Adonis, le poète visionnaire et révolté


Par Miloudi Belmir
Vendredi 28 Juin 2019

Parmi les poètes des années cinquante,  dont l’œuvre brille encore pour nous, aujourd’hui, de lueurs vivaces, l’un, surtout, mérite de retenir notre intérêt, c’est Ali Ahmed Saïd dit Adonis. Depuis ses premiers textes, Adonis a traversé sans faiblir les paysages littéraires les plus divers. Ses poèmes, comme ses essais littéraires ont attiré l’attention sur l’importance de la poésie dans la vie humaine.
L’œuvre d’Adonis est une œuvre d’art, dans un sens bien différent. Sa poésie est celle d’un poète rêveur, visionnaire, désespéré et rebelle. Sur l’homme et sa destinée, la tradition et la modernité, l’obscurantisme et la lumière. Il ne cesse d’enquêter, de s’interroger. Comme le prouvent ses essais sur les sujets les plus divers, il est sensible aux idéologies obscurantistes. Tout ce qu’écrit Adonis est vérité, mais vérité qui dérange.
Ayant atteint les sommets de la poésie et conquis la célébrité en tant que figure éminente de la littérature universelle, Adonis était néanmoins resté le poète gardant des attaches profondes avec son identité culturelle. Ses liens avec son temps se sont notamment  manifestés dans ses œuvres. La plupart de ses œuvres sont des poèmes ou des essais critiques ayant pour thème l’identité du poète moderne, la crise de la conscience arabo-musulmane, la crise culturelle et le rôle de l’intellectuel dans le monde arabe,  etc. Actuels par leur contenu, dans un langage littéraire expressif proche des préoccupations de notre époque, les écrits d’Adonis se retenaient facilement et trouvaient droit de cité.
Ce poète remarquable, penseur aux larges horizons et personnalité captivante à qui l’on doit de grandes œuvres  a réinventé un nouveau style poétique. Dans l’ensemble, sa poésie est d’inspiration créatrice : passage du laid au beau. C’est ainsi que sa poésie est de tendance créatrice. Les critiques, parlant d’Adonis, l’appellent «un poète créateur» : «La poésie a joué magnifiquement son rôle. Elle a créé des manières de voir l’univers en sa pleine fraîcheur et l’existence en sa pleine beauté. La faille dans notre vie moderne est due à notre incompréhension de cette évidence. Comment transformer la vie en poésie ? Voilà la question».
On avait lu d’Adonis des poèmes et des essais remarquables (Chant de Mihyar le Damascène) ; (Tombeau pour New York) ; (Le livre des migrations) ; (Kitab Alhissar)) ; (Le temps des villes); (Mémoire du vent) ; (Le poème de Babel) ; (Chronique des branches) ; (Le temps de la poésie) ; (Le fixe et le mouvant) ; (Politique de la pensée) ; (Le livre «Al Kitàb») ; (Le regard d’Orphée), etc. Adonis a abordé d’autres sujets que la poésie, tout en donnant sa pleine mesure d’écrivain.
Sa poésie plonge dans un milieu de sensations, d’impressions, de mouvements éprouvés où les êtres et les choses se composent des climats. Si les poèmes d’Adonis ont le rythme, l’allure, les dimensions poétiques, ils sont bien des poèmes par leur structure et leur vision. C’est ainsi que les traits personnels d’Adonis, son goût inquiet de la vie, sa vision philosophique du monde, et jusqu’à ce souci de la connaissance, si sensible chez lui, trouvent leur meilleure expression dans l’accomplissement d’une œuvre d’art : «La poésie nous montre ainsi ce que l’on ne voit pas, sans que cela implique pour autant son irréalité ; il atteint plutôt un autre niveau de réalité».
Le sens du nouveau est une des qualités les plus précieuses d’Adonis et il ne se manifeste pas uniquement dans des œuvres poétiques de grande importance. On peut aussi trouver des exemples d’innovations authentiques  dans des écrits littéraires en prose. Il est profondément convaincu qu’il ne peut y avoir de ferment de progrès littéraire dans des œuvres où l’on ne sent pas de pensée vivante, curieuse et visionnaire : «Ce n’est pas au poète d’assumer ce rôle, sauf dans le sens qu’il continue, par la force de la création, ce que les  grands créateurs du passé ont fondé, à savoir continuer à créer des rapports entre langue et existence, ceux qui donneraient à notre vie une image plus belle et plus humaine».
La poésie d’Adonis est à la fois originelle et contemporaine, rebelle et engagée. Les événements brûlants du monde d’aujourd’hui sont éprouvés et vécus par lui avec une singulière acuité. Il a vécu une longue vie entre l’errance et la révolte. Selon lui, un poète est un révolté, un révolté savant, sans doute. Il se dresse contre une société, une idéologie, une expression porteuse d’une idéologie rétrograde. C’est dans cet esprit de révolte que le talent d’Adonis se manifeste avec le plus d’éclat. Ainsi, ses œuvres obtiennent l’adhésion des lecteurs et remportent un vif succès.
