Allons-nous tirer les leçons des crises alimentaires ?


Par Henri Nallet *
Samedi 19 Février 2011

Allons-nous tirer les leçons des crises alimentaires ?
La «crise alimentaire» de 2007-2008, provoquée par la brusque envolée du prix des céréales et du riz, trouvait son origine dans la conjonction de plusieurs facteurs1. Certains ont pu penser alors que cette situation, certes déplorable, resterait exceptionnelle et n’avait que peu de chances de se reproduire.
Notamment les tenants de la libéralisation toujours plus complète des marchés agricoles pour lesquels cet « accident » ne remettait pas en cause leurs analyses et leurs préconisations.
Il n’a pas fallu attendre longtemps pour assister à un nouveau dérèglement du marché des céréales. Une sécheresse en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan (phénomène, rappelons-le, appelé à se répéter…), les incendies qui ont ravagé une partie de la
Russie ont provoqué une diminution de la récolte de 30 % et conduit les autorités à instaurer l’embargo sur les exportations de céréales. Les vautours des marchés ont flairé l’aubaine et, en un mois, le prix du blé a augmenté de 70 %... Les producteurs, qui avaient connu des prix très déprimés en 2009 et 2010 ne s’en plaindront pas, mais j’en connais qui avaient vendu leur récolte à terme au prix du mois de mai.
La question n’est donc plus de savoir si les crises de marché du type de celle que nous avons connue en 2007-2008 font partie durablement de l’environnement des producteurs, mais bien plutôt combien de temps résisteront encore à l’instabilité des marchés et aux effets de la spéculation financière sur les cours des matières premières les producteurs dont les exploitations restent de taille modeste telles qu’on en rencontre encore en Europe de l’Ouest.
Car, et les informations que peuvent donner les centres de comptabilité l’attestent, à chaque « coup de torchon », à chaque mouvement de yo-yo, il y a de la casse, et souvent dans des exploitations bien équipées et bien gérées. Il est faux de penser, comme nous l’affirmait naguère un haut fonctionnaire de la Commission, que « le marché élimine les producteurs les moins productifs »… Ce sont parfois les meilleurs, en phase de modernisation et d’équipement, à la trésorerie tendue, qui doivent mettre la clé sous la porte parce qu’une brutale diminution de recette de 30 ou 40 % n’est pas supportable par l’entreprise quel que soit, par ailleurs, le niveau des aides découplées reçues.
Cette nouvelle crise de marché n’aura peut-être pas l’ampleur de celle de 2007-2008 car, entre temps, les stocks se sont reconstitués et à peu près 200 millions de tonnes de blé sont disponibles dans les silos. Mais la répétition devrait, cette fois, inquiéter sérieusement les responsables politiques de la planète et, au premier chef, les dirigeants européens. Nous ne sommes pas face à un « accident ». Les marchés agricoles mondiaux sont entrés dans une phase durable de grande instabilité qui ne peut qu’être aggravée par les masses considérables de liquidités libérées d’autres lieux de spéculation par la crise financière que nous vivons.
Tout est lié, et les marchés agricoles sont, eux aussi, dans la tourmente. Et tant que le monde ne sera pas sorti de la crise où il s’enfonce, les marchés agricoles pourraient encore provoquer bien des dégâts humains au Sud, mais aussi au Nord.
N’entretenons pas les habituelles illusions sur la puiss ance agricole française chère aux années 1970, quand on appelait les paysans à fournir le « pétrole vert » de la France. Nous n’en sommes plus là. Aujourd’hui, il n’est pas exagéré de dire que l’instabilité croissante des marchés menace la partie la plus moderne, la plus efficace de notre agriculture. On peut toujours essayer d’expliquer les difficultés de l’élevage bovin par la longueur du cycle de production et le coût de l’alimentation du bétail, on peut aussi s’interroger sur le lien entre la décélération de la productivité laitière et le maintien du système des quotas, mais rien, jusqu’à il y a peu, ne semblait pouvoir mettre en danger notre secteur des grandes cultures.
«Les-gros-méchants-céréaliers-qui-s’en-mettent-plein-les-poches», dirait notre José
Bové national. Mais le cliché date vraiment beaucoup. Car qu’est-ce aujourd’hui qu’un «grand céréalier français» qui travaille sur 200 ou 250 hectares, rapporté aux céréaliers canadiens, australiens, américains, argentins ou russes qui produisent sur des milliers d’hectares, sans parler des exploitations ukrainiennes de M. Beigbeder, avec lesquels le céréalier français doit se confronter en termes de prix ? C’est un «microfundiaire» qui, sans les aides publiques qu’il reçoit encore – pour combien de temps ? – serait éliminé du marché en quelques campagnes… Sauf à préférer dépendre de M. Poutine pour son pain quotidien et voir le Bassin parisien retourner à la forêt et à la friche, les responsables politiques tentés par l’antienne facile des gros contre les petits devraient y regarder à deux fois avant de l’entonner.
