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Au Maroc, l’emploi est devenu un terrain miné pour des millions de citoyens, pris en étau entre chômage persistant, contrats précaires et informalité galopante. Derrière les chiffres parfois rassurants, se cache une réalité bien plus fragile : celle d’une jeunesse diplômée sous-employée, de travailleurs sans protection sociale, et d’un avenir professionnel souvent incertain. Dans cet entretien avec Dr. Soumaya BELKASSEH, nous tentons de décrypter les ressorts de cette précarité grandissante, ses implications sur la société, et les réponses – ou leur absence – du monde politique.
Libé : Comment définiriez-vous la précarité de l’emploi au Maroc aujourd’hui ?
*Dr Soumaya BELKASSEH : Avant de répondre à votre question, j’aimerais d’abord rappeler le contexte économique actuel du Maroc. Nous sommes en pleine ascension économique grâce à la vision de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, qui, depuis son accession au Trône, n’a eu de cesse d’insister sur l’importance de faire du Maroc une terre d’investissement et de production, génératrice de richesses et d’emplois durables. Cette dynamique a permis des avancées notables : des infrastructures modernes, une politique industrielle volontariste, une diplomatie économique tournée vers l’Afrique et une réforme ambitieuse de la protection sociale. Le pays a également enregistré la création de plus de 280.000 emplois au premier trimestre 2025, contribuant à une légère baisse du taux de chômage à 13,3%.
Cependant, cette dynamique cache une autre réalité : celle de la précarité de l’emploi. On parle ici de sous-emploi, d’emplois informels non déclarés, de contrats temporaires de faibles rémunérations et sans perspectives d’évolution.
Concrètement, plus de 75% des salariés du secteur privé perçoivent moins de 4.000 dirhams par mois, et une grande majorité ne bénéficie pas d’une couverture santé, d’un contrat stable ou d’une formation continue selon le rapport de l’Observatoire marocain des toutes petites, petites, et moyennes entreprises (OMTPME) portant sur les années 2021 et 2022.
Aujourd’hui, la précarité de l’emploi au Maroc ne se limite pas à l’absence d’emploi. Elle englobe la qualité de l’emploi, sa stabilité, sa rémunération, et, surtout, sa capacité à offrir une dignité et une sécurité sociale à long terme. C’est sur ces aspects que les politiques publiques doivent continuer à se concentrer, dans la continuité de la vision Royale, afin de construire un marché de l’emploi plus inclusif et plus résilient.
Quelles sont, selon vous, les principales causes structurelles de cette précarité sur le marché du travail marocain ?
Malgré les progrès économiques notables et les efforts d’attractivité menés sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, la précarité de l’emploi au Maroc trouve ses racines dans plusieurs causes structurelles profondes.
La première est l’inadéquation du cadre réglementaire actuel, en particulier le Code du travail de 2004, qui, bien qu’ayant constitué une avancée à l’époque, ne répond plus aux enjeux de 2025. Le marché du travail a évolué, les formes d’emploi aussi, mais le cadre juridique n’a pas suivi cette dynamique. Il en résulte un climat de flou juridique pour les entreprises comme pour les salariés, en particulier en matière de flexibilité, de télétravail, ou encore de protection des travailleurs dits « atypiques ».
Ensuite, le recours massif au travail temporaire, légal depuis 2004, a profondément modifié le paysage de l’emploi. Le secteur de l’intérim s’est développé rapidement, sans encadrement suffisant. Cela a entraîné une forme de précarité organisée : des milliers de Marocains travaillent pour de longues durées sans bénéficier de la stabilité contractuelle, des droits syndicaux ou des avantages sociaux d’un contrat classique.
Les chiffres du Haut-Commissariat au Plan (HCP) sont à ce titre parlants : en 2021, la population active occupée était estimée à près de 10,8 millions de personnes, et près de 10,5% occupaient un emploi occasionnel ou saisonnier, en hausse par rapport à 2020 (9,5%). Cette proportion est encore plus élevée en milieu rural (13,9%) où la vulnérabilité socioéconomique est plus marquée.
Enfin, la faiblesse de l’inspection du travail, et plus largement du dialogue social institutionnalisé, limite la capacité de régulation de l’Etat et renforce le sentiment d’abandon chez les travailleurs précaires.
La précarité touche-t-elle tous les secteurs de la même manière ou existe-t-il des secteurs particulièrement vulnérables ?
