Anne Frank : Un symbole du bien dans une époque d’horreurs


Par Miloudi Belmir
Jeudi 30 Mars 2017

Pour sa tombe, Anne Frank ne souhaitait pas d’autre épitaphe que ces mots : « Pour celui qui a peur, qui se sent seul ou malheureux, le meilleur remède, c’est de sortir au grand air, de retrouver un endroit isolé où il sera en communion avec le ciel, la nature et Dieu. Alors seulement l’on sent que tout est bien ainsi que Dieu veut voir les hommes heureux dans la nature simple mais belle… ».
Née allemande et juive, Anne Frank a entendu le rester jusqu’à la fin. Juive par son attachement à l’œuvre de Moïse. Allemande par toutes les fibres sentimentales, par son goût passionné du paysage allemand, de la culture allemande, des réalités même les plus humbles de la patrie, et par son orgueil d’être au pays par excellence de la grande poésie lyrique et de la philosophie : « Tous les trois nous sommes élevés dans un bon milieu, nous avons des capacités pour les études, nous avons la possibilité d’accomplir quelque chose, et beaucoup de raisons d’espérer le bonheur, mais… ».
Quand cette enfant juive commençait à écrire son journal, elle n’était plus l’Allemande la plus libre. Elle n’était plus qu’une pauvre juive mortellement atteinte, une image décharnée du malheur. Et pourtant, elle gardait une nostalgie profonde de ce pays dont elle admirait ses rues animées, ses synagogues pleines de dévotes qui balancent leurs éventails, ses fêtes et ses bals où les Allemands semblaient y avroi mis leurs déceptions et leurs espoirs… : « J’ai la nostalgie autant que toi de l’air, de la liberté. Mais je me suis mise à croire que nous avons une compensation énorme à toutes ces privations. Je m’en suis rendu compte tout à coup, ce matin, devant la fenêtre ouverte. Je veux dire, une compensation de l’âme ».    
Le « Journal »  d’Anne Frank est une réplique qui s’adresse à des nazis qui glorifiaient la haine et la victoire de la barbarie sur la civilisation moderne. Ces tyrans, Anne ne les haïssait pas, elle les trouvait amusants et burlesques.: «Nous avons appris, à notre grand regret, et nous en sommes consternés, que bien des gens se sont retournés contre les juifs. Nous avons entendu dire que l’antisémitisme s’est emparé de certains milieux qui, jamais, n’y auraient songé autrefois. La cause de cette haine contre les juifs est plausible, quelquefois humaine même, mais c’est inadmissible».
 Le « Journal » d’Anne Frank est aussi une chronique d’une conscience libre pendant la guerre. Anne a voulu faire la description du dédale intérieur, où erre son esprit terrifié, mais sincère et passionné pour la liberté. Chaque mot écrit par elle pendant son refuge reflète sa perspicacité et son audace. Ses pensées nous poussent à méditer : Qui est responsable de la mort de millions d’êtres humains ? Mais est-ce la haine qui habite l’homme depuis  le meurtre d’Abel le juste ? Anne pense que le drame du monde moderne est presque un drame d’âme humaine, une sécheresse de cœur et d’inhumanité de ces fanatiques de la violence vaniteux et bornés, ce sont eux qui avaient largement leur part de responsabilité.       
Dans l’immobilité forcée de ces longues années de refuge, tout ce qu’elle a connu, aimé, haï, redouté, supporté lui revient en mémoire. On ne s’étonnera pas de trouver dans son journal quelques virulentes apostrophes à l’adresse des ennemis  de l’humanité qui ont inventé le mythe affreux des tyrans maudits et ont enflammé les passions haineuses et vindicatives : « Des citoyens innocents et parfaitement respectables sont arrêtés, et attendent en prison leur condamnation. La Gestapo fusille cinq otages, tout simplement. Les journaux publient souvent les avis de décès de ces hommes sous le titre : « Accident fatal ! ».   
Rien ne peut excuser la cruauté des crimes de guerre nazis, leur acharnement sur les humains non belliqueux. Dans son cachot obscur, dans cet enchaînement brutal qui broie la chair et le cœur, Anne croyait qu’une flamme vive qui ne se laisse jamais éteindre, et subsistera : « Qui nous a marqués ainsi ? Qui a décidé l’exclusion du peuple juif de tous les autres peuples ? Qui nous a fait tant souffrir jusqu’ici ? C’est Dieu qui nous a faits ainsi, mais aussi, ce sera Dieu qui nous élèvera. Si, en dépit de ce fardeau que nous portons, nombre d’entre nous survivent toujours, il faut croire que, de proscrits, , les juifs deviendront des exemples ».