Comment en est-on arrivé là ? Dès la fin des années 1970, il était évident que la politique publique inventée et négociée par Edgard Pisani et Sicco Mansholt devait être profondément réformée. En effet, dès lors que l’Europe devenait autosuffisante pour les principaux produits alimentaires, et en particulier pour les céréales, elle ne pouvait pas maintenir son système de garantie des prix agricoles indépendant des quantités produites et des prix de marché réels. Puisqu’on était exportateur, le prix de marché devait devenir le prix payé au producteur, quitte à compenser ses variations par rapport à un prix d’objectif négocié par un système de deficiency paiement calqué sur le système de soutien de l’exportateur le plus productif, alors les Etats-Unis d’Amérique. Mais les responsables politiques et professionnels de l’époque n’étaient pas prêts pour une telle révolution.
Au lieu de quoi, on chercha d’abord à rafistoler la bonne vieille Politique agricole commune (PAC) en en limitant le coût par contrainte de la production (quota) tout en maintenant les protections aux frontières et les aides publiques aux exportations qui devenaient de plus en plus inacceptables pour les autres grands exportateurs désireux de s’ouvrir le marché européen. Ils n’eurent de cesse qu’ils n’aient obtenu en 1987 d’introduire l’agriculture dans les sujets de la négociation commerciale multilatérale qui débutait. La seule politique publique commune à tous les Européens entrait en agonie pour ne plus devenir, avec le découplage généralisé en 2000, qu’une politique de transferts sociaux en faveur des agriculteurs restants.
Parallèlement, on a démonté les protections tarifaires par étapes pour ouvrir l’agriculture européenne au vent salutaire et vivifiant de la concurrence et, comme on disait alors à Bruxelles, la rendre «sensible aux signaux du marché»…
Ce travail de démantèlement n’a pas été accompli d’un cœur léger par les responsables européens, du moins certains d’entre eux. Je peux témoigner qu’on a traîné des pieds et cherché à bâtir des contre-feux avec d’improbables alliés ; mais dans les années 1980-1990, nous n’avons pas pu (su ?) résister à la bourrasque néolibérale conduite avec entrain et détermination par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Avec la fin de l’Union soviétique, rien ne s’opposait plus au règne de l’hyperpuissance, de la démocratie, du marché…
Dans le domaine agricole, comme dans les autres secteurs, le paradigme néolibéral sur lequel les politiques publiques ont été contraintes de s’aligner est imparable : un marché libre où tous les producteurs sont en concurrence favorise la baisse des prix en contraignant chacun à améliorer la productivité de son travail. Ainsi, chacun (ou chaque pays) se spécialise là où il est le plus efficace, produit plus et mieux en mettant à la disposition de tous les marchandises les moins chères…Au final, tous les consommateurs y gagnent.
Et il est vrai que cette politique d’ouverture des marchés suivie avec constance depuis trente ans a favorisé l’émergence de nouveaux grands producteurs de richesses et mis à la disposition des consommateurs dotés d’un pouvoir d’achat une masse de biens en quantités et à des prix inimaginables naguère. L’agriculture n’a pas échappé à cet enrichissement général : quiconque en a les moyens, peut se procurer en abondance les aliments les plus variés, de toutes provenances, indépendamment des saisons, à des niveaux de qualité sans précédent…
A quel prix tout cela a-t-il été possible ? D’abord par la mise à mal, voire la disparition des agricultures les moins productives dans certains pays du Sud au faible développement, où l’approvisionnement alimentaire dépend désormais du marché mondial ou des programmes d’aides publiques. Et dans les grands pays producteurs, par l’accélération de la disparition des exploitations les moins productives. Enfin, cette mise en concurrence et la croissance de la productivité qui l’accompagne ont eu pour effet d’augmenter les atteintes à l’environnement que provoque imparablement l’intensification rapide de la production agricole par l’utilisation croissante de l’énergie fossile, des engrais, des pesticides, de l’eau, etc.
Ce phénomène est désormais suffisamment identifié pour qu’une bonne partie des opinions publiques des pays du Nord mette en cause ce «modèle de développement»…On ne peut pas ignorer non plus que cette généralisation de la soumission au marché de toutes les formes d’agriculture n’est pas parvenue à résoudre le problème de la faim et de la malnutrition qui touche près d’un milliard de personnes dans le monde. Pire, d’après les derniers recensements, leur nombre s’est accru.
Au final, nous avons donc aujourd’hui de bonnes raisons de nous interroger sur la pertinence humaine de la voie dans laquelle nous avons engagé les agricultures du monde depuis une trentaine d’années. Cette course (sans fin ?) à la productivité ne doit-elle pas, elle aussi, être encadrée, régulée par une forme de puissance publique qui la soumettrait à d’autres objectifs que la seule accumulation ? Cette interrogation est d’autant plus légitime qu’elle avait fait l’objet d’échanges entre les chefs d’Etat et de gouvernement du G8 réunis à L’Aquila en 2009. Ils s’étaient même engagés à réunir des fonds pour lutter contre l’insécurité alimentaire dans le monde.