La précarité de l’emploi est malheureusement un phénomène transversal qui touche l’ensemble des secteurs d’activité au Maroc, mais avec des intensités variables selon les secteurs et la taille des entreprises.
En effet, on observe que la précarité est plus marquée dans certains secteurs dits «à forte intensité de main-d’œuvre», comme l’agriculture, le bâtiment et l’industrie. Ces secteurs recrutent souvent en contrat temporaire, avec des conditions de travail moins protectrices, peu de couverture sociale, et des salaires généralement bas.
Les entreprises de taille petite ou moyenne sont aussi particulièrement concernées par la précarité, car elles disposent de moins de ressources pour offrir des contrats stables ou des dispositifs d’accompagnement social à leurs salariés.
Cependant, la précarité n’épargne pas non plus certains grands groupes, notamment dans des activités où la sous-traitance ou le recours massif à l’intérim est la règle. Les intérimaires, par exemple, sont souvent perçus comme des « outsiders » au sein de ces organisations. Ils font face à une forte insécurité d’emploi, avec peu de perspectives d’évolution, et parfois un écart salarial significatif par rapport aux salariés permanents. Cette situation crée une forme de dualité interne qui peut aussi peser sur la cohésion sociale au sein des entreprises.
Pourquoi tant de jeunes diplômés peinent-ils à accéder à des emplois correspondant à leur formation ?
C’est une bonne question dont la réponse s’enracine à la fois dans des enjeux historiques et des réalités contemporaines.
Tout d’abord, notre système éducatif rencontre encore des difficultés importantes pour aligner la formation des jeunes avec les besoins réels du marché du travail. Trop souvent, les cursus universitaires restent éloignés des compétences demandées par les entreprises, notamment dans les secteurs techniques, numériques ou à forte innovation. Cette inadéquation crée un décalage entre les compétences acquises et celles réellement mobilisables en entreprise.
Par ailleurs, l’orientation des étudiants demeure un défi majeur. Beaucoup d’étudiants s’engagent dans des filières sans une réelle information ou conseil adapté sur les débouchés professionnels. Il en résulte des parcours parfois longs, coûteux, mais avec peu d’issues concrètes, ce qui alourdit le taux de chômage des jeunes diplômés.
Ensuite, la qualité et l’adaptation pédagogique doivent être renforcées, notamment en développant des modalités d’apprentissage hybrides, combinant enseignement universitaire et immersion en entreprise.
En résumé, pour faciliter l’accès des jeunes diplômés à des emplois en adéquation avec leur formation, il est essentiel de réformer l’éducation supérieure, d’améliorer l’orientation professionnelle, de renforcer les liens entre universités et entreprises, et encourager la formation continue.
Le phénomène de déclassement professionnel (travailler en dessous de ses qualifications) s'aggrave-t-il au Maroc ?
Je crains malheureusement que ce phénomène de déclassement professionnel soit en augmentation au Maroc. Au cours de mes 17 années d’expérience dans le secteur de l’emploi, j’ai souvent constaté que de nombreux candidats diplômés acceptaient des postes inférieurs à leur niveau de qualification, faute d’opportunités adaptées à leurs compétences.
Cette situation découle en grande partie des facteurs déjà évoqués : l’inadéquation entre la formation reçue et les besoins réels du marché du travail et un système éducatif qui peine à délivrer des compétences directement opérationnelles.
Le déclassement professionnel traduit aussi une réalité économique où la création d’emplois qualifiés stagne, alors que la demande des jeunes diplômés augmente. Il s’en suit une perte de motivation et d’efficacité pour ces travailleurs, ainsi qu’une sous-utilisation des talents qui pénalise la compétitivité des entreprises et, plus largement, l’économie du pays.
Il est donc crucial d’agir sur la qualité de la formation, la valorisation des compétences et la création d’un environnement favorable à l’emploi qualifié pour enrayer ce phénomène qui affecte durablement l’équilibre social et économique.
Quels sont les effets de la précarité sur les conditions de travail : horaires, salaires, sécurité sociale ?
La précarité de l’emploi est une situation professionnelle et personnelle inconfortable, dans laquelle l’employé subit une insécurité constante, à la fois dans son travail et dans sa vie personnelle. Cette situation affecte son bien-être psychologique, sa stabilité financière et ses perspectives.