     Il est des choses dans la vie d’Anne plus chères que la vie elle-même. La liberté et  la dignité qui sont essentielles à l’homme et sans lesquelles l’existence devient un esclavage et une descente vers la brute. Le nazisme, le fascisme, le despotisme, l’obscurantisme, la barbarie sont le contraire de toutes ces valeurs de vie digne : « Aujourd’hui, je n’ai que des nouvelles déprimantes à t’annoncer. Beaucoup de nos amis juifs sont petit à petit embarqués par la Gestapo, qui ne les ménage pas, loin de là ; ils sont transporté dans des fourgons à bétail à Westerbork , au grand camp pour les juifs, dans la Dante… Ces pauvres gens seront massacrés ? La radio anglaise parle de chambre à gaz. Peut-être est-ce encore  le meilleur moyen de mourir rapidement ».
Tous les souvenirs d’Anne remontent l’un après l’autre : souvenirs de la famille et des amis, souvenirs de la classe enfantine où régnait une ambiance très chaleureuse : « Anne l’écolière d’alors, je la vois avec le recul du temps comme une fillette charmante, mais très superficielle, n’ayant plus rien de commun avec moi. Peter, très à propos, a dit de moi : « Chaque fois que je te voyais tu étais encadrée de deux garçons ou plus, et d’une bande de filles. Tu riais toujours et tu étais toujours le centre de la bande ».  
Dans son journal, Anne voulait non seulement parler de sa vie en cachette, mais de faire part, en ce moment, de ses idées sur le temps et sur soi-même. Les idées sont le seul recours de l’homme contre ce monde sans espérance. « Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour comprendre cette éternelle rengaine du désespoir : « A quoi sert cette guerre, à quoi sert-elle ? Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas vivre en paix ? Pourquoi cette dévastation ? » Questions compréhensibles, mais personne n’a encore trouvé de réponse finale. Au fait, pourquoi construit-on en Angleterre  des avions toujours plus grands avec des bombes toujours plus lourdes et, à côté de cela, des habitants en commun pour la construction ? Pourquoi dépense-t-on chaque jour des millions pour la guerre, et qu’il n’y a pas un sou disponible pour la médecine, les artistes, les pauvres ? ».
On comprend que Anne Frank n’était pas du tout ici la philosophe utopique : Durant sa courte vie, Anne avait à cœur les idées  de fraternité humaine, de bonté agissante, de critique constructive, idées qui plongeaient les racines dans le temps qui n’étaient nullement le monopole de la culture de la haine : « Je ne croirai jamais que seuls les hommes puissants, les gouvernants et les capitalistes soient responsables de la guerre. Non, l’homme de la rue est tout aussi content de la faire, autrement les peuples se seraient révoltés il y a longtemps ! Les hommes sont nés avec l’instinct de détruire, de massacrer, d’assassiner et de dévorer ; tant que toute l’humanité, sans exception, n’aura pas subi une énorme métamorphose, la guerre fera rage ; les reconstructions, les terres cultivées seront détruites de nouveau et l’humanité n’aura qu’à recommencer ».
Anne appréciait en Churchill l’indépendance d’esprit libre, et solidaire. Churchill était incroyablement visionnaire dans ses jugements sur l’Allemagne nazie. Pas un Allemand n’avait cette vision. Anne  avait une sympathie et un respect profonds pour ce grand leader. Elle l’admirait et croyait que sa victoire sur les nazis allait réveiller l’orgueil et la fierté des victimes de la barbarie nazie : « C’est M. Van Daan qui  nous apporta la plus grande surprise en nous annonçant, à une heure, que les Anglais avaient débarqué à Casablanca. L’avis de tout le monde était : « C’est le commencement de la fin », mais Churchill, le Premier ministre anglais, qui vraisemblablement avait entendu les mêmes exclamations, dit : « Ce débarquement est un grand événement, mais il ne faut pas l’appeler le commencement de la fin. Tu saisis la différence ? Il y a tout de même de quoi être optimiste ».
Anne Frank n’était pas une pacifiste par faiblesse, qui doute des dangers du combat. Depuis ses années de refuge, elle livrait aussi un combat  et ce n’était pas sans dangers. Elle était de cœur avec ceux qui condamnaient et combattaient les iniquités de l’Allemagne nazie. Mais ce n’est pas parce que ces nazis sont de l’Allemagne, c’est  parce qu’ils  sont d’iniquité. Et si elle voit l’iniquité ailleurs, elle ne pourrait la tolérer davantage.
