Il faut également reconnaître qu’il n’y a pas de consensus au Maroc au sujet du refus de l’impunité, tant s’en faut. A part de petites formations de gauche et l’AMDH, la quasi-totalité des organisations politiques et syndicales manifeste une indifférence inquiétante à cet égard, pour l’Etat aussi: la violence politique a de nombreux partisans; il sait donc à quoi s’en tenir.
Ceux qui expliquent le mutisme de la classe politique et des millions de Marocains à ce sujet par la peur les créditent à la légère d’une noblesse de coeur paralysée par la méchanceté du Makhzen; je n’y vois personnellement qu’une cruauté bien ordinaire. Seules quelques organisations de défense des droits humains font campagne contre l’impunité. Ce but, pour essentiel qu’il soit dans l’édification d’un Etat de droit, a la faculté de mettre le Makhzen dans une position intenable tout en obligeant le Monarque à reconsidérer l’héritage paternel.
Intenable parce qu’il faudrait sanctionner des personnalités de premier plan dans la structure du Makhzen et qui pourront toutes incriminer un donneur d’ordre qui ne peut plus se défendre (D. Basri l’avait déjà fait). On pense que l’obéissance ou invoquer l’obéissance efface la culpabilité : lorsqu’on reprochait à D. Basri les exactions commises, il répondait qu’il n’était qu’un «ramoneur» de cheminée, un exécutant. Il ne pensait qu’à se protéger. Il ne pouvait pas invoquer la raison d’Etat et se dire prêt à assumer ses actions.
Il était prêt à violer le droit si d’autres assumaient la responsabilité. Si les tortionnaires affirment avoir agi sur ordre, peuvent-ils le prouver? En outre, agir sur ordre n’implique ni la transgression de la loi ni l’annihilation de la conscience du sujet. Agir sur ordre entraîne l’inclusion d’un tiers dans le crime, il n’atténue pas la culpabilité. La tentation est forte de faire remonter la chaîne des responsabilités jusqu’au Roi afin de se protéger plus sûrement, sans crainte de dire ouvertement qu’il ordonnait torture, enlèvement, liquidation extrajudiciaire : ce serait la pire opposition, posthume, que le Roi Hassan II ait jamais eue.
Une autre défense serait de dire qu’il n’y a pas de libre arbitre dans le non-droit et là, l’argument est de taille mais il met à nu la propagande développée durant des dizaines d’années que l’Etat était soucieux du droit.
Il ne manquerait plus que les tortionnaires disent: ”Nous avons torturé parce que nous-mêmes on craignait pour notre vie”. Le Maroc n’a pas jugé bon de s’inspirer de l’expérience de l’Afrique du Sud : les personnes en cause doivent elles-mêmes demander l’amnistie et les victimes peuvent obtenir des réparations. Au Maroc, l’Etat ne voulait permettre la poursuite d’aucun responsable car cela aurait ouvert la boîte de Pandore, et jugea préférable d’affronter les adversaires, peu nombreux, de l’impunité.
Lors du sit-in du 9 décembre 2000 pour dénoncer l’impunité, de nombreux militants de l’AMDH et du Forum furent incarcérés. Le 19 avril 2001, le tribunal de première instance de Rabat condamnait 36 militants à trois mois de prison et 3000 DH d’amende. L’ex-président de l’AMDH Me Abderrahmane Benameur fait état de la «détermination des responsables à inhiber toute action de dénonciation des responsables quant aux crimes qu’a connus le Maroc».
En fait, ce qui rendait les forces de l’ordre très nerveuses était la circulation d’une liste de personnes impliquées dans les abus et les transgressions des années de plomb. Quelques mois plus tard, l’AMDH rendait publique cette liste. Quel en est la portée? Abdelhamid Amine, président de l’AMDH parle de présomption au sujet de cette liste: «La liste des responsables pour lesquels nous disposons de présomptions quant à leur implication dans les crimes d’enlèvement, de torture, de détention arbitraire et d’assassinat (…), nous ne pouvons affirmer que nous disposons de preuves. Les preuves, c’est la justice qui devra les établir (…), nous disposons (…) des témoignages de victimes, consignés dans des écrits, que ce soit dans la presse nationale ou dans les livres écrits par ces mêmes victimes. C’est à la justice, la véritable justice de poursuivre les concernés et de faire la lumière sur ce qui a été écrit contre eux pour les condamner ou les acquitter».
