“Sous l’ ombre des peupliers ” de Habiba Touzani Idrissi Un texte alerte et beau


Libé
Lundi 7 Février 2022

Le champ de la littérature marocaine féminine de langue française s’enrichit aujourd’hui d’une nouvelle plume, dont la motivation procède d’une franche volonté de sortir des sentiers battus. En publiant récemment aux Editions Orion «Sous l’ombre des peupliers», Habiba Touzani Idrissi prend en effet le parti de s’y inscrire en s’attaquant aux enjeux et problématiques de la société marocaine dans un but précis: donner un visage différent du féminin dans sa confrontation aux codes et aux dogmes de la doxa patriarcale. Elle le fait de façon audacieuse certes, mais aussi et surtout dans une perspective de quête de nouvelles valeurs et références transcendant les clivages(construits à force de clichés et d’a priori) opposant hommes et femmes dans notre société. Le récit qu’elle nous invite à lire relève d’une riche fictionnalisation d’événements à fort potentiel réaliste, même s’ils peuvent paraître aux yeux de certains invraisemblables. Etant convaincue sans doute que le réel dépasse souvent la fable, c’est dans l’intersection des deux univers qu’elle déroule son scénario narratif.

Il s’agit de l’histoire de Hachem et Zineb qui, à l’âge de l’enfance,sont frappés d’un coup de foudre irrésistible. Tout a commencé parla dérobade par Hachem du cadre de la photo de Zineb, lorsque pour la première fois sa mère l’emmène dans la villa des parents de celle-ci où elle travaille comme domestique.Au regard du décalage social entre les deux familles dans une grande ville comme Casablanca, la fascination ressentie de part et d’autre peut être perçue d’entrée de jeu comme étant impossible et sans avenir. Or elle se consolidera discrètement au fil des rencontres pour devenir amour qui atteindra presque son apogée au moment où ils obtiennent le baccalauréat. La passion qui les anime (quoique non encore explicitement déclarée) est si incrustée dans leurs fibres intimes qu’elle leur apporte l’énergie nécessaire au dépassement d’éventuels obstacles. Ainsi leur séparation pendant quelques années, due à la poursuite de leurs études supérieures, ne sera d’aucun effet conséquent sur la fidélité de leur relation. Zineb finira dans les délais sa formation dans une filière de commerce à l’étranger, comme c’est le cas aussi de Hachem en ce qui concerne ses études de médecine au Maroc.

Leurs euphoriques retrouvailles sont toutefois mises à rude épreuve suite à de bouleversantes révélations propulsées à l’avant-scène par la maladie de Mi Aicha la mère de Hachem. Le roman qui paraissait dès l’incipit fonctionner comme un conte de représentation à tendance réaliste prend subitement l’allure d’un récit initiatique. Sachant qu’elle est atteinte d’une maladie gravissime et voulant soulagersa conscience, la mère de Hachem se livre à des aveux fracassants et pour le moins inattendus par les deux jeunes amoureux. Hachem apprend d’elle qu’il est le fils d’un homme, ayant le même nom que lui, que sa mère avait connu, aimé et malheureusement perdu de vue pendant sa jeunesse. L’homme qui l’a vu grandir et qu’il perdra juste avant l’obtention du baccalauréat n’est donc pas son père. De même que Zineb apprend à sa grande surprise que les parents avec lesquels elle vit ne sont pas les siens, elle en est la fille adoptive. Elle dira elle-même à Hachem (suite à la confidence de Mi Aicha) qu’elle est née «d’une brebis égarée et d’un loup garou affamé».

Sans vouloir aller vite en interprétation, ils’avère que c’est face à un monde en ruine que les deux amoureux ont à bâtir le leur. C’est comme si les révélations, en dépit du choc suscité chez chacun d’eux, étaient nécessaires pour les déterminer à réaliser leur individualité, ainsi qu’à les modaliser en vouloir être dans la fusion. Hachem et Zineb, ne cédant pas au dogme du culte d’origine et de la filiation, font en effet le choix de vivre leur vie avec toutes les contingences héritées d’un passé sur lequel ils n’avaient pas de prise. Ce qui est incontestablement un sérieux gage du bonheur. Au plan axiologique, ce choix traduit une vision du monde libérée de la morale hypocrite pour laquelle seul compte l’honneur des apparences, par conformité à la pureté de la lignée identitaire et généalogique. Du même coup, les deux personnages brisent l’interdit discriminatoire selon lequel la vie en couple ne peut exister entre une riche et un pauvre, ne peut être scellée que par un acte juridique.