Prenons l’exemple du travail temporaire : l’intérim est encore largement perçu comme un synonyme d’instabilité. Un intérimaire ne peut pas planifier sereinement sa vie : il vit dans l’incertitude permanente de la prochaine mission. Cette situation entraînerait des conséquences concrètes, comme l’impossibilité d’accéder à un crédit bancaire, notamment immobilier, faute de garanties de revenu ou de stabilité de contrat.
Sur le plan des conditions de travail, les effets sont également préoccupants. Les intérimaires ou travailleurs précaires sont souvent amenés à travailler au-delà des horaires prévus, sans que cela ne donne lieu à une rémunération équitable ou à une reconnaissance officielle. Il arrive également que certains soient sous-déclarés afin de réduire la charge salariale des agences d’intérim ou des entreprises utilisatrices, notamment lorsque ces dernières opèrent sous forte pression tarifaire de grands donneurs d’ordre.
En termes de salaire, les travailleurs précaires perçoivent souvent une rémunération de base proche ou en dessous du Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG), sans avantages sociaux, primes ou perspectives d’évolution salariale. Ils peuvent effectuer des tâches identiques à celles des salariés permanents, mais avec des droits moindres.
Contrairement à leurs collègues en contrat à durée indéterminée, les intérimaires ne perçoivent ni prime d’ancienneté, peu importe le nombre d’années passées au service d’une entreprise de travail temporaire ou d’une entreprise utilisatrice, ni prime de fin de mission, comme c’est le cas en France par exemple. Les congés payés sont rarement versés à la fin de la mission, et les intérimaires ne peuvent généralement pas en profiter pour se reposer, car ces périodes ne sont pas rémunérées.
Les intérimaires sont plus exposés que leurs collègues permanents aux accidents du travail, en raison d’un manque de formation adaptée et d’une ancienneté limitée sur le poste.
Comment expliquer que de nombreux travailleurs n’aient ni contrat, ni couverture sociale, ni congés ?
Cette situation trouve son origine dans plusieurs causes structurelles et culturelles. Bien que le Maroc ait engagé d’importantes réformes en matière de protection sociale, notamment avec le chantier Royal de la généralisation de la couverture sociale lancé en 2020, une part significative de la population active évolue encore dans l’informel.
Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), en 2023, plus de 3,2 millions de personnes exerçaient un emploi dans le secteur informel, sans contrat de travail, sans protection sociale et sans accès aux congés. Ce phénomène s’explique en grande partie par la prédominance des petites activités non structurées, dans le commerce, l’agriculture, le bâtiment, ou encore les services domestiques, où l’employeur n’est pas toujours formellement identifié ou inscrit.
A cela s’ajoutent une méconnaissance des droits sociaux et une faible culture de la déclaration chez certains employeurs, qui cherchent à minimiser les coûts salariaux. De leur côté, les travailleurs acceptent parfois ces conditions par nécessité, en l’absence d’alternatives viables. Il s’agit là d’un équilibre précaire, où l’accès à l’emploi se fait souvent au prix de la sécurité et de la dignité.
Enfin, le cadre juridique actuel, notamment le Code du travail datant de 2004, peine à encadrer ces formes d’emploi informel ou atypique, ce qui contribue au maintien de ces pratiques en marge de la loi.
Les dispositifs actuels de protection sociale couvrent-ils réellement les travailleurs précaires ?
Le chantier de la généralisation de la protection sociale, lancé sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI en 2020, constitue un tournant historique pour le Maroc. Il traduit une volonté politique forte de garantir un socle de protection à l’ensemble des citoyens, y compris les populations les plus vulnérables.
Cependant, entre l’ambition et la réalité du terrain, il subsiste encore des écarts importants, notamment pour les travailleurs précaires. En théorie, les dispositifs mis en place, comme l’élargissement de l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO) aux travailleurs non-salariés ou les aides sociales ciblées, sont pensés pour inclure tous les actifs, quelle que soit leur situation. Mais en pratique, nombre de travailleurs précaires restent en dehors du système, faute d’immatriculation à la CNSS, de revenus réguliers, ou simplement d’information.
Le secteur de l’intérim, par exemple, bien que légalement encadré depuis 2004, présente encore de nombreuses failles en matière de déclaration et de suivi des droits sociaux. Certains intérimaires ne bénéficient pas de couverture maladie, de cotisations pour la retraite, ni même de congés payés effectivement versés. De même, les travailleurs du secteur informel, estimés à plus de 30% de la population active occupée selon le HCP, sont de fait exclus de la protection sociale, tant que leur activité n’est pas régularisée.