Durant ses longues années de clandestinité, Anne avait beaucoup réfléchi à sa liberté. Son journal en témoigne. Dans ce dernier, notamment au fil des jours de la guerre, on retrouve à maintes reprises ce mot « liberté ». On se souvient combien Anne avait réagi vivement à l’avènement du nazisme.  Au fil des événements, elle était toujours avec ceux qui combattaient pour la liberté des peuples. A ce propos, Elle notait dans son journal : « Beaucoup de choses nous manquent ici, beaucoup et depuis longtemps, et j’en suis privée autant que toi. Je ne veux pas dire physiquement, nous avons ce qu’il nous faut. Non, je parle des choses qui se passent en nous, tels les pensées et les sentiments. J’ai la nostalgie autant que de l’air, de la liberté ».
Dans son journal, Anne répète en maints endroits que l’écriture l’avait rendue plus gaie et plus vaillante. C’était toutefois plus qu’une détente. L’écriture était toujours liée, chez elle, à la réflexion sur le monde et sur ses hommes. Anne appréciait hautement la sincérité avec laquelle elle montrait les contradictions. C’est précisément grâce à l’écriture sans compromis que ses écrits, affirmait-elle, sont pour elle une école de conscience : « Je veux continuer à vivre, après ma mort. C’est pourquoi je suis reconnaissante à Dieu qui, dès ma naissance, m’a donné une possibilité, celle de me développer et d’écrire, donc d’exprimer tout ce qui se passe en moi. En écrivant, je me débarrasse de tout, mon chagrin disparaît, et mon courage renaît ».
Dans ses longues heures d’ennui, Anne aimait lire ou se faire lire  des livres ou à écouter sa mère lui chanter des vieilles mélopées qui lui étaient si familières : « Tu m’as demandé à quoi je m’intéresse et quels sont mes dadas, et je m’empresse de te répondre. Ne t’effraie pas, il y en a beaucoup. En premier lieu : écrire. Numéro 2 : lire et annoter les biographies et les livres d’histoire. Mon troisième dada est l’histoire, pour laquelle Père m’a déjà acheté nombre de livres. Numéro 4 : Mythologie de Grèce et de Rome ; je possède déjà plusieurs livres sur ce sujet. Je raffole de livres et de lecture. L’histoire de l’art et la littérature m’intéressent, surtout quand il s’agit d’écrivains, de poètes et de peintres. Les musiciens viendront peut-être un jour ».       
Le lecteur attentif  peut trouver dans ce Journal d’Anne Frank bon nombre de choses discutables, il peut ne pas être d’accord avec elle sur ses sentiments et de ses appréciations. Mais ses jugements permettent de voir quel profond travail intérieur s’accomplissait chez elle à la charnière des années de plomb, époque où les nazis avaient commis des crimes abominables.
Elle notait :  « Je n’ai pu faire autrement ; je suis entièrement submergée par mes sentiments, et j’ai agi selon ma conscience pour trouver le repos. Car ma tranquillité et mon équilibre, je les ai construits sur une base instable, et je les perdrais complètement si je devais endurer des critiques sur cette œuvre encore inachevée ».
 De toutes les œuvres, le « Journal » est la meilleure œuvre écrite par Anne Frank. C’est, une fois de plus, un ouvrage qui débute avec une amertume de désespoir et s’achève sur l’espérance d’un avenir meilleur. Dans une phrase que nous admirons beaucoup, Joseph Schumpeter écrivait que la marque de l’homme civilisé est son courage à défendre sans défaillir  la valeur relative de ses convictions. Il fallait une fillette civilisée et humaine pour écrire «  Le Journal ».
Ainsi Anne restera un symbole du bien, du courage, de l’amour et  de l’espérance. Le monde nouveau devra donc refaire son humanisme et sa puissance sur un autre modèle que celui des  empires obsolètes. Ce monde humain, fraternel ou tout au moins démocratique dont Anne Frank rêvait verra-t-il  le jour ?
Le rêve d’Anne Frank était de retrouver la liberté perdue, que les nazis cruels ont capturée. Ce rêve était la cause de sa mort. Aujourd’hui, le peuple allemand a reconquis sa liberté et sa dignité. Il ne reste plus au poète qu’à composer son épitaphe : « Je pleure une morte et je salue une immortelle. Je l’ai aimée, je l’ai admirée, je l’ai vénérée ; aujourd’hui, dans l’auguste sérénité de la mort, je la contemple. Je la félicite parce qu’elle a fait quelque chose de grand, et je la remercie parce que ce qu’elle a fait est bon ».  



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