D’où la difficulté de constituer des dossiers d’accusation solides surtout en matière d’exécution extrajudiciaire, d’où la facilité de montrer que les témoins à charge sont politiquement solidaires et la quasi-impossibilité d’obtenir le témoignage de membres de l’appareil d’Etat en faveur des victimes. A cela, il faut ajouter une contrainte majeure : la confusion des pouvoirs; en l’absence d’une justice parfaitement autonome vis-à-vis du pouvoir politique, le jugement des accusés, soulignons-le, obéirait de bout en bout à des impératifs de raison d’Etat.
L’Instance équité et réconciliation proposée par le Conseil consultatif des droits de l’Homme et approuvée par le Roi (15 décembre 2003) ne comprenait aucun représentant de l’AMDH. Evidemment, celle-ci critiqua l’Instance parce qu’elle était en faveur de l’impunité malgré la présence à sa tête de Driss Benzekri, secrétaire général du CCDH, et parce que l’Etat ne semblait pas avoir rompu avec les méthodes du passé: «[Cette] conjoncture est caractérisée par la répression des défenseurs des droits humains et des journalistes dont les symboles sont notre camarade Rachid Chrii, responsable de la section AMDH de Safi qui purge une peine inique de 18 mois, et le journaliste Ali Lmrabet, directeur de l’hebdomadaire Demain et qui purge une peine injuste de trois ans; mais la conjoncture est surtout caractérisée par le retour en force des violations graves des D. H. [droits humains] liées essentiellement à la répression des intégristes suite aux actes terroristes du 16 mai à Casablanca : enlèvements, arrestations arbitraires, tortures, procès inéquitables, jugements sévères, pour ne pas dire cruels et souvent injustes, 16 peines de mort et des dizaines d’années de prison, y compris contre des personnes qui n’ont fait qu’exprimer des opinions, certes à caractère antidémocratique et même fasciste, mais des opinions…(…) Veut-on maintenant tourner la page noire du passé quand on est en train d’en écrire une autre qui lui ressemble sur bien des aspects?»
L’Instance équité et réconciliation recensa les cas de violations des droits de l’Homme commis sous le règne de Hassan II (600 morts furent dénombrés par l’Instance, contre 3 000 pour l’Association marocaine des droits de l’Homme, et près de 2 000 personnes reconnues comme ayant disparu, un chiffre fortement contesté par les organisations de défense des droits de l’Homme) dans le but d’indemniser les victimes ou leurs familles. Jusque-là, les familles des victimes déploraient ces crimes sans oser les dénoncer publiquement; il y avait fréquemment une attitude d’évitement, d’oubli, de refoulement même de la victime pour ne pas avoir à prendre une décision périlleuse.
Ces familles pouvaient désormais se plaindre auprès de leur entourage. Même si des dizaines de milliers de dossiers parvinrent à l’instance, on ne peut pas dire que tous les plaignants furent entendus, ni qu’eux tous voulurent se faire connaître.
Cette Instance fut mise en place au moment où les principaux responsables n’étaient plus en vie ou avaient été écartés, mais d’autres continuaient d’assumer des responsabilités importantes dans l’Etat; Cette Instance voulait entendre les victimes mais non les bourreaux : la continuité politique et institutionnelle entre les Rois Hassan II et Mohammed VI ne devait pas être menacée.
Au cours des témoignages télévisés, les victimes ne devaient pas citer les noms de leurs tortionnaires. En outre, on n’avait pas mis en contact les victimes et leurs bourreaux; on n’avait pas davantage exigé de ceux-ci de présenter leurs excuses ni de demander pardon. Ces dispositions étaient les conditions sine qua non à «la réconciliation et à l’équité».
(A suivre)