Sidi Ifni : crise urbaine, pauvreté, émigration…et activisme


Par Dr. Hassan FAOUZI *
Samedi 29 Août 2009

Sidi Ifni : crise urbaine, pauvreté, émigration…et activisme
La notion de “crise urbaine” couvre des situations complexes et fragmentaires qui se manifestent selon les milieux par la défaillance d’un secteur particulier. On constate « une disproportion entre les objectifs des instruments d’urbanisme (schémas directeurs, schémas d’armature urbaine), et le peu d’effet de leurs propositions sur la crise des villes » (Naciri, 1992).
En ce qui concerne la faiblesse des structures urbaines dans les grandes métropoles, plusieurs études ont été publiées, mais les conséquences de la crise économique sur les petites et moyennes villes restent souvent ignorées. Les recherches reflètent le plus souvent l’évolution urbaine des pays du Maghreb qui se traduit par une marginalisation encore importante des petites villes.
Autour de la problématique des petites et moyennes villes, de leur place dans le dispositif spatial et des fonctions qu’elles assurent, peu de recherches ont été publiées. Il reste à mettre en évidence le rôle croissant de ces cités dans le processus d’urbanisation et dans la transformation des sociétés urbaines et rurales.
Les recherches ont beaucoup traité des mouvements migratoires en général et des zones d’attraction en particulier, alors que les centres de taille inférieure n’ont pas bénéficié d’une grande attention. Cependant, depuis le début des années 90, les chercheurs s’intéressent aux petites et moyennes villes et à leurs aires d’attraction. La migration vers les grandes villes s’accompagne, en Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Egypte, d’une attraction grandissante exercée par les petites et moyennes villes dont les influences se renforcent.
Plusieurs pays du monde arabe connaissent des mouvements migratoires forcés qui bouleversent leur paysage démographique. Ceci illustre une situation où les crises écologiques, alimentaires ou politiques déclenchent des migrations forcées en direction, souvent, des centres urbains. Cet aspect démographique reste encore peu traité par les recherches sur la mobilité.
Au Maroc la dynamique du système urbain est marquée par une expansion spectaculaire. Actuellement, les grandes villes continuent de croître, mais c’est surtout dans les petites et moyennes villes que les niveaux de croissance les plus élevés sont enregistrés. Cette situation devient de plus en plus préoccupante avec la restructuration économique qui s’accompagne du désengagement de l’Etat de nombreux secteurs économiques et sociaux et en particulier celui de l’emploi. Dans ce domaine toute l’initiative est laissée au privé, or celui-ci cherche en premier lieu le profit facile et rapide qu’il trouve surtout dans les grandes villes.
L’espace rural Baâmrani (Anti-Atlas occidental), a enregistré un exode massif de sa population au cours des trente dernières années. Du fait de sa proximité du monde rural, Sidi Ifni constitue ainsi la première destination de ruraux à la recherche d’une vie meilleure. Sidi  Ifni est la capitale des Aït Baâmrane, ces tribus, qui grâce à leur rôle important dans les rangs de la résistance marocaine, se sont forgé une identité citoyenne et culturelle très développée, symbole d’honneur et de fierté.
A l’issue de la guerre hispano-marocaine de 1859, un traité accorda l’enclave de Sidi Ifni à l’Espagne. Construite essentiellement dans les années 30, la ville de Sidi Ifni ou Santa Cruz Del Mar Pequenea, servit les Espagnols comme un poste d’avant-garde pour leurs ambitions territoriales au Sahara marocain.
Sidi Ifni est une ville périphérique abandonnée. «Ayant évolué depuis l’indépendance en tant que zone de marges doublement marginalisée. La marginalité est à la fois géographique, économique et sociale (émigration massive, urbanisation aléatoire, structures économiques à la limite de l’informel, exacerbation d’une société en crise victime de l’inactivité, du chômage et candidate à l’émigration clandestine) » (M. Ben Attou, 2007).
Pourtant, les potentialités pour que la région s’engage sur la voie du développement ne manquent pas. En effet, l’héritage historique et culturel très riche conjugué au site de la ville (entre plage et montagne), sont autant de facteurs pouvant générer un tourisme prolifique.
Le produit touristique peut être diversifié (tourisme balnéaire de plaisance, tourisme écologique, tourisme de montagne), le commerce comme tradition ancestrale et l’artisanat comme corps de métier, ont des racines profondes puisées dans le folklore ethnique tribal ; les Tekna. Les ressources halieutiques sont importantes et peuvent générer une industrie alimentaire qui peut absorber le chômage qui atteint le seuil des 30% (M. Ben Attou, 2007).
