A la recherche du temps perdu


Par Jean-Paul Marthoz
Jeudi 31 Décembre 2009

Combien de temps faut-il pour qu’une société prenne réellement conscience d’un danger qui la menace ? Et combien de temps doit-il s’écouler pour qu’elle prenne les mesures qui soient à la hauteur des risques annoncés ?
Le sommet de Copenhague a été célébré par ses grands prêtres comme un événement majeur qui démontre le sens de la responsabilité de la communauté internationale. Mais le fait qu’il se soit tenu en 2009 est d’abord une démonstration désolante de la myopie humaine. L’histoire des débats sur la crise de l’environnement s’écrit comme celle d’une fatalité. Avec des indices que l’on néglige et des Cassandre que l’on ostracise. Depuis des décennies, le monde se comporte comme un conducteur de train fou qui brûle sciemment les feux rouges.
Les mises en garde, pourtant, n’ont pas manqué. Certaines de ces alertes sont venues de philosophes, de sociologues et de visionnaires. Dans les années 1950, Vance Packard, Buckminster Fuller, Doris Janzen Longacre et E.F. Schumacher ont fait le bonheur de leurs éditeurs, rempli des salles de conférences, suscité des changements de comportement ou de vie, mais ils n’ont pas eu d’impact décisif sur la majorité de la population ni sur les autorités publiques. Leurs appels à davantage de simplicité volontaire ont été exclus du lexique de la modernité.
Les scientifiques n’ont pas été mieux accueillis. Des chercheurs, issus des institutions les plus prestigieuses, ont actionné la sonnette d’alarme, mais ils ont été le plus souvent marginalisés et même criminalisés.
Le printemps silencieux, l’un des livres cultes du mouvement écologiste, date de 1962. Décrivant la disparition des oiseaux et de leurs chants, la scientifique américaine Rachel Carson y dénonçait l’agro-industrie et son recours immodéré aux pesticides. L’industrie chimique monta contre elle une véritable chasse aux sorcières, l’accusant d’être une communiste engagée dans un complot insidieux contre le rêve américain.
Certes, depuis lors, des mesures non négligeables ont été prises par des gouvernements, des individus et des entreprises. Mais si la prise de conscience écologique s’est accrue, elle reste fragile et subsidiaire. La préoccupation pour l’environnement dégringole chaque fois que surviennent des enjeux plus palpables et plus immédiats, comme le chômage ou la crise financière.
Certains s’en désolent et brocardent le refus des gens de sortir de leurs douillettes assuétudes et de leurs confortables certitudes. Si la prise de conscience de la pollution est vive, car concrète, « la plupart des individus sont incapables d’appréhender les enjeux du changement climatique, note The Guardian, parce qu’ils ne se sentent pas personnellement menacés, parce que c’est pour eux un concept vague, abstrait et difficile à visualiser ».
Inévitablement, les médias, du moins les plus bling-bling et les plus bang bang d’entre eux, sont mis sur la sellette. Ces dernières années, des auteurs américains renommés, comme Bill McKibben ou Neil Postman, ont dénoncé la responsabilité de la machine de bruit médiatique dans les dérives boulimiques du modèle américain. « Ce torrent d’images et de sons submerge nos vies et assomme notre réflexion », notait en 2005 le célèbre médiologue américain Todd Gitlin.
Les médias de la futilité et de la fatuité ont d’autant plus favorisé une culture du déni et de la fuite en avant que les flux d’information ont été systématiquement pollués. Par des grands lobbies industriels, par des centres d’études stipendiés, par une administration Bush qui, comme l’a récemment établi une Commission du Congrès américain, a manipulé les documents scientifiques officiels pour relativiser l’urgence de la crise climatique.
Dans ce fatras d’images et de messages, les médias les plus sérieux ont tenté de faire leur travail, même si, comme l’écrivait l’ancien patron de l’International Herald Tribune, Peter Goldmark, la presse, généralement bien préparée à couvrir des événements d’actualité comme un tsunami ou un accident chimique, peine à décrire un processus, comme le changement climatique, qui avance à un rythme lent et difficilement perceptible.
Les enquêtes les plus sérieuses n’ont pu empêcher, aux Etats-Unis en tout cas, que les théories les plus échevelées s’enchevêtrent dans les thèses les mieux étayées et que les praticiens de l’alchimie reçoivent au sein d’une partie de l’opinion la même attention et les mêmes égards que les tenants de la science et la raison.
La démocratie serait-elle en partie responsable de cette esquive ? « Notre discours public, écrivait déjà Al Gore en 1992, se concentre sur le plus court du court terme et encourage le peuple américain à nous rejoindre, nous les politiciens, dans notre volonté d’éviter les enjeux les plus importants et de postposer les choix les plus difficiles ».
Les régimes autoritaires, pourtant, ont été encore plus destructeurs de l’environnement. Ils pourchassent même les militants écologistes qui contestent leur droit de piller et de gaspiller et harcèlent les journalistes qui enquêtent sur les tronçonneurs fous, les empoisonneurs de fleuves et les enfumeurs de mégapoles.
La démocratie serait sans doute une victime collatérale d’un emballement de la crise environnementale. Certains mauvais esprits annonciateurs de l’apocalypse susurrent même que si les choses s’aggravent, il faudra un jour choisir entre la liberté et la survie.
Dans un texte érudit paru dernièrement dans Le Monde, Pierre Rosanvallon proposait de sortir de ces scénarios catastrophistes en répondant au « court-termisme » de la démocratie par davantage de démocratie. Au niveau mondial cette fois.
« Sauver la planète, concluait-il, implique de la penser comme un espace de solidarité. » Comme un Bien commun.
Sauver la démocratie aussi.

 * Journaliste et essayiste au quotidien belge « Le Soir »



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