Le Code du travail marocain est-il adapté à la réalité actuelle du marché du travail ?
« … Nous insistons, en outre, sur la nécessité d’adopter la loi organique relative à la grève, ainsi qu’un code de travail moderne, permettant à l’investisseur, autant qu’au travailleur de connaître, à l’avance, leurs droits et obligations respectifs et ce dans le cadre d’un contrat social global de solidarité », extrait du discours de SM le Roi Mohammed VI, du 30 juillet 2004, à l’occasion de la Fête du Trône.
21 ans après le discours de SM le Roi Mohammed VI, une loi relative à la grève vient tout juste d’être publiée mais le chemin vers un contrat social global de solidarité reste encore long pour plusieurs raisons. Le Code du travail marocain, adopté en 2004, a constitué à l’époque une avancée majeure dans la régulation des relations de travail. Il a permis d’harmoniser les pratiques et de poser un socle de droits fondamentaux pour les salariés. Toutefois, vingt ans plus tard, le marché du travail a profondément évolué, et le cadre légal n’est plus totalement en phase avec les réalités actuelles.
Le Maroc est aujourd’hui un grand chantier international, des événements à envergure mondiale sont attendus qui le propulsent vers un développement économique inédit. Les orientations stratégiques issues d’une vision Royale clairvoyante et déterminée font du Maroc un acteur majeur au niveau régional et international. Le Maroc a besoin de toutes ses composantes actives et de toutes les catégories sociales. La préparation et l’organisation de ses événements nécessitent la mobilisation de salariés, rarement en CDI, car il s’agit d’événements ponctuels. L'intérim apparaît ainsi comme une solution idéale pour recruter des collaborateurs saisonniers prêts à relever les défis actuels et futurs.
En effet, le Code du travail actuel reste centré sur le salariat classique et les contrats à durée indéterminée, alors que les formes d’emploi se sont multipliées : intérim, sous-traitance, auto-entrepreneuriat, plateformes numériques, télétravail, etc. Ces nouvelles modalités d’emploi échappent en grande partie à la régulation, ce qui crée un vide juridique et accentue la précarité.
Une révision du Code du travail s’impose désormais, non pas pour remettre en cause les acquis sociaux, mais pour mieux concilier performance économique et justice sociale. Il s’agit de créer un cadre équitable, moderne et protecteur, capable de soutenir la croissance tout en sécurisant les parcours professionnels.
- L'Etat et les institutions publiques en font-ils assez pour encadrer et réguler l’emploi précaire ?
L’Etat marocain a, ces dernières années, multiplié les initiatives pour mieux encadrer le marché du travail et réduire la précarité de l’emploi, conformément à la vision de SM le Roi Mohammed VI, qui fait de l’emploi digne un levier essentiel du développement humain et économique. Le lancement du chantier Royal de la protection sociale, la réforme de la formation professionnelle, ou encore la mise en œuvre de programmes comme Forsa ou Awrach, sont autant de signaux positifs montrant une volonté de structurer l’emploi, en particulier au bénéfice des jeunes et des populations vulnérables.
Cela dit, sur le terrain, les résultats restent encore insuffisants, notamment en matière de régulation et de contrôle de l’emploi précaire. Le Code du travail, inchangé depuis 2004, n’est plus totalement adapté aux réalités actuelles du monde du travail, notamment à la montée de formes d’emploi atypiques comme l’intérim, le travail à la tâche ou la sous-traitance.
Comment améliorer le contrôle des pratiques informelles ou abusives des employeurs ?
Le manque de moyens humains et techniques des inspections du travail limite la capacité de l’administration à faire respecter les droits des travailleurs dans les entreprises. A cela s’ajoute une faible digitalisation du suivi social, ce qui complique l’identification des situations précaires ou irrégulières. Malgré l’existence de dispositifs, les travailleurs précaires sont peu informés de leurs droits, et les recours en cas d’abus restent longs, coûteux ou décourageants pour ceux qui n’ont ni contrat ni stabilité.
Il serait temps d’adapter le contrôle de l’inspection du travail à la réalité du terrain, à travers la mise en place d’une stratégie globale d’intervention en général et plus particulièrement dans le secteur du travail temporaire et dans les autres nouvelles formes d’emploi comme la sous-traitance.
