Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ (Juin – Août 1955) : la mission Catroux à Madagascar


par Abderrahim Bouabid
Lundi 14 Septembre 2009

Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ  (Juin – Août 1955) : la mission Catroux à Madagascar
L’écrit de feu Abderrahim Bouabid que nous publions a été rédigé d’un seul trait, à Missour, au cours de l’hiver 1981-82. Le texte de ce manuscrit évoque une période charnière dans le processus qui a conduit à la fin du protectorat. De l’épisode d’Aix-les-Bains aux
entretiens d’Antsirabé, en passant par l’évocation des mouvements insurrectionnels, l’auteur s’emploie à restituer le climat de
tensions, d’incertitudes et de tâtonnements qui préfigure le dénouement de la crise franco-marocaine dont l’été 1955 reste un moment fort. L’occasion lui est ainsi fournie de donner sa lecture des événements. Surtout et s’agissant de ce qui deviendra a posteriori la « controverse d’Aix-les-Bains », l’auteur développe ses arguments et revient sur le sens, les motivations et la portée de cette rencontre. L’histoire de l’indépendance du Maroc,
est, de ce point de vue, sans doute aussi l’histoire d’un système complexe  d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine le mouvement national. Abderrahim Bouabid nous en fournit ici un aperçu saisissant.


Le mot « indépendance » n’y était pas mentionné, peut-être à dessein. Mais qu’estce- que le « statut d’Etat moderne, libre et souverain », sinon un statut d’Etat indépendant, dégagé de la tutelle du protectorat ? La formule « interdépendance librement consentie » ne supposait-elle pas deux partenaires égaux, négociant librement les nouveaux rapports à instaurer entre les deux pays ? 25
Telle était notre interprétation des textes, qui était celle du bon sens et de l’évidence. Elle était loin, en ce mois de septembre, d’être partagée par tous. Pour certains, du moment qu’aucune référence n’était faite à l’abrogation du traité de Fès, celui-ci, intangible demeurait le cadre juridique dans lequel pourrait évoluer les rapports maroco-français : le seul élément nouveau, disaient-ils, était l’abolition du système d’administration directe.
Après le départ de la mission Catroux à Madagascar, nous avions été informés que l’autorisation nous était accordée de faire le même voyage. Trois groupes marocains étaient prévus. Le premier composé de Si Bekkaï, Fatmi Ben Slimane et Moulay Hassan Ben Driss, cousin et beau-frère de Mohammed V. C’était la tendance modérée ou plutôt mitigée, qui était donc la première autorisée à se rendre à Antsirabé. Elle était, à notre sens, destinée à préparer le roi à la conciliation voire même à des concessions. J’ai dit à Si Bekkaï, avant son départ, combien il aurait été mieux à sa place, dans un autre groupe, par exemple le nôtre.
La deuxième délégation fut celle du P.D.I, composée de Abdelhadi Boutaleb et de Abdelkader Ben Jelloun : c’était des nationalistes dits « modérés », très recommandés par leur confident, E. Roche. Enfin, en dernier lieu, la délégation du parti de l’Istiqlal, dont les deux membres désignés par notre Comité exécutif étaient Haj Omar Abdeljalil et moi-même. Nous étions les derniers à prendre l’avion : il était évident que le gouvernement français, en décidant que les visites se déroulassent suivant cet ordre, entendait éviter que le premier contact du souverain en exil depuis deux ans, fût avec la délégation de l’Istiqlal. Mais qu’importe ! Nos entretiens avec notre monarque, même dans ces conditions, nous permettraient de faire un large tour d’horizon, de souligner les nouvelles données de la situation au Maroc, enfin d’exposer notre point de vue sur les positions respectives des différentes délégations.
Il était aussi évident que ces délégations qui se sont succédées à Antsirabé signifiait pour le gouvernement français que Mohammed V admettait de consulter toutes les «tendances» de l’opinion marocaine, que le parti de l’Istiqlal n’aurait plus désormais ce privilège. Notre participation était nécessaire à la réussite des négociations, mais en même temps, il était exclu que nous fussions admis comme les seuls interlocuteurs authentiques.
Fallait-il se raidir, récuser toutes ces personnalités, qui, à l’exception de Si Bekkaï, n’avaient aucun titre pour parler au nom du peuple marocain ? Quelles que fussent les premières difficultés que nous connaissions dans nos rangs, depuis 1952, notre parti restait celui de la classe ouvrière, de la petite et moyenne bourgeoisie, des résistants, des masses paysannes, des intellectuels et des étudiants. Le nom de notre parti était partout associé à celui de Mohammed V.
Finalement cette façon d’agir à notre égard nous parut quelque peu dérisoire : le Maroc de demain ne sera-t-il pas celui de la démocratie, de la monarchie constitutionnelle ? C’est alors dans ce Maroc, libéré des liens de sujétion que les forces politiques véritables apparaîtraient, grâce aux suffrages des masses populaires, en même temps que seraient balayées les tendances préfabriquées ou dépassées.