Partant de ce contexte, on peut se demander pourquoi Sidi Ifni est restée une ville de petite taille alors que la seule garnison espagnole de la ville comptait en 1950 plus de 42.000 habitants? Pourquoi la ville est restée figée alors qu’au début des années 80, le Maroc, grâce à la décentralisation, entre dans une nouvelle phase d’expansion de son réseau de petites villes ? Est-ce à cause de l’effondrement de son économie urbaine après le départ des Espagnoles? Pourquoi la pêche en tant qu’activité principale de la ville au lieu de stimuler le développement contribue à l’émigration? Y a-t-il vraiment une volonté de faire de Sidi Ifni une ville dynamique sur le plan spatial?
La réponse à ces questions se trouve dans l’analyse détaillée de la morphologie urbaine de la ville. En effet, la lecture morphologique de la ville révèle que le déclin de la ville est étroitement lié aux problèmes d’aménagement des structures urbaines et à une planification qui souffre de plusieurs déficiences qui ont relégué cette ville autrefois dynamique au rang de simple bourgade figée.
La ville n’a aucun modèle particulier. Elle s’articule autour de l’aéroport (qui ne fonctionne pas) et des installations militaires qui occupent une position centrale dans le tissu urbain. Sidi Ifni est une agglomération désarticulée qui reflète une organisation spatiale militairement hiérarchisée héritée de la période coloniale (1934-1969). Le relief accidenté découpe excessivement l’espace urbain limitant ainsi la réserve foncière utile à l’urbanisation. L’espace littoral, au lieu d’abriter des structures et des activités liées au tourisme balnéaire, il constitue une réserve foncière pour l’habitat économique (M. Ben Attou, 2007).
Du moment où l’Etat a commencé à réaliser des programmes d’habitat économique et social, il aurait pu mener des réflexions sur la nécessité de garder une infrastructure technique comme l’aéroport au coeur de la ville qui entrave le développement cohérent d’un tissu urbain homogène de modèle littoral (M. Ben Attou, 2007). Vu les difficultés du site de Sidi Ifni, ces installations techniques enclavent la ville plus qu’elles ne contribuent à son désenclavement.
Le secteur industriel reste depuis l’indépendance embryonnaire et n’arrive toujours pas à décoller. 48 hectares de zone équipée n’abritent que quelques unités de conditionnement qui n’arrivent pas à s’affirmer à cause de l’enclavement de la ville et à cause aussi du phénomène de barre qui rend l’accès au port très difficile. Le commerce quant à lui occupe une fraction significative de la population urbaine. Mais il s’agit en fait d’un commerce alimentaire à la limite de l’informel.
L’activité de la pêche reste sous-valorisée et profite à des armateurs extrarégionaux. Sur un total de 29.000 tonnes de poissons pêchés dans la région (d’une valeur de 43 millions de DH) chaque année, seulement 2% débarquent à Ifni. Le tourisme et l’artisanat n’arrivent pas non plus à décoller. L’activité touristique reste très timide par rapport aux potentialités. Le rayonnement de l’artisanat reste très limité et relève plus d’un chômage déguisé que d’une activité proprement dite (M. Ben Attou, 2007).
Cette faiblesse économique se répercute sur les finances locales. Entre 1994 et 1999, les recettes financières de la commune urbaine d’Ifni n’ont pas dépassé le seuil moyen des 12 millions de DH (M. Ben Attou, 2007).
La fonction publique reste cependant le seul secteur d’activité qui occupe régulièrement 23,8% de la population active. Le bilan économique de Sidi Ifni est donc déficient. La pauvreté urbaine frappe de plein fouet une population en majorité jeune (53 % de la population ont moins de 24 ans). Sachant que le taux de scolarité à Sidi Ifni est des plus bas du Maroc. Une bonne partie de ces jeunes est candidate au chômage et à l’émigration clandestine.
La région des Aït Baâmrane est un bassin migratoire. On pourrait croire que le départ massif des Espagnols au lendemain de l’indépendance et la chute des activités portuaires auraient provoqué une crise économique qui, à son tour, engendra une émigration importante.
L’émigration clandestine, qui s’oriente exclusivement vers l’Espagne, est une réaction à toute forme de marginalité. Cependant, ce même émigré qui, au lieu de stimuler un développement durable articulé sur la pêche ou sur le tourisme pour faire sortir la région de la marginalité, devient un acteur de sous-développement en spéculant à la fois sur le bâti et sur le foncier pour réaliser des bénéfices immobiliers, aggravant ainsi une situation de crise instaurée par une mauvaise gouvernance locale (M. Ben Attou, 2007).
Les grandes villes constituent encore la préoccupation majeure des pouvoirs publics et des urbanistes à cause de leur poids démographique et leur rôle économique devenu incontournable. Ceci ne doit en aucun cas affaiblir l’importance des petits centres à l’échelle régionale et nationale. Aujourd’hui, tous les aménageurs sont conscients du rôle qu’on doit accorder au développement local pour remédier aux anomalies issues du développement des grandes villes. Une meilleure connaissance de la dynamique des centres urbains passe par l’étude des mouvements sociaux urbains qui n’ont cessé de prendre de l’ampleur durant les deux dernières décennies. En effet, divers groupes sociaux sont de plus en plus impliqués dans le processus de changement. Aujourd’hui, le rôle de ces groupes dans le mouvement de démocratisation est lié aux effets de la crise dont ils sont directement victimes : chômage de diplômés, baisse des revenus, blocage de la mobilité sociale et mauvaise gouvernance.