Entretien réalisé par Hassan Bentaleb
Dr Soumaya BELKASSEH
Docteure en Sciences de gestion de l’Université Paris-Saclay
Enseignante-chercheuse en France, spécialisée dans le domaine de la Gestion des Ressources Humaines (GRH) et la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE)
Présidente de l’Association Nationale pour la Promotion des Emplois Verts (ANAPEV).
Libé : Comment définiriez-vous la précarité de l’emploi au Maroc aujourd’hui ?
*Dr Soumaya BELKASSEH : Avant de répondre à votre question, j’aimerais d’abord rappeler le contexte économique actuel du Maroc. Nous sommes en pleine ascension économique grâce à la vision de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, qui, depuis son accession au Trône, n’a eu de cesse d’insister sur l’importance de faire du Maroc une terre d’investissement et de production, génératrice de richesses et d’emplois durables. Cette dynamique a permis des avancées notables : des infrastructures modernes, une politique industrielle volontariste, une diplomatie économique tournée vers l’Afrique et une réforme ambitieuse de la protection sociale. Le pays a également enregistré la création de plus de 280.000 emplois au premier trimestre 2025, contribuant à une légère baisse du taux de chômage à 13,3%.
Cependant, cette dynamique cache une autre réalité : celle de la précarité de l’emploi. On parle ici de sous-emploi, d’emplois informels non déclarés, de contrats temporaires de faibles rémunérations et sans perspectives d’évolution.
Concrètement, plus de 75% des salariés du secteur privé perçoivent moins de 4.000 dirhams par mois, et une grande majorité ne bénéficie pas d’une couverture santé, d’un contrat stable ou d’une formation continue selon le rapport de l’Observatoire marocain des toutes petites, petites, et moyennes entreprises (OMTPME) portant sur les années 2021 et 2022.
Aujourd’hui, la précarité de l’emploi au Maroc ne se limite pas à l’absence d’emploi. Elle englobe la qualité de l’emploi, sa stabilité, sa rémunération, et, surtout, sa capacité à offrir une dignité et une sécurité sociale à long terme. C’est sur ces aspects que les politiques publiques doivent continuer à se concentrer, dans la continuité de la vision Royale, afin de construire un marché de l’emploi plus inclusif et plus résilient.
Quelles sont, selon vous, les principales causes structurelles de cette précarité sur le marché du travail marocain ?
Malgré les progrès économiques notables et les efforts d’attractivité menés sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, la précarité de l’emploi au Maroc trouve ses racines dans plusieurs causes structurelles profondes.
La première est l’inadéquation du cadre réglementaire actuel, en particulier le Code du travail de 2004, qui, bien qu’ayant constitué une avancée à l’époque, ne répond plus aux enjeux de 2025. Le marché du travail a évolué, les formes d’emploi aussi, mais le cadre juridique n’a pas suivi cette dynamique. Il en résulte un climat de flou juridique pour les entreprises comme pour les salariés, en particulier en matière de flexibilité, de télétravail, ou encore de protection des travailleurs dits « atypiques ».
Ensuite, le recours massif au travail temporaire, légal depuis 2004, a profondément modifié le paysage de l’emploi. Le secteur de l’intérim s’est développé rapidement, sans encadrement suffisant. Cela a entraîné une forme de précarité organisée : des milliers de Marocains travaillent pour de longues durées sans bénéficier de la stabilité contractuelle, des droits syndicaux ou des avantages sociaux d’un contrat classique.
Les chiffres du Haut-Commissariat au Plan (HCP) sont à ce titre parlants : en 2021, la population active occupée était estimée à près de 10,8 millions de personnes, et près de 10,5% occupaient un emploi occasionnel ou saisonnier, en hausse par rapport à 2020 (9,5%). Cette proportion est encore plus élevée en milieu rural (13,9%) où la vulnérabilité socioéconomique est plus marquée.
Enfin, la faiblesse de l’inspection du travail, et plus largement du dialogue social institutionnalisé, limite la capacité de régulation de l’Etat et renforce le sentiment d’abandon chez les travailleurs précaires.
La précarité touche-t-elle tous les secteurs de la même manière ou existe-t-il des secteurs particulièrement vulnérables ?
La précarité de l’emploi est malheureusement un phénomène transversal qui touche l’ensemble des secteurs d’activité au Maroc, mais avec des intensités variables selon les secteurs et la taille des entreprises.