Depuis, plus rien. Les « émeutes de la faim » sont loin, la crise financière occupe la une, on a zappé… Faudra-t-il attendre d’autres affrontements avec des hordes de ventres creux pour que les déclarations soient suivies d’actes concrets ?
Dans tous les cas, les Européens vont avoir une occasion d’aborder, entre eux, ce débat puisqu’en 2011 ils vont commencer à discuter des perspectives budgétaires de l’Union et, donc, du budget qu’ils entendent consacrer à la PAC. Débat difficile, tant les points de vue sont divergents entre les Etats membres sur l’avenir de cette politique commune qui pourrait devenir l’otage d’une négociation plus large sur la contribution de chacun aux charges communes. Débat délicat à conduire puisque pour la première fois, en vertu du traité de Lisbonne, le Parlement européen sera codécideur et qu’il n’est pas certain que sa contribution clarifie le débat…
Que peut-on en attendre de cette négociation? Il est beaucoup trop tôt pour répondre avec quelque fermeté puisque la Commission n’a pas encore fait connaître ses propositions et que les prises de position des uns et des autres sont, à ce stade, essentiellement tactiques. Mais on peut, au moins, essayer de baliser ce qui devrait constituer l’essentiel du champ de la négociation.
Et, d’abord, ce qui n’en fera pas partie. En premier lieu, l’Europe ne demandera pas que l’agriculture sorte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), comme certains en rêvent. Elle continuera donc à respecter ses engagements concernant la réduction des protections aux frontières et le découplage des aides. De même, il n’y a pas de majorité pour revenir sur la décision de supprimer les quotas laitiers ou pour recréer un système d’intervention publique. Sur tous les points qui pourraient s’analyser comme un retour en arrière ou une intervention de la puissance publique dans le fonctionnement des marchés, on peut compter que la Commission et la majorité des Etats membres, puis des parlementaires, s’y opposeront.
Par contre, feront nécessairement partie des discussions l’enveloppe globale réservée à la PAC – qui ne peut que diminuer, sauf à accroître le budget global de l’Union ce qui paraît peu vraisemblable en cette période difficile pour les finances publiques des Etats – et la répartition des crédits entre le premier pilier (qui finance les aides compensatrices) et le deuxième pilier consacré aux autres aides. Sur ce point, capital pour les producteurs français, attachés au premier pilier, tout dépendra de son nouveau statut. Il serait souhaitable, afin de les consolider, de faire de ces aides des soutiens au revenu, plafonnés et flexibles selon les situations de marché, permettant une gestion plus efficace et plus juste de notre système de soutien. On débattra aussi d’un éventuel encouragement aux systèmes d’assurance-revenu et la France parviendra, peut-être, à obtenir un fondement juridique aux interprofessions, ce qui est, pour l’instant loin d’être acquis.
Et le reste ? La régulation des marchés, la lutte contre la spéculation sur les biens alimentaires, les rapports Nord-Sud dans les échanges, la gouvernance mondiale des agricultures, l’organisation de grandes zones commerciales régionales ? Toutes ces questions qui, depuis trois ou quatre ans, occupent l’esprit des responsables professionnels et des responsables politiques qui ne se satisfont pas du désordre ravageur que la libéralisation des marchés a suscité ? Les Européens, au cours de leur prochaine négociation, vont-ils les aborder, faire valoir un point de vue, imaginer et proposer des solutions ? Sur ces sujets, il est vrai que les Européens seuls ne peuvent rien. C’est avec les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, la Chine que les grandes questions alimentaires se négocieront.
Le Président Sarkozy veut mettre à l’ordre du jour du G20 la question de la régulation des marchés agricoles. Il a raison. C’est bien à ce niveau qu’il faut en débattre. Et si le G20 ouvrait des perspectives à des formes réelles de régulation de la production agricole mondiale, les débats européens à propos de la réforme de la PAC s’en trouveraient profondément et heureusement modifiés.
Le Président français aura-t-il des alliés, notamment parmi les pays émergents, pour bousculer ceux qui profitent du désordre actuel et faire entendre, sur le sujet, un point de vue raisonnable ?
Rien ne l’assure, mais, on le voit, il s’ouvre une période où les questions de la sécurité alimentaire et de la place des paysanneries dans la mondialisation vont être débattues par les dirigeants politiques et les médias. Il serait souhaitable et utile qu’à cette occasion on entende et on écoute davantage ce que les agriculteurs du Sud et du Nord ont à nous dire.
1. Ce texte est extrait de l’ouvrage collectif Comment nourrir le monde ?, publié sous la direction de Jean-François Gleizes (Editions de l’Aube, janvier 2011).


* Ancien ministre français de l’Agriculture, vice-président de la Fondation Jean-Jaurès


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