour la vérité.
Si nous avons mené pendant cinquante ans le combat de la vérité face à ces obstacles, ce n’est pas pour l’arrêter aujourd’hui ou demain avant qu’on  nous ait répondu clairement et totalement. La mobilisation que nous observons à l’occasion de ce cinquantenaire nous conforte dans l’idée qu’il est possible d’aller au bout de ce long et difficile chemin.

Selon vous, le Maroc a-t-il commandité l’enlèvement ? Les services français ont-ils été complices ? Il y a peut-être aussi d’autres pays impliqués ?

Plutôt que « Maroc », je dirais le pouvoir marocain. Comme je viens de le dire, la décision politique de mettre fin aux activités militantes de Mehdi Ben Barka par « des méthodes non orthodoxes » (comme cela est indiqué dans un rapport des services secrets français) a été prise au plus haut niveau de l’Etat marocain. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que Mehdi était la cible du régime marocain et de ses services : attentats, intimidations, condamnations à mort.
Comme pour les précédentes tentatives, l’exécution de la décision a été confiée à ceux qui avaient déjà fait leurs preuves dans la répression du combat du peuple marocain pour la démocratie, la justice et le progrès : le ministère de l’Intérieur (Oufkir), la Sûreté nationale (Dlimi) et le CAB-1 (El Achaâchi, Miloud Tounsi…).
Des complicités ont été trouvées auprès des services secrets français, de truands et même certains services de la police française. Le piège a été monté de manière à attirer Mehdi à Paris où il pensait que les autorités françaises ne permettraient pas une action criminelle de la part des agents du régime marocain. C’est pour cela qu’il a suivi sans se méfier les deux policiers français qui l’ont abordé.
Une aide logistique a également été demandée au Mossad israélien qui y a répondu favorablement. Il est indéniable que les services secrets des Etats-Unis ont suivi tous ces préparatifs d’un regard bienveillant, sinon activement. Opposant principal au régime marocain, Mehdi Ben Barka présidait le Comité préparatoire de la conférence Tricontinentale qui devait réunir à La Havane les représentants des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine  pour organiser la solidarité effective des peuples de ces trois continents.

Le juge aurait également souhaité pouvoir visiter ce que certains appellent le « PF 3 », dont l’existence est niée par les autorités marocaines. Le « point fixe 3 » serait-il une prison secrète de Rabat ?

Depuis le témoignage des frères Bourequat à leur retour de Tazmamart (en 1992), confirmé par les images filmées par Joseph Tual (en 2000), il ne fait aucun doute que le PF3 est un centre de détention secret, en dehors de toute légalité et de tout contrôle judiciaire. Il est avéré que trois des quatre truands français impliqués dans l’enlèvement et la disparition de mon père y ont été séquestrés puis éliminés et, peut-être, enterrés. Depuis, les différents juges d’instruction français en charge du dossier ont demandé que des fouilles y soient effectuées. Aucune de ces demandes n’a eu de réponse favorable. Ce qui est plus étonnant a été la décision de l’IER et de son président de ne pas pénétrer dans ce lieu dont ils connaissaient bien entendu l’existence puisqu’une « délégation » de l’Instance est allée jusqu’à la porte du PF3.
Aujourd’hui, si une réelle volonté politique d’aboutir à la vérité se manifestait, l’une des premières démarches à faire est de procéder à des fouilles dans ce lieu. Ainsi on serait fixé.

 Ne croyez-vous pas que le dossier de cet enlèvement a besoin d’une décision politique qui bloque le côté judiciaire cinquante ans après ?