En effet, on observe que la précarité est plus marquée dans certains secteurs dits «à forte intensité de main-d’œuvre», comme l’agriculture, le bâtiment et l’industrie. Ces secteurs recrutent souvent en contrat temporaire, avec des conditions de travail moins protectrices, peu de couverture sociale, et des salaires généralement bas.
Les entreprises de taille petite ou moyenne sont aussi particulièrement concernées par la précarité, car elles disposent de moins de ressources pour offrir des contrats stables ou des dispositifs d’accompagnement social à leurs salariés.
Cependant, la précarité n’épargne pas non plus certains grands groupes, notamment dans des activités où la sous-traitance ou le recours massif à l’intérim est la règle. Les intérimaires, par exemple, sont souvent perçus comme des « outsiders » au sein de ces organisations. Ils font face à une forte insécurité d’emploi, avec peu de perspectives d’évolution, et parfois un écart salarial significatif par rapport aux salariés permanents. Cette situation crée une forme de dualité interne qui peut aussi peser sur la cohésion sociale au sein des entreprises.
Pourquoi tant de jeunes diplômés peinent-ils à accéder à des emplois correspondant à leur formation ?
C’est une bonne question dont la réponse s’enracine à la fois dans des enjeux historiques et des réalités contemporaines.
Tout d’abord, notre système éducatif rencontre encore des difficultés importantes pour aligner la formation des jeunes avec les besoins réels du marché du travail. Trop souvent, les cursus universitaires restent éloignés des compétences demandées par les entreprises, notamment dans les secteurs techniques, numériques ou à forte innovation. Cette inadéquation crée un décalage entre les compétences acquises et celles réellement mobilisables en entreprise.
Par ailleurs, l’orientation des étudiants demeure un défi majeur. Beaucoup d’étudiants s’engagent dans des filières sans une réelle information ou conseil adapté sur les débouchés professionnels. Il en résulte des parcours parfois longs, coûteux, mais avec peu d’issues concrètes, ce qui alourdit le taux de chômage des jeunes diplômés.
Ensuite, la qualité et l’adaptation pédagogique doivent être renforcées, notamment en développant des modalités d’apprentissage hybrides, combinant enseignement universitaire et immersion en entreprise.
En résumé, pour faciliter l’accès des jeunes diplômés à des emplois en adéquation avec leur formation, il est essentiel de réformer l’éducation supérieure, d’améliorer l’orientation professionnelle, de renforcer les liens entre universités et entreprises, et encourager la formation continue.
Le phénomène de déclassement professionnel (travailler en dessous de ses qualifications) s'aggrave-t-il au Maroc ?
Je crains malheureusement que ce phénomène de déclassement professionnel soit en augmentation au Maroc. Au cours de mes 17 années d’expérience dans le secteur de l’emploi, j’ai souvent constaté que de nombreux candidats diplômés acceptaient des postes inférieurs à leur niveau de qualification, faute d’opportunités adaptées à leurs compétences.
Cette situation découle en grande partie des facteurs déjà évoqués : l’inadéquation entre la formation reçue et les besoins réels du marché du travail et un système éducatif qui peine à délivrer des compétences directement opérationnelles.
Le déclassement professionnel traduit aussi une réalité économique où la création d’emplois qualifiés stagne, alors que la demande des jeunes diplômés augmente. Il s’en suit une perte de motivation et d’efficacité pour ces travailleurs, ainsi qu’une sous-utilisation des talents qui pénalise la compétitivité des entreprises et, plus largement, l’économie du pays.
Il est donc crucial d’agir sur la qualité de la formation, la valorisation des compétences et la création d’un environnement favorable à l’emploi qualifié pour enrayer ce phénomène qui affecte durablement l’équilibre social et économique.
Quels sont les effets de la précarité sur les conditions de travail : horaires, salaires, sécurité sociale ?
La précarité de l’emploi est une situation professionnelle et personnelle inconfortable, dans laquelle l’employé subit une insécurité constante, à la fois dans son travail et dans sa vie personnelle. Cette situation affecte son bien-être psychologique, sa stabilité financière et ses perspectives.
Prenons l’exemple du travail temporaire : l’intérim est encore largement perçu comme un synonyme d’instabilité. Un intérimaire ne peut pas planifier sereinement sa vie : il vit dans l’incertitude permanente de la prochaine mission. Cette situation entraînerait des conséquences concrètes, comme l’impossibilité d’accéder à un crédit bancaire, notamment immobilier, faute de garanties de revenu ou de stabilité de contrat.
