Abdallah Laroui ou la nécessité de relire l’Histoire


Par Abdelouahed Hajji
Jeudi 21 Mars 2019

Agrégé de philosophie et d’histoire, Abdallah Laroui est un penseur et historien marocain de renommée internationale. Ses œuvres d’une obédience marxiste interrogent la modernité dans ses différentes facettes. Il faut, toutefois, relativiser l’adhésion de Laroui au marxisme puisque ce n’est pas l’idéologie qui l’intéresse mais plutôt sa méthode d’analyse. Sa pensée -critique par excellence- a influencé non seulement le Maroc, mais le monde tout entier. Rares sont les penseurs et les écrivains qui marient philosophie, psychanalyse, histoire, sociologie et sciences politiques. Abdallah Laroui fait partie de cette panoplie d’écrivains qui navigue facilement entre ces disciplines. Il n’est pas un intellectuel enfermé dans la théorisation et la conceptualisation des concepts, mais il a su faire de la littérature et de l’art un terrain d’expérimentation. Il se sert, ainsi, des acquis de ces disciplines pour interroger le devenir des sociétés musulmanes qui vivent un retard historique et qui n’arrivent pas à intégrer la modernité comme pensée rationnelle et comme formation de l’individu. À la lecture de l’œuvre de Laroui, certaines questions reviennent sans cesse. Qu’avons-nous fait de notre Histoire ? Peut-on accéder à la modernité ?  Et comment ?
Alliant les disciplines, Laroui éveille chez son lecteur la conscience d’appartenir à l’Histoire au sens critique. L’Histoire, selon le même écrivain, signifie la modernité. Précisant dans ce cadre d’idées que «le travail de l’historien contemporain – différent de celui de l’érudit ou de l’historiographe- est avant tout critique ; ce qui présuppose un donné à critiquer ; ce donné est le récit. L’Histoire, au sens strict, commence avec la critique du récit». (Abdallah Laroui, Esquisses historiques, Centre Culturel Arabe, p. 7.) La critique est bien l’arme la plus convenable pour lutter contre les stéréotypes de l’Histoire. Il est question de relire l’Histoire à travers une recherche et une critique épistémologique faisant appel à une révolution culturelle. Cette relecture se base sur un intellectuel capable d’altérer les images reçues ou du moins en créer de nouvelles. Cet intellectuel devient ainsi un agent de changement puisqu’il critique les images culturelles de la société. Notons que Laroui a souligné dans un contexte que le meilleur roman est celui qui arrive à mettre le doigt sur le complexe de la société. Ce complexe n’est pas d’ordre psychologique, mais il a un sens existentiel et sociologique.
Sa plume bilingue est subtile cherchant à mettre le Maghreb et la culture arabo-musulmane sous l’examen critique pour faire advenir une modernité intellectuelle ; celle qui permet au Maghrébin de vivre son autonomie loin du poids du groupe qui pèse lourd. Une telle modernité qui ne bloque pas le développement culturel et intellectuel de toute une société. En fait, il interroge le rapport entre tradition et modernité et vise au fond à interroger l’Histoire, car comprendre l’Histoire, c’est comprendre le présent. Cette appréhension du passé permet de construire une pensée plurielle et critique vidée principalement des stéréotypes. La tradition, selon Laroui, est une sorte de commentaire déphasé à propos d’une réalité en train de se construire. Dans «Islam et modernité», le penseur et l’essayiste voit que le Maghreb vit sous l’égide du formalisme obligé. Il écrit : «Certains vont loin et y voient le signe d’une modernisation retardée ou bloquée. Je dirai pour ma part qu’elle est un piège, car sans en avoir l’air elle dévoile une des équivoques de la modernité dont le monde entier fait ou a fait l’expérience. Ce que j’appellerai le formalisme obligé de la modernité». (A. Laroui, Islam et modernité, Centre Culturel Arabe, p.p. 70, 71.) La modernité n’est pas alors la modernisation puisque celle-ci n’est qu’un aspect matériel et formel de la modernité. La modernité comme processus historique consiste à valoriser les libertés individuelles de l’être. Laroui explicite cette nuance lorsqu’il dit : «Ce qui est moderne, ce n’est jamais la peinture mais le peintre, jamais la littérature mais l’homme de lettres».  (Islam et Modernité op. cit., p.71.
Dans le but d’instaurer cette modernité -qui se fait au niveau intellectuel- Laroui voit la nécessité d’un esprit critique capable de faire la rupture épistémologique et méthodique avec le passé. Cette rupture ne se fera-t-elle pas sans la critique du récit ? Le passé constitue l’embûche de la culture musulmane qui souffre d’une impasse culturelle.