Il y a cinquante ans, une convergence d’intérêts a abouti à l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka. L’intérêt de toutes les forces réactionnaires, néo-colonialistes, impérialistes et sionistes que le combat et l’engagement de Mehdi menaçaient.  Cette convergence s’est poursuivie pendant les cinquante années qui ont suivi le crime pour empêcher la justice de mener à bien son action pour faire établir la vérité. Elle s’est manifestée par tous les blocages possibles au nom de la raison d’Etat, ou plutôt de la raison des Etats dont les services ont trempé d’une manière ou d’une autre dans le crime.
Aujourd’hui, au bout d’un demi-siècle, ces blocages sont insupportables humainement et incompréhensibles et inacceptables politiquement.
Deux nations comme la France et le Maroc ne doivent plus et ne peuvent plus user d’inertie et de dérobades pour empêcher le déroulement normal de la justice. Elles se grandiraient en assumant pleinement leurs responsabilités pour que la vérité soit établie au grand jour et que justice se fasse. Il est souhaitable et possible que cette volonté politique se manifeste des deux côtés de la Méditerranée.

Est-ce que  le secret d’Etat reste l’obstacle principal ? Cela concerne-t-il  seulement  le Maroc et la France  ou d’autres Etats ont-ils encore des secrets dans cette affaire ?

La raison d’Etat qui entrave l’action de la justice est aussi multiple que les parties qui ont trempé dans l’enlèvement et la disparition de Mehdi. Avec les secrets d’Etat qu’elle véhicule et qu’elle protège, elle est aujourd’hui l’obstacle principal à l’établissement de la vérité. Cela concerne principalement le Maroc et la France avec le maintien du secret-défense sur les documents des services secrets français et la mauvaise volonté marocaine à exécuter les commissions rogatoires internationales envoyées par les juges d’instruction français. Mais la raison d’Etat est également celle d’Israël et des Etats-Unis.
Un article récent dans la presse israélienne a confirmé ce que nous savions déjà depuis 1966 : l’appui logistique que le Mossad israélien a apporté au CAB1 marocain et aux autres services impliqués dans le crime. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, des liens étroits existent depuis le début des années soixante entre les deux services. Au point que le régime marocain aurait livré aux Israéliens les enregistrements des entretiens à huis clos des chefs d’Etat arabes lors des sommets tenus au Maroc, en contrepartie de son aide dans la traque et l’élimination de Mehdi Ben Barka. Bien entendu, nous souhaitons que soient confirmées (ou infirmées) les hypothèses avancées dans cet article sur la manière avec laquelle ils auraient fait disparaître le cadavre de Mehdi. Jusqu’à maintenant les autorités israéliennes n’ont pas répondu au juge d’instruction M. Paquaux.
Enfin, il y a toujours les milliers de pages des documents en possession des services secrets des Etats-Unis qui ne sont toujours pas déclassifiés.

Beaucoup de personnes et d’acteurs concernés par cette affaire ont aujourd’hui disparu. Cela complique-t-il  encore la recherche dans cette affaire ?

Plusieurs pistes peuvent être explorées pour arriver à connaître la vérité sur le sort de Mehdi. Il y a la piste relative à ce que peuvent contenir les archives des différents services ayant participé au crime et qui sont toujours couverts par le secret-défense. Il y a également la piste des témoignages.
Plusieurs « témoins » marocains - parfois acteurs -  de ce qui s’est passé sont encore vivants. Par exemple, Abdelhaq El Achaâchi, agent du CAB1, était présent à Paris. Il connaît une part de vérité.
Un autre, Miloud Tounsi, a été condamné par contumace par un tribunal français sous son pseudonyme de Larbi Chtouki. Il a été un acteur de premier plan, coordonnant les différentes étapes du piège qui s’est refermé sur Mehdi Ben Barka. Il connaît beaucoup de points relatifs à la vérité. Au lieu d’avoir un sursaut de conscience, il a eu l’indécence de poursuivre Me Maurice Buttin, notre avocat, l’avocat de la famille de la victime, dans le seul but d’essayer d’étouffer le dossier judiciaire ouvert à Paris.
D’autres sont bien identifiés et occupent aujourd’hui des postes importants dans le système sécuritaire marocain, comme le général Hosni Benslimane. Il y a cinquante ans, il avait le grade decapitaine et était au cabinet d’Oufkir. A ce titre, il était tenu au courant de ce qui se passait à Paris. Il connaît donc une part de vérité. Son devoir moral est de nous dire aujourd’hui ce qu’il a appris.
Malheureusement pour la vérité, il y a quelques jours disparaissait Boubker El Hassouni (dit « l’infirmier ») qui a accompagné à Paris Oufkir, Dlimi et Tounsi. Il vient d’emporter dans la tombe la part de vérité qu’il détenait.
En France, Antoine Lopez est très âgé. Lui aussi connaît une grande part de vérité mais n’a jamais eu le courage de le dire aux juges.
Nous ne souhaitons pas que toutes ces personnes disparaissent les unes après les autres sans révéler ce qu’elles savent, en rendant un grand service à la raison d’Etat mais bafouant la vérité et insultant la conscience humaine. Je l’ai dit et je le répète : je leur souhaite longue vie pour qu’un sursaut de conscience leur permette de la soulager.