Sur le plan des conditions de travail, les effets sont également préoccupants. Les intérimaires ou travailleurs précaires sont souvent amenés à travailler au-delà des horaires prévus, sans que cela ne donne lieu à une rémunération équitable ou à une reconnaissance officielle. Il arrive également que certains soient sous-déclarés afin de réduire la charge salariale des agences d’intérim ou des entreprises utilisatrices, notamment lorsque ces dernières opèrent sous forte pression tarifaire de grands donneurs d’ordre.
En termes de salaire, les travailleurs précaires perçoivent souvent une rémunération de base proche ou en dessous du Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG), sans avantages sociaux, primes ou perspectives d’évolution salariale. Ils peuvent effectuer des tâches identiques à celles des salariés permanents, mais avec des droits moindres.
Contrairement à leurs collègues en contrat à durée indéterminée, les intérimaires ne perçoivent ni prime d’ancienneté, peu importe le nombre d’années passées au service d’une entreprise de travail temporaire ou d’une entreprise utilisatrice, ni prime de fin de mission, comme c’est le cas en France par exemple. Les congés payés sont rarement versés à la fin de la mission, et les intérimaires ne peuvent généralement pas en profiter pour se reposer, car ces périodes ne sont pas rémunérées.
Les intérimaires sont plus exposés que leurs collègues permanents aux accidents du travail, en raison d’un manque de formation adaptée et d’une ancienneté limitée sur le poste.
Comment expliquer que de nombreux travailleurs n’aient ni contrat, ni couverture sociale, ni congés ?
Cette situation trouve son origine dans plusieurs causes structurelles et culturelles. Bien que le Maroc ait engagé d’importantes réformes en matière de protection sociale, notamment avec le chantier Royal de la généralisation de la couverture sociale lancé en 2020, une part significative de la population active évolue encore dans l’informel.
Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), en 2023, plus de 3,2 millions de personnes exerçaient un emploi dans le secteur informel, sans contrat de travail, sans protection sociale et sans accès aux congés. Ce phénomène s’explique en grande partie par la prédominance des petites activités non structurées, dans le commerce, l’agriculture, le bâtiment, ou encore les services domestiques, où l’employeur n’est pas toujours formellement identifié ou inscrit.
A cela s’ajoutent une méconnaissance des droits sociaux et une faible culture de la déclaration chez certains employeurs, qui cherchent à minimiser les coûts salariaux. De leur côté, les travailleurs acceptent parfois ces conditions par nécessité, en l’absence d’alternatives viables. Il s’agit là d’un équilibre précaire, où l’accès à l’emploi se fait souvent au prix de la sécurité et de la dignité.
Enfin, le cadre juridique actuel, notamment le Code du travail datant de 2004, peine à encadrer ces formes d’emploi informel ou atypique, ce qui contribue au maintien de ces pratiques en marge de la loi.
Les dispositifs actuels de protection sociale couvrent-ils réellement les travailleurs précaires ?
Le chantier de la généralisation de la protection sociale, lancé sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI en 2020, constitue un tournant historique pour le Maroc. Il traduit une volonté politique forte de garantir un socle de protection à l’ensemble des citoyens, y compris les populations les plus vulnérables.
Cependant, entre l’ambition et la réalité du terrain, il subsiste encore des écarts importants, notamment pour les travailleurs précaires. En théorie, les dispositifs mis en place, comme l’élargissement de l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO) aux travailleurs non-salariés ou les aides sociales ciblées, sont pensés pour inclure tous les actifs, quelle que soit leur situation. Mais en pratique, nombre de travailleurs précaires restent en dehors du système, faute d’immatriculation à la CNSS, de revenus réguliers, ou simplement d’information.
Le secteur de l’intérim, par exemple, bien que légalement encadré depuis 2004, présente encore de nombreuses failles en matière de déclaration et de suivi des droits sociaux. Certains intérimaires ne bénéficient pas de couverture maladie, de cotisations pour la retraite, ni même de congés payés effectivement versés. De même, les travailleurs du secteur informel, estimés à plus de 30% de la population active occupée selon le HCP, sont de fait exclus de la protection sociale, tant que leur activité n’est pas régularisée.
Le Code du travail marocain est-il adapté à la réalité actuelle du marché du travail ?