Mais c’est l’ouvrage monumental d’Adonis « Le fixe et le mouvant » qui va faire le plus de bruit. Le but d’Adonis, c’est d’élargir l’horizon  de la pensée arabe et de lui ouvrir des voies nouvelles. Dans cet ouvrage, l’auteur a fait une lecture critique du patrimoine culturel arabe et pose des questions qui peuvent «éclairer le présent. Pourquoi cet ouvrage ? C’est que «Le fixe et le mouvant » lance un cri de la conscience  et plaide pour une pensée rationnelle trop longtemps négligée, et qui pourtant constitue le creuset nécessaire de la liberté.
Malgré les diatribes lancées contre sa vie et son œuvre, Adonis s’est révélé par sa création  et la richesse de son œuvre. Le livre « Le fixe et le mouvant» ouvrait, selon les critiques, une nouvelle période dans son activité antidogmatique. Un tel ouvrage prenait alors le caractère d’une déclaration de rupture totale, non seulement avec le passé révolu, mais avec l’ancienne société, avec l’ordre religieux et l’idéologie conservatrice qui en était le foyer. Adonis traitait les ménagements. Il faisait le procès d’un système culturel reposant sur une vision passéiste de l’histoire.
Adonis parle  de tout cela dans ces lignes : «Puisque la culture arabe, avec sa forme ancestrale courante de fondement religieux, je veux dire, tant qu’elle est une culture imitatrice, elle ne confirme pas la tradition seulement mais rejette aussi toute créativité. Cette culture ancestrale bloque ainsi tout progrès réel».
L’idéal d’Adonis serait d’établir une théorie en accord avec la conception d’une poésie pensante qui privilégie la raison sur le mythe en se servant des formes poétiques innovantes et d’ajouter de nouvelles idées à cette poésie. Mais cette théorie se heurte à des obstacles qui freinent le changement. Les esprits dogmatiques n’ont pas le courage de changer ce qui peut l’être. Ils ne supportent pas ce triste sort de  leur culture révolue mais ils n’ont pas le courage de bouleverser cette existence.
Cette réalité, à laquelle nous sommes tous confrontés est magnifiquement évoquée dans cette citation d’Adonis : «Ils doivent créer une rupture avec toute la culture. La culture fait partie de l’histoire qui engendre l’obscurantisme. Je suis pour la liberté de l’être humain, donc je défends les droits de l’Homme. On ne peut pas faire une révolution avec cette culture qui est totalement rétrograde et qui reprend une tournure idéologique. Il faut donc faire changer les choses avec des lois, des institutions. Il faut repenser l’école, l’université et l’administration. Comment voulez-vous qu’un écrivain ou poète soit révolutionnaire s’il ne fait pas de rupture avec son histoire».
A la différence des autres poètes arabes, Adonis possède les dons créatifs du poète : l’imagination portant sur l’événement, une sympathie à la fois tendre et critique à l’égard des êtres humains, une lumière et un univers qui sont à lui seul. C’est dans son œuvre que l’on voit s’enlacer toutes les inspirations et les tentatives de notre époque. Elle relève du sens de l’histoire, de l’exaltation d’une critique positive, et finalement de l’espoir : «La poésie c’est comme l’amour, elle ne peut être réduite à une définition. C’est une expérience humaine profonde qu’on ne peut définir. La spécificité de la poésie est indéfinissable. On peut décrire et qualifier un poète mais non la poésie. La poésie n’existe pas, elle existe dans la personne, dans son rapport aux choses, dans sa vision du monde. Il ne faut absolument pas généraliser ou extrapoler. Dans le domaine de l’art, chaque artiste, chaque poète est unique en son genre».  
Les premiers poèmes d’Adonis datent de 1954. Mais il a fallu attendre la publication de «La terre a dit», «Premiers poèmes» et «Feuilles dans le vent» pour mesurer la place vraiment centrale qui revient à ce poète, et l’espérance que nous mettons en lui. Aujourd’hui que de nombreux textes sont venus s’ajouter à ceux-là «Chroniques des branches», «Prends-moi Chaos dans les bras», «Jérusalem, Mercure de France». Cette œuvre est l’une des voies principales à travers lesquelles s’est opérée la transfusion du sang dans l’organisme de la poésie arabe contemporaine.
Les poèmes d’Adonis avaient éveillé de grands espoirs. On y aimait l’alliance d’une voix poétique neuve et déjà sûre d’elle-même avec un pouvoir d’émotion largement humain. Il y avait dans ces poèmes quelque chose qui rappelait l’apparition des méditations poétiques. Choisi entre d’autres, un poème comme celui-ci parle un langage assuré d’être toujours entendu : «Tu as dit : Mon visage est navire, mon corps est une île, et l’eau, organes désirants. Tu as dit : Ta poitrine est une vague, nuit qui déferle sous mes seins. Le soleil est ma prison ancienne, le soleil est ma nouvelle prison. La mort est fête et chant. M’as-tu entendu ? Je suis autre que cette nuit, autre que son lit souple et lumineux. Mon corps est ma couverture, tissu, dont j’ai cousu les fils avec mon sang. Je me suis égaré et dans mon corps était mon errance ».    