Des mouvements sociaux portés par des idéologies variées se développent actuellement. La création de Ligues des Droits de l’Homme au Maroc ainsi que la prolifération des associations ont inspiré des réflexions qui pourraient aider à une meilleure connaissance de la structure des sociétés urbaines. De fait, le phénomène associatif représente un instrument d’intégration et un espace de liberté à travers lequel la société civile manifeste son existence et participe à la gestion sur le plan local et national.
Plusieurs recherches concluent à « l’évidence de la paupérisation urbaine ». Si une très faible partie des ruraux arrivés en ville a réussi son intégration dans l’économie urbaine, la majorité des migrants vivent dans des conditions précaires, ce qui contribue à renforcer le phénomène de paupérisation et de marginalisation dans les villes. Ce qui entraîne des réactions violentes de la part des exclus. Face à cette situation l’émigration clandestine reste la seule issue salutaire.
À Sidi Ifni, l’émigration clandestine a pris une très grande ampleur (36 heures pour atteindre les îles Canaries à bord de petites barques). Le taux d’échec de la traversée se situe à 15 %. L’échec est souvent mal accepté psychologiquement et socialement, ce qui pousse ces jeunes à vouloir retrouver une certaine consolation dans la religion au risque de sombrer dans l’intégrisme absolu.
Il ressort d’une étude sur l’islamisme en Egypte, que l’âge moyen des membres des groupes intégristes est de 23 ans, et 80 % d’entre eux ont moins de 30 ans. Les lycéens, les étudiants et les jeunes diplômés représentent 75 % de leurs effectifs. Le fait que les lycéens et les étudiants grossissent les rangs des islamistes n’est pas dû au hasard. C’est le résultat d’une double crise : celle de l’école et celle de l’économie. D‘après Anwar Moghit «L’institution scolaire arabe, comme celle que l’on trouve presque partout, fabrique des chômeurs». Ajoutons à cela que l’emploi des cadres dans le secteur public et même privé ne se fait pas selon des critères de compétence mais en fonction d’obédiences politiques, régionales, familiales, etc. C’est d’ailleurs une des raisons de la fuite des cerveaux.
À Sidi Ifni, la pauvreté urbaine frappe de plein fouet une population en majorité jeune. En effet, 57 % de la population ont moins de 25 ans. 32 % de cette population jeune ont moins de 15 ans. Le taux de scolarité à Sidi Ifni est des plus bas au Maroc (M. Ben Attou, 2007). De toute façon, les jeunes savent qu’ils sont menacés de marginalisation ; “avec ou sans diplôme, il n’y a pas d’avenir”.
La corruption légendaire de l’élite bureaucratico-affairiste dans le monde arabe sert de slogan mobilisateur au profit des islamistes. Les jeunes diplômés ne voient pas d’issue. « Les rapports sociaux ne sont plus déterminés par la loi et l’Etat de droit, mais par des pratiques occultes de trafics d’influence, de commissions, de bakchichs. Confrontés à cette loi de la jungle, ceux qui n’ont pas les moyens de se frayer une voie par des pots-de-vin sont tentés de recourir à la violence » (Mohamed Sid-Ahmed, 1993).
Dans son étude du mouvement intégriste en Egypte, Gilles Kepel, abordant le profil de l’activiste musulman, constate la forte concentration des islamistes dans les ceintures de misère et nous présente sa conclusion : « Le milieu qui est le plus gros pourvoyeur de militants islamistes est la tranche d’âge des 20-25 ans […] Ce sont des marginaux dans tous les sens du terme : par leur inscription sur la carte, tout d’abord, dans un entre-deux qui n’est plus la campagne qu’ils ont quittée, mais pas encore la ville dont ils ne pénètrent pas le cœur. Par leur situation de hiatus culturel ensuite : pour eux, les structures traditionnelles du village ne fonctionnent plus, elles ne peuvent plus leur assurer des moyens d’existence et une insertion sociale […] Et, contrairement à leur attente, la scolarisation, fusse-t-elle dans l’enseignement supérieur, ne leur donne pas les clés de la modernité » (Gilles Kepel, 1984).
Le profil de l’activiste maghrébin change. Il n’est plus le jeune idéal. Il est devenu depuis le jeune diplômé frustré, agressif, marginalisé et fanatisé. Marginalisé par une machine économique grippée et de plus en plus spéculative. Fanatisé par la pauvreté, la corruption et le clientélisme  devenu un nouvel outil de régulation des territoires. 

* Docteur en géographie, aménagement de l’espace, environnement et paysages
Université Nancy II


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