« … Nous insistons, en outre, sur la nécessité d’adopter la loi organique relative à la grève, ainsi qu’un code de travail moderne, permettant à l’investisseur, autant qu’au travailleur de connaître, à l’avance, leurs droits et obligations respectifs et ce dans le cadre d’un contrat social global de solidarité », extrait du discours de SM le Roi Mohammed VI, du 30 juillet 2004, à l’occasion de la Fête du Trône.
21 ans après le discours de SM le Roi Mohammed VI, une loi relative à la grève vient tout juste d’être publiée mais le chemin vers un contrat social global de solidarité reste encore long pour plusieurs raisons. Le Code du travail marocain, adopté en 2004, a constitué à l’époque une avancée majeure dans la régulation des relations de travail. Il a permis d’harmoniser les pratiques et de poser un socle de droits fondamentaux pour les salariés. Toutefois, vingt ans plus tard, le marché du travail a profondément évolué, et le cadre légal n’est plus totalement en phase avec les réalités actuelles.
Le Maroc est aujourd’hui un grand chantier international, des événements à envergure mondiale sont attendus qui le propulsent vers un développement économique inédit. Les orientations stratégiques issues d’une vision Royale clairvoyante et déterminée font du Maroc un acteur majeur au niveau régional et international. Le Maroc a besoin de toutes ses composantes actives et de toutes les catégories sociales. La préparation et l’organisation de ses événements nécessitent la mobilisation de salariés, rarement en CDI, car il s’agit d’événements ponctuels. L'intérim apparaît ainsi comme une solution idéale pour recruter des collaborateurs saisonniers prêts à relever les défis actuels et futurs.
En effet, le Code du travail actuel reste centré sur le salariat classique et les contrats à durée indéterminée, alors que les formes d’emploi se sont multipliées : intérim, sous-traitance, auto-entrepreneuriat, plateformes numériques, télétravail, etc. Ces nouvelles modalités d’emploi échappent en grande partie à la régulation, ce qui crée un vide juridique et accentue la précarité.
Une révision du Code du travail s’impose désormais, non pas pour remettre en cause les acquis sociaux, mais pour mieux concilier performance économique et justice sociale. Il s’agit de créer un cadre équitable, moderne et protecteur, capable de soutenir la croissance tout en sécurisant les parcours professionnels.
- L'Etat et les institutions publiques en font-ils assez pour encadrer et réguler l’emploi précaire ?
L’Etat marocain a, ces dernières années, multiplié les initiatives pour mieux encadrer le marché du travail et réduire la précarité de l’emploi, conformément à la vision de SM le Roi Mohammed VI, qui fait de l’emploi digne un levier essentiel du développement humain et économique. Le lancement du chantier Royal de la protection sociale, la réforme de la formation professionnelle, ou encore la mise en œuvre de programmes comme Forsa ou Awrach, sont autant de signaux positifs montrant une volonté de structurer l’emploi, en particulier au bénéfice des jeunes et des populations vulnérables.
Cela dit, sur le terrain, les résultats restent encore insuffisants, notamment en matière de régulation et de contrôle de l’emploi précaire. Le Code du travail, inchangé depuis 2004, n’est plus totalement adapté aux réalités actuelles du monde du travail, notamment à la montée de formes d’emploi atypiques comme l’intérim, le travail à la tâche ou la sous-traitance.
Comment améliorer le contrôle des pratiques informelles ou abusives des employeurs ?
Le manque de moyens humains et techniques des inspections du travail limite la capacité de l’administration à faire respecter les droits des travailleurs dans les entreprises. A cela s’ajoute une faible digitalisation du suivi social, ce qui complique l’identification des situations précaires ou irrégulières. Malgré l’existence de dispositifs, les travailleurs précaires sont peu informés de leurs droits, et les recours en cas d’abus restent longs, coûteux ou décourageants pour ceux qui n’ont ni contrat ni stabilité.
Il serait temps d’adapter le contrôle de l’inspection du travail à la réalité du terrain, à travers la mise en place d’une stratégie globale d’intervention en général et plus particulièrement dans le secteur du travail temporaire et dans les autres nouvelles formes d’emploi comme la sous-traitance.
Entretien réalisé par Hassan Bentaleb
Dr Soumaya BELKASSEH
Docteure en Sciences de gestion de l’Université Paris-Saclay
Enseignante-chercheuse en France, spécialisée dans le domaine de la Gestion des Ressources Humaines (GRH) et la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE)
Présidente de l’Association Nationale pour la Promotion des Emplois Verts (ANAPEV).