S’il n’y a pas de poésie sans un retour à l’innocence originelle, nul n’est plus poète aujourd’hui qu’Adonis. Cette splendeur prénatale, il nous la donne. Partout, il trouve motif d’exaltation et pas dans le monde   seulement, mais dans l’homme même «  Vis lumineux, crée un poème et va : accrois l’espace de la terre ». La poésie, ici, est plus souvent lumière. Comme un diamant qui tourne devant nous et s’illumine à chaque instant d’un nouveau feu. La poésie nous propose les visions d’une vie accordée à la terre et à l’homme.          
Notre génération a eu la chance d’observer l’épanouissement de son génie ; d’assister à la naissance de ses meilleures œuvres. On se rappelle l’impression stupéfiante laissée par ses soirées poétiques à Rabat. En dépit de toute originalité de l’écriture novatrice, son œuvre est aisément comprise du public, saisie par la poésie et la fraîcheur des images lyriques. Cette clarté de l’innovation complexe de la poésie d’Adonis s’explique avant tout par l’immense vigueur dont sont dotés ses poèmes et ses écrits.
Aujourd’hui, on ne peut trouver parmi les poètes contemporains quelqu’un de la grandeur d’Adonis. C’est un immense poète et un penseur critique par la précision  de sa langue, la densité de ses formules, l’éclat de ses images, la capacité d’interpréter les idées et la capacité d’expliquer les arguments qui sont fondamentaux dans ses déductions. A l’égard de la littérature arabe contemporaine, son attitude est beaucoup plus ouverte, moins critique ; apparemment plus objective. Il y a dans ses écrits une polémique contre l’époque, dont il dénonce l’obscurcissement des valeurs morales qu’il reproche à la société : «Dans nos sociétés arabes et musulmanes, l’élite intellectuelle ne remplit aucun critère de probité morale qui lui permet d’être à l’avant-garde des changements nécessaires. C’est-à-dire la sécularisation de la société qui est au cœur de la crise de la modernité dans ces sociétés».    
Une telle analyse n’éclaire que pour guider. Pour une autre   génération et dans une autre perspective, c’est aussi un espoir que nous donne Adonis : «On ne peut pas être désespéré d’un peuple. Un peuple peut arriver un jour à trouver des solutions à ses problèmes »
L’expérience créatrice d’Adonis a joué un rôle important dans l’édification de la culture littéraire et le devenir de la poésie moderne de nombreux pays arabes. Le nom d’Adonis, son œuvre y sont largement connus, et il est facile de percevoir son influence directe sur les poètes de la nouvelle génération. Donc la venue d’Adonis au Maroc a été accueillie par l’opinion publique comme un événement de premier ordre.   
Adonis a vécu une grande vie. Mais seules les générations futures pourront apprécier pleinement la portée historique de son œuvre. Nous sommes fiers de la reconnaissance mondiale de ses œuvres confirmant ainsi la force et la gloire de la littérature arabe.
On ne peut concevoir le devenir de la littérature arabe sans Adonis. Il est difficile de sous-estimer l’importance d’Adonis pour la poésie arabe autant dans la création que dans la vie de l’écriture. La maîtrise littéraire, l’amour de la poésie ont aidé ce grand poète à tracer les lignes de démarcation pour le développement de la littérature arabe dans le monde.    
On achève ce tour d’horizon sur ce grand penseur et poète par un poème qu’il a écrit où il a rencontré un grand succès : «Par une nuit de pleine lune, essaye de fixer la galaxie. Tu verras qu’elle est cours d’eau avec tes bras pour affluents, ta poitrine pour estuaire. Aujourd’hui le ciel a écrit son poème & l’encre blanche. Il l’a appelé neige. Ton rêve rajeunit tandis que tu vieillis. Le rêve grandit en marchant vers l’enfance. Le rêve est une jument qui au loin nous emporte sans jamais se déplacer. Le nuage est las de voyager. Il descend à la proche rivière pour laver sa chemise. A peine a-t-il mis les pieds dans l’eau que la chemise se dissout et disparaît. Une rose sort de son lit, prend les mains du matin pour se frotter les yeux. Le palmier parle avec son tronc, la rose avec son odeur. Le vent et l’espace vagabondent main dans la main. Arc-en ciel ? Unité du ciel et fils de la terre tressés en une seule corde. Il marche sur les versants de l’automne, appuyé au bras du printemps. Le ciel pleure lui aussi, mais il essuie ses larmes avec le foulard de l’horizon. Quand vient la fatigue, le vent déroule le tapis de l’espace afin de s’y allonger. Je conclurai un pacte avec les nuages pour libérer la pluie. Un autre avec le vent pour qu’il nous libère les nuages et moi. La parole demeure dans l’exil, chemin dans la patrie. Qu’il est étrange ce pacte, entre les vagues et le rivage, le rivage écrit le sable, les vagues effacent l’écriture. Mémoires – ton autre demeure où tu ne peux pénétrer qu’avec un corps devenu souvenir».


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