Rachid Benzine : La question de l'immigration est avant tout une question ouvrière


Youssef Lahlali
Vendredi 19 Septembre 2025

Rachid Benzine : La question de l'immigration est avant tout une question ouvrière
En France, nous vivons une véritable guerre des récits. Et cette guerre ne peut être gagnée que par les récits de l’intime.
A l’occasion de la rentrée littéraire, l’écrivain et islamologue Rachid Benzine publie un roman sur le drame de Gaza. Il s’agit d’une fiction intitulée L’homme qui lisait des livres, parue aux éditions Julliard. L’œuvre raconte l’histoire palestinienne à travers le portrait d’un libraire qui ne survit que grâce à la littérature.
Il est également l’auteur de nombreux ouvrages remarqués en France, tels qu’Ainsi parlait ma mère, Des mille et une façons d’être juif ou musulman, Voyage au bout de l’enfance ou encore Les Silences des pères. Ce dernier a été republié au Maroc par le CCME, dans un coffret édité chez Fenec : une occasion privilégiée pour échanger avec l’auteur.


Libé : Ma première question porte sur ce coffret publié par le CCME et consacré à votre œuvre. Lorsqu’on lit les titres Les Silences des pères, Voyage au bout de l’enfance, Dans les yeux du ciel, Ainsi parlait ma mère, on a l’impression qu’il s’agit d’un hommage aux parents ayant vécu l’exil en France, ce que l’on appelle l’immigration. Je vous connais depuis plus de vingt ans en tant qu’islamologue, mais aujourd’hui, est-ce que, par affection, vous avez voulu exprimer la mémoire de nos familles et leur vécu en France ?

Rachid Benzine : Dans le cadre de ce coffret publié en collaboration avec le CCME, deux livres abordent directement la question de l’immigration : Ainsi parlait ma mère et Les Silences des pères, qui se répondent en écho. Pour moi, il s’agissait d’abord de comprendre ce que devient une vie si elle n’est pas racontée. Je suis profondément préoccupé par la mémoire, les silences et les récits. Nous, êtres humains, sommes avant tout des êtres narratifs : nous sommes faits des histoires auxquelles nous adhérons. Mais quelles sont ces histoires ? Sont-elles transmises au sein des familles, d’un point de vue intergénérationnel ? Et trouvent-elles une place dans l’espace public, dans la mémoire française, dans les manuels scolaires ?

Une vie qui n’a pas été portée au récit, au langage, risque de disparaître dans l’oubli. Or le récit est aussi une question de reconnaissance : c’est à travers lui que l’on se construit, avec une multiplicité d’intrigues. Il n’y a pas un seul récit de l’immigration, mais une pluralité d’histoires qu’il faut complexifier pour parvenir à une véritable reconnaissance.

Bien sûr, nous disposons aujourd’hui de nombreuses données sociologiques, anthropologiques ou politiques sur l’immigration : expositions, études, archives... Mais ce n’est pas suffisant. Mon travail, lui, passe par l’intime. En entrant dans la fiction et dans le romanesque, je cherche à toucher le sensible. La littérature est une rhétorique du sensible mise au service du sens.

Dans Les Silences des pères, le fils reproche à son père de n’avoir jamais raconté son histoire. Mais après sa disparition, il découvre un homme engagé, militant, fier de ses enfants. Peut-on dire qu’après la colère vient la découverte ?

Oui, absolument. Quand on est jeune, on ne s’intéresse pas vraiment à la vie de ses parents. Souvent, on se construit en opposition à eux. Mais après leur mort, beaucoup regrettent de ne pas avoir eu certaines conversations, de ne pas avoir posé de questions. Dans le roman, le fils découvre, grâce à des cassettes audio et à un parcours sur les traces de son père – les mines, les foyers, les chantiers – une autre facette de celui-ci. Ce voyage est aussi un hommage à la condition ouvrière, car l’immigration est avant tout une histoire ouvrière, donc sociale et économique, qui s’inscrit dans l’histoire française.