Dans son ultime essai Esquisses historiques, Abdallah Laroui écrit ceci : «A quelque société qu’on appartienne, à quelque moment qu’on se place par l’esprit, on découvre que l’Europe en tant qu’idée est synonyme d’histoire. Mais être historique, c’est se saisir comme sujet et comme objet d’un changement continuel, c’est être moderne». (Esquisses Historiques, ibid., p.172.) c’est-à-dire appartenir à l’Histoire. Cette pensée fait surgir le souhait d’appartenir au devenir. Le plaisir et l’action sont inhérents au devenir qui vitalise, quant à lui, les potentialités de l’être.  La pensée doit nourrir le bien immatériel de l’humain. Une culture sans critique pensons-nous ne vaut pas la peine d’être vécue. Une histoire qu’on raconte sans critique n’est qu’un assemblage d’événements idéologiques. Le mérite d’Abdallah Laroui est d’avoir marié la subjectivité du romancier et l’objectivité de l’historien-critique afin de proposer au lecteur une interprétation plus ou moins objective. Cette objectivité n’est pas à appréhender dans le sens de la vérité absolue, mais comme une manière qui nous permet de vivre ensemble et d’accéder à la modernité. L’historicisme est à prendre en considération lorsqu’on parle des sociétés qui vivent un retard historique, puisqu’il leur permet une étape essentielle vers l’avant. Déconstruire l’Histoire, c’est donner la chance à ces sociétés de dépasser l’impasse et de comprendre leur présent et leur actualité loin des lectures littéralistes du patrimoine.
Dans Les carnets d’Idriss (Centre Culturel Arabe, Casablanca, 2007) adaptation de «Awraq», Laroui relate le parcours d’un intellectuel qui a voulu changer sa société. Cependant, cette dernière se refuse à tout changement puisqu’elle est arrimée au passé qu’elle glorifie sans cesse. Idris est l’incarnation d’un jeune intellectuel plein d’espoir et qui aspire à améliorer sa société réfractaire au changement. À travers ce personnage malheureux à cause de sa prise de conscience et de sa formation en Occident, l’historien réactualise le débat autour de la crise de l’intellectuel dans les pays arabo-musulmans. La souffrance d’un Idris qui s’évapore en sacrifiant sa vie n’est qu’une manière de montrer toute la souffrance et le gouffre entre l’intellectuel conscient et la société arrimée au passé. Dans ce type de société l’individu est caché dans un tout. Abdelfattah Kilito ne dit-il pas qu’«au Maghreb, il faut bien le dire, l’individu et, de façon plus générale, la modernité sont une belle promesse non encore tenue».
Le projet de Laroui est de renverser la culture grégaire et consommatrice au profit d’une philosophie de l’Histoire. C’est-à-dire une philosophie qui se propose de critiquer l’Histoire dans le but de faire de l’individu un acteur actif de changement et non un consommateur des idées du passé. Autrement dit, passer du commentaire vers l’expérience, être inventif. En effet, Laroui pratique ce qu’il appelle l’historicisme comme méthode  critique cherchant à analyser le passé afin de nommer les lieux de blocages en vue d’inventer une issue. Si chez Sartre «  le faire est révélateur de l’être », la société d’Idris relève principalement d’une société passive et léthargique. De ce fait, ce personnage-absent, dont l’ami par fidélité a rassemblé et commenté les fragments épars, relate la situation de l’intellectuel qui vit une ambivalence culturelle et intellectuelle.  Idris est le symbole de toute une génération qui  a souffert d’un abîme infranchissable entre l’intellectuel qu’il incarne  et la société qui reste coincée dans le passé. Idris, qui avait laissé «un amas de papiers», trace son apprentissage douloureux à cause de sa conscience et  de sa lecture des chefs-d’œuvre qui font de lui un révolutionnaire contre le conventionnel et les idées préétablies.  Tout intellectuel engagé s’identifie ainsi dans l’histoire d’Idris. Le destin d’Idris ressemble à celui d’Adam (le premier homme), après qu’il a goûté le plaisir de la réflexion lorsqu’il était en Occident, se retrouve dans un monde qui fait l’éloge de la bêtise et de «l’ignorance sacrée» dont parle le penseur algérien Mohamed Arkoun.
Les Carnets d’Idris nous relatent ainsi la situation de déchirement de l’intellectuel. Cette crise, selon Laroui, n’est que la conséquence et la reprise de nombreuses crises passées. La première et la deuxième crises sont celles  de l’idéologie islamique et du libéralisme arabe qui sont apparues à la Seconde Guerre mondiale.  La troisième crise est celle du  socialisme arabe, alors que  la quatrième concerne l’arabisme apparu  brusquement en 1978. (Nous renvoyons notre lecteur à «Islam arabe et crise de la culture» in Modernité et Islam, Centre culturel Arabe p. 81-88.) Le retard historique ne peut pas être comblé, selon Laroui, non pas par l’idéalisation du passé, ni par une recherche de la modernisation, mais par l’appropriation de la rationalité de l’Occident et par la réhabilitation de la culture inventive. Les Arabo-musulmans sont obligés de passer par cette voie pour échapper à la léthargie historique. Selon l’écrivain, il y a deux Occidents. Un Occident colonisateur et un autre des idées et du savoir. Celui-ci  intéresse Laroui.
L’historicisme d’Abdallah Laroui est une nécessité pour faire améliorer les sociétés et nuire à la bêtise humaine au sens nietzschéen. Le corpus de cet intellectuel est à revisiter nécessairement pour bien comprendre certains facteurs qui restent derrière le retard historique dont souffrent les sociétés tiers-mondistes. La société, y compris ses composantes culturelles, doit se soumettre à la critique historique puisque cette méthode permet à chacun d’étudier  le passé. Le recours à l’historicisme possibilise le dialogue et rejette l’exclusivisme. Abdallah Laroui est un maître à penser.
 Pour riche qu’elle soit, l’œuvre de Laroui est obnubilée par l’introduction de la rationalité dans la scène arabo-musulmane et par son aspiration au changement. Cela fait de lui une véritable icône de la pensée qui enrichit le paysage culturel universel.


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