Nous fîmes donc le voyage à Antsirabé. Une escale technique de deux heures au Caire nous permit d’avoir un entretien avec Si Allal El Fassi et A. Ben Lemlih, qui nous attendaient à l’aéroport. Nous avions trouvé un Allal El Fassi détendu, mieux informé Mohammed Lyazidi nous ayant précédé, quelques jours auparavant, après la rencontre manquée de Rome. L’entrevue fut chaleureuse et fraternelle. Nous avions évité d’évoquer l’incident de Rome. Le leader du parti voulait s’assurer qu’il ne s’agissait pas pour nous d’accepter un régime d’autonomie interne. « Il n’y pas d’étape possible et même juridiquement acceptable, entre l’abrogation du traité de Fès, et l’accession du pays à la pleine souveraineté », avions-nous précisé. Un pays libéré de la tutelle étrangère, accède ipso facto, à l’indépendance.
Et la formule « Indépendance dans l’interdépendance » ? N’était-ce pas là une manière de nous amener à accepter le statut de membre associé à l’Union française ? Sur ce point aussi, l’explication a été franche. Le vocable « indépendance » a un sens précis, concret, consacré par le droit international. Par contre, le mot interdépendance est une trouvaille, sans contenu précis. Il ne pourrait signifier, à nos yeux, qu’un ensemble d’accords bilatéraux de coopération entre les deux pays. D’ailleurs, il a toujours été précisé que ces liens d’interdépendance seraient librement consentis et définis26.
Enfin Si Allal était mis au courant de nos réserves, voire de notre méfiance à l’égard du conseil du trône projeté, du fait de la nomination à Rabat du général Boyer de Latour. Cependant, il admit que l’installation de Mohammed V en France serait tactiquement un acquis qui le rendait plus libre de ses décisions.
Cette escale au Caire fut pour nous très réconfortante. Quelques heures après, tôt dans la matinée, nous débarquions à l’aéroport de Tananarive, pour prendre aussitôt la route d’Antsirabé. Le prince Moulay Hassan était venu à notre rencontre. Il n’y avait plus place pour un protocole qui aurait paru superflu : ce furent simplement les retrouvailles de compagnons de lutte que l’exil et la prison avaient séparés. Le prince me parut mûri par l’épreuve, parfaitement informé.
- « Nous aurions souhaité être les premiers à venir ici, » dis-je.
- « Qu’importe, dit-il, puisque vous êtes là. »
L’accueil que nous fit Mohammed V fut profondément émouvant. Point de grandes phrases inutiles. Nous lui avions embrassé la main, non comme le protocole traditionnel le voulait, mais comme nous le faisions à un père vénéré, le père de tout un peuple. Il nous a serré l’un après l’autre sur sa poitrine. Haj Omar ne put retenir ses larmes. Dix ans de luttes communes, d’espérance, d’épreuves, le pacte qui a scellé l’union entre le roi et le parti, tous ces souvenirs étaient là, évoqués en silence. Etait-ce le bout du tunnel, la fin de la nuit ?
Mohammed V, dominant son émotion, avait le regard un peu triste, lointain, comme s’il scrutait l’horizon. Puis, se tournant vers nous, son visage, au front vaste et poli s’éclaira de ce sourire calme et noble qui conquis le coeur de millions de Marocains, de Maghrébins. Ses traits étaient un peu tirés, mais on y lisait la même force de volonté, la même détermination d’accomplir la mission que l’histoire lui avait confiée. Le voilà, maintenant arbitre de la situation, deux ans après son départ forcé du Maroc. Une réflexion de Pascal me vint à l’esprit « les grands hommes », dit-il quelque part, « ne sont pas suspendus en air, tout abstraits de notre société ; c’est parce qu’ils ne sont pas suspendus en l’air qu’ils sont de grands hommes ». Oui, cet homme au destin exemplaire avait choisi de s’intégrer à son peuple, aux combattants, militants sortis des couches populaires. En se révoltant contre la présence coloniale, il s’était en même temps révolté contre les agents civils du protectorat : makhzen, notables, grands caïds, etc... Le roi « des carrières centrales », de toutes les carrières centrales du pays, ne tirait son autorité, sa légitimité que des seules forces populaires. Les structures dites traditionnelles, asservies et avilies avaient déjà volé en éclats sous la poussée irrésistible de lames de fond.
Une première séance de travail était prévue pour le début de l’après-midi : le prince héritier nous conduisit à la résidence qui nous était destinée. C’est alors que nous eûmes la surprise de constater que la délégation du P.D.I était toujours à Antsirabé. Non seulement on lui avait permis de nous précéder, mais il était évident qu’on lui avait suggéré de nous y attendre. Ainsi, le tête à tête Mohammed V avec l’Istiqlal serait troublé par cette tierce présence. Moulay Hassan convient qu’il n’était pas question de les associer à nos entretiens avec le roi.
Puis, il nous fit un compte rendu des entretiens avec la mission Catroux-Yrissou. « Ce dernier », nous dit-il, « a été favorablement impressionné par les propos du roi, qu’il n’avait jamais connu auparavant ». Le prince comptait beaucoup sur lui pour amener le président Pinay à adopter une attitude plus favorable à notre cause. Nous apprîmes également que Si Bekkaï et Fatmi Ben Slimane avaient participé les 6 et 7 septembre aux entretiens avec les émissaires français. A mon grand étonnement, je trouvais que Bekkaï s’était trop engagé dans le processus, avant de s’assurer que le nouveau résident général appliquerait sans réticence le plan Faure.



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