Dès lors le roman,s’écartant du modèle social fondé sur le matérialisme fétichisant et aliénant, prendra une nouvelle direction sous le signe de l’exploration des véritables richesses de l’être et de la communauté collective. Ainsi ce qui risquait d’être pour Hachem et Zineb une source de déchéance ou de déchirure indélébile est transformé en levier de lutte contre le narcissisme et de revendication d’un projet sociétal affranchi de l’hégémonie des aïeuls et des tuteurs. Ainsi s’explique la présence structurante du peuplier dans le titre et le corps du texte. Symbole d’élévation et de permanence des racines, il y illustre l’attachement à ce qui est promesse de bien-être, d’idylle et de volupté contre tout ce qui est de nature à provoquer décrépitude et pourrissement.

On comprend également pourquoi de bout en bout le récit est hanté par l’ombre de cet arbre majestueux, comme un appel constant à l’espoir quelle que soit la férocité des coups du destin. C’est me semble-t-il cette thématique là que la romancière s’efforce principalement de mettre en exergue et qui ordonne toutson récit.Elle est là portée par les différentes analepses évoquant des souvenirs et des éclats de vie des personnages avec leur lot de joie et de douleur. Elle est là soutenue par une panoplie de réflexions sur le sens de l’existence, le rapport complexe aux enfants, le respect que l’on doit à la nature, la vertu à chercher dans l’amour et l’amitié, l’engagement à vouer au profit du patrimoine matériel et immatériel. Elle est là suggérée par l’importance du rôle de l’art (en tant que démarche d’esquisse et d’exploration aux frontières du visible et de l’invisible) dans la métamorphose de notre regard sur les êtres et les choses. Elle est là en outre fortement soulignée par la critique qui est faite du conservatisme défaisant ses soubassements et ses contradictions. Il y a lieu de penser que l’écriture même du roman participe de la symbolique du peuplier. Elle se fait, à la manière d’un rhizome, construction mémorielle dont les pans narratifs et les motifs isotopiques sont interconnectés et consolidés.

La visite de Zineb et Hachem à la médina de Fès constitue par ailleurs un apport substantiel à la mise en œuvre et en forme de cette thématique de la résilience et de l’espérance. Elle est, au niveau narratif, organisée en vue de la rencontre avec le père de Hachem et, au niveau métanarratif, dans le but de confronter le lecteur à la question (cruciale dans notre culture) de l’identification et de la filiation. Par-delà les deux aspects, sans doute revêt-elle en plus une dimension parabolique capitale dans l’économie générale du texte. En ce sens qu’elle offre pour l’écrivaine l’occasion d’exprimer de manière saisissante son point de vue sur la mise en perspective d’une vision autre pour l’avenir du citoyen dans notre pays. Une vision certes pétrie de modernité (par référence à Casablanca) et d’authenticité (telle qu’incarnée parl’histoire de Fès). Mais elle est très probablement mue, à travers l’exemple de ces deux villes et de la stratégie narrative qui sous-tend le récit, par le désir d’ériger l’expérience de Zineb et Hachem en exemple d’une citoyenneté postmoderne. Entendre par là qu’au sein des valeurs de celle-ci, le sujet a conscience comme le dit à juste titre Louise Dupré de travailler «avec ses contradictions plutôt que contre ses contradictions», reconnaissant «son lien à l’Histoire comme à sa petite histoire». Dans Sous l’ombre du peuplier, Habiba Touzani Idrissi affirme son choix pour une écriture refusant d’être neutre. Car écrire un roman ne se réduit pas pour elle à un exercice de fiction : c’est un acte qui tient sa raison d’être du besoin ressenti de refaire le monde où nous vivons. A lire de plus près son texte, on est frappé par cette exigence et cet intérêt rehaussés par un remarquable travail de justesse dans la démonstration intellectuelle, dans l’articulation du narratif et du poétique, dans la transgression des frontières entre le réel et le fictionnel, dans la finesse de la description et la filature de la métaphore. Autant de procédés qui confèrent à ce texte beauté et fermeté et assurent de ce fait tout le plaisir à le lire.

Par Abderrahman Tenkoul
Université Euromed-Fès


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