Il existe différents types de silences :les silences liés à l’exil, quand on arrive dans un pays sans maîtriser la langue et réduit à sa seule force de travail; les silences liés aux humiliations et aux souffrances qu’on préfère taire pour protéger ses enfants; les silences de la honte et enfin les silences comme retrait, comme manière d’être au monde.

Un vieil ouvrier m’a dit un jour : « Je ne voulais pas remplir le cartable de mes enfants avec des pierres». Cette phrase dit tout. Le silence peut être une forme de liberté, une résistance, mais aussi un mode de transmission. La question est : la transmission passe-t-elle uniquement par la parole, ou aussi par le silence et les gestes ?

En France, le récit officiel de l’immigration est souvent imposé par les institutions (écoles, universités, médias, politiques). Est-ce que le fait de raconter l’intime, de parler des pères, est aussi une manière de construire notre propre récit ?

Oui, absolument. Il n’existe plus de récit commun. Toute la question est de savoir comment mettre en commun nos récits pour qu’ils deviennent partageables : qu’une mémoire bretonne ou corse fasse aussi partie de la mienne, et que mon histoire devienne aussi la leur. C’est à travers l’intime que ce travail est possible, car les données scientifiques, si nécessaires soient-elles, ne bouleversent pas l’imaginaire collectif. Nous sommes en France dans une guerre des récits, et elle ne pourra être gagnée que par les récits de l’intime.

Vous ne trouvez pas que ce travail est orienté ? Parce qu’avec le financement, on va surtout s’occuper des questions des jeunes dans les banlieues, de la violence dans les cités populaires, de l’extrémisme religieux ou de certaines religions. Et pendant ce temps, on va oublier les Chibanis, on ne va pas parler des femmes dans l’immigration. Qu’est-ce que vous en pensez ?

C'est vrai, mais en même temps vous avez des sociologues qui sont issus de l'immigration, qui font un travail formidable dans leur laboratoire et qui est aussi accessible. C'est-à-dire que c'est cette complexité-là, je trouve que les travaux scientifiques sont plutôt assez bien orientés. Ce que je veux dire, c'est que ce sont des petits travaux qui ne sont même pas des véritables travaux scientifiques, qui prennent beaucoup d'espace médiatique parce qu'ils viennent corroborer ou confirmer, je dirais, une thèse idéologique que nous avons. Ce que je veux dire, c'est que les ouvrages scientifiques sur  les migrations nous en avons. La question c'est comment faire en sorte que ces travaux qui existent puissent avoir un impact.

Et c'est là où on manque de relais à travers l'espace public, parce que ça nécessite un travail de vulgarisation, ça nécessite aussi un travail d'appropriation. Par exemple, quelqu'un comme Pascal Blanchard, quand il travaille sur le Paris arabe, sur la colonisation, sur les esclavages, il a cette manière à la fois de créer des ouvrages scientifiques, puisqu'il nous sollicite, et en même temps de pouvoir les transformer dans des expos pour que ça soit accessible à travers des histoires, à travers des récits, le travail il est là.

Le Maroc est l’un des rares pays à publier les travaux de ses intellectuels de la diaspora, même lorsqu’ils ont une autre nationalité, tout en maintenant un lien avec eux. Est-ce une expérience unique ?

Absolument, et c’est un travail remarquable. Nous le devons en grande partie à Driss El Yazami, actuel président du CCME, qui a longtemps œuvré en France dans des associations comme Génériques, consacrées à la mémoire de l’immigration. Il a toujours eu le souci des archives et de la connaissance, considérant que les politiques publiques doivent s’appuyer sur la recherche scientifique.

Le CCME n’est donc pas seulement un conseil, c’est aussi un lieu de production intellectuelle, scientifique et culturelle. Un espace d’hybridation, et je crois que c’est précisément ce dont nous avons besoin dans un monde complexe : des lieux capables de croiser savoirs, mémoires et cultures.

Paris : Entretien réalisé par Youssef Lahlali


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