Quel rôle peuvent encore jouer l’USFP et ses compagnons pour trouver la vérité  sur l’affaire  Ben Barka et préserver la mémoire du martyr Ben Barka  qui est attaqué régulièrement au Maroc ?

Depuis la disparition de mon père, le régime marocain n’a cessé d’essayer d’occulter son nom et d’effacer son image de l’histoire du Maroc. En pure perte. Durant ces cinquante dernières années, le nom et la pensée politique de Mehdi sont restés vivaces dans la mémoire militante et aujourd’hui, il fait totalement partie de notre mémoire collective populaire. Des avenues, des places, des établissements culturels et scolaires portent son nom.
Seulement, cet effort dans le travail de mémoire restera incomplet s’il ne s’accompagne pas d’un effort similaire dans le travail de vérité. On ne peut pas honorer la mémoire de Mehdi et prolonger sa pensée politique sans avoir la même exigence à connaître la vérité sur son sort.
Connaître qui sont ses assassins, connaître le lieu de sa sépulture et connaître toutes les responsabilités liées à sa disparition ne doivent pas être des tâches portées seulement par sa famille, son avocat Me Buttin et le mouvement associatif des droits humains. Trop souvent, nous n’avons pas trouvé le soutien politique et son prolongement gouvernemental dans notre combat pour la vérité. Aujourd’hui, au moment où nous commémorons le cinquantenaire de l’enlèvement et la disparition de Mehdi – un demi-siècle !! – ce soutien ne doit plus faire défaut.
Pour faire reculer la raison d’Etat, aussi bien au Maroc qu’en France, nous devons être capables de former un puissant mouvement revendicatif convergeant vers un seul objectif : connaître la vérité sur le sort de Mehdi Ben Barka et connaître le lieu de sa sépulture.
C’est l’ensemble de la classe politique qui doit s’engager totalement dans ce combat pour la vérité, sans retenue et sans arrière-pensée ni calcul. Trop de temps a été perdu et trop d’occasions ratées.Mehdi a été un responsable du Parti de l’Istiqlal ; il a présidé l’Assemblée nationale consultative qui devait être l’embryon de l’Assemblée constituante que le Maroc n’a jamais connu e; ensuite il fut l’un des fondateurs et des responsables de l’U.N.F.P. Son action et sa vision politique dépassaient largement le cadre partisan.
 Lorsqu’il assumait des responsabilités dans le mouvement de solidarité international du tiers-monde, même si cela se faisait au nom de l’U.N.F.P., il était considéré comme le légitime représentant de l’ensemble du peuple marocain, parlant en son nom et exprimant ses aspirations à la démocratie, à la justice sociale et au progrès. C’était l’une des raisons pour lesquelles le régime marocain a décidé son élimination.
Aujourd’hui, le meilleur hommage que son pays puisse lui rendre est de faire toute la lumière sur son sort et de permettre à sa famille et tous ceux qui veulent honorer sa mémoire d’avoir une tombe sur laquelle ils pourront aller se recueillir.


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