Séquencer la reprise post-COVID


Libé
Vendredi 19 Mars 2021

Séquencer la reprise post-COVID
J ohn Maynard Keynes était un fervent partisan du New Deal mis en œuvre par le président américain Franklin D. Roosevelt. Le chemin vers un avenir civilisé, écrivait-il, devait passer par Washington, pas par Moscou – une formule directement adressée à ces idéalistes, dont certains de ses étudiants, qui plaçaient leur foi dans le communisme. Keynes ne manquait toutefois pas de critiquer FDR, en lui reprochant notamment de confondre relance et réforme.

La reprise après l’effondrement constituait la première des priorités ; les réformes sociales, «même judicieuses et nécessaires», risquaient en revanche d’entraver la reprise en mettant à mal la confiance des entreprises. Comme un présage des débats actuels autour des priorités de politique économique après la pandémie, Keynes considérait qu’une démarche en plusieurs séquences était essentielle à la réussite du New Deal.

Les conseillers du groupe d’experts entourant FDR étaient des réformateurs, pas des keynésiens, et portaient par conséquent un regard différent. Expliquant la Grande Dépression par un pouvoir excessif des grandes entreprises, ils estimaient que le chemin vers la reprise passait par un changement institutionnel. C’est ainsi que la fameuse relance keynésienne ne constituera qu’une composante mineure du New Deal, le traitement d’urgence l’emportant sur les remèdes à plus long terme. Keynes lui-même insistera sur l’insuffisance des dépenses fédérales supplémentaires du New Deal dans l’accomplissement d’une véritable reprise. A l’époque, le plan de relance de FDR s’élève à 42 milliards $ – qui seront pour l’essentiel dépensés durant les trois premières années de sa présidence, entre 1933 et 1935 – soit environ 5-6 % du PIB des Etats-Unis à cette période. Optimiste quant au multiplicateur budgétaire, Keynes estime qu’il s’agirait de doubler ce montant. L’économiste et lauréat du prix Nobel Paul Krugman a pour l’essentiel dit la même chose du plan de relance mis en œuvre par le président Barack Obama en 2009 à hauteur de 787 milliards $, soit 5,5% du PIB à cette période. Sur la base de ces calculs approximatifs, le plan de sauvetage économique adopté par le président Joe Biden pour 1900 milliards $, équivalant à 9% du PIB actuel, semble adapté.

Keynes parle, lui, de relance budgétaire. Son scepticisme est bien connu s’agissant de la relance monétaire entreprise par les présidents Herbert Hoover en 1932 et FDR en 1933 – que l’on appellerait aujourd’hui les «mesures monétaires non conventionnelles», ou plus simplement l’assouplissement quantitatif (QE). A l’époque, comme actuellement, l’objectif consiste à favoriser une reprise des prix en imprimant de la monnaie. La plus controversée de ces démarches, à savoir l’achat massif d’or par Roosevelt, visait à compenser l’effondrement des prix des produits de base. Comme l’expliquera FDR dans une célèbre discussion informelle, un prix du porc plus élevé est synonyme d’augmentation des salaires agricoles et du pouvoir d’achat. Dans les faits, l’achat d’or à grande échelle par le Trésor des Etats-Unis, de même que la Reconstruction Finance Administration, n’auront toutefois aucun impact sur le prix du porc ou de quelque autre marchandise.

La réaction de Keynes sera très critique. L’augmentation des prix est un effet de la reprise, et non l’inverse, affirmera-t-il, ajoutant que les efforts d’augmentation de la production via l’accroissement de la quantité de monnaie équivalent à «tenter de prendre du poids en achetant une ceinture trop grande». Le programme d’achat d’or mis en œuvre par FDR ne fera en effet que remplacer l’accumulation d’or par l’accumulation de monnaie. Et pourtant, les économistes ne cessent de réinventer une roue défaillante. Les programmes de QE de 2009-2016 ont en effet adopté la même théorie malavisée, et échoué de la même manière à booster le niveau des prix. De même, Keynes critiquera les dispositions de la National Recovery Administration de FDR visant à élaborer une reprise en renforçant la position du travail. Ici encore, il s’agit d’une erreur, considère-t-il : l’heure d’imposer des coûts supplémentaires aux entreprises doit venir après la reprise, et non l’inverse. Keynes ne s’attaquera jamais à la promesse de FDR consistant à faire sortir du temple les bureaux de change.

Pour autant, il s’interrogera sans doute sur l’effet de cette démarche sur la confiance au sein d’un système financier paralysé. Enfin, Keynes craint qu’en confondant relance et réforme, l’administration FDR se retrouve à «penser à trop de choses en même temps». Cette observation doit servir d’avertissement à ceux qui voient dans une crise économique l’opportunité de promouvoir tous leurs programmes favoris, quel que soit le degré de cohérence temporelle.

L’insistance de Keynes sur l’importance d’une mise en œuvre des politiques en plusieurs séquences judicieuses trouve tout son sens aujourd’hui. Tandis que nous émergeons de la pandémie de Covid-19, la distinction entre relance et réforme – et par conséquent entre politiques macro et micro, entre court et long terme – est toutefois moins évidente que pour Keynes (et d’autres) dans les années 30. Pour commencer, les politiques de plein emploi sont aujourd’hui de toute évidence liées à l’employabilité, ce qui n’était tout simplement pas le cas dans les années 1930. Si tant de personnes ont connu le chômage à l’époque, ce n’est pas parce qu’elles manquaient des compétences requises par l’industrie, mais plutôt à cause d’une demande globale insuffisante. Keynes écrit ainsi en décembre 1934 que l’objectif des dépenses publiques de «montants minimes» consiste à voir «les particuliers et les entreprises dépenser des sommes beaucoup plus élevées», sans que les dirigeants politiques ne s’en préoccupent davantage.

Or, à l’ère actuelle de l’automatisation, aucun gouvernement ne peut se permettre une démarche aussi aventureuse pour la durabilité de l’emploi. Dès 1930, Keynes entrevoit d’ailleurs le chômage technologique comme un problème voué à échapper au champ de la gestion de la demande. Depuis, la menace croissante d’une redondance de l’emploi élargit ce que Keynes a appelé «l’agenda» du gouvernement. L’Etat doit en particulier travailler de manière centrale sur la vitesse de l’innovation technologique, le choix des technologies, ainsi que la distribution des gains de productivité que permet la technologie. Dans les années à venir, la politique keynésienne simple du plein emploi devra céder la place non seulement à la garantie de formation, mais également à la garantie de revenus, à mesure des changements dans la nature du travail, et de la diminution de la quantité de maind’œuvre nécessaire. L’emploi durable pourrait ainsi se révéler très différent de ce que nous considérons aujourd’hui comme le plein emploi.

ploi. Intervient ensuite la durabilité environnementale. Si Keynes a compris que l’Etat devait représenter une part beaucoup plus importante de l’investissement, il s’agissait principalement d’aplanir les fluctuations du cycle des affaires, et non de bâtir un avenir écologique durable (les conférences sur la nutrition l’ont d’ailleurs toujours ennuyé). Il était trop libéral, ou peut-être simplement trop ancré dans son époque, pour considérer que l’agenda de l’Etat puisse impliquer de façonner activement l’avenir à travers des choix d’investissements et de projets de consommation. Aujourd’hui, la réforme économique s’entremêle avec la reprise bien davantage qu’à l’époque à laquelle Keynes distinguait les deux. Sa manière de décrire cette relation constitue pour autant un point de départ clair, à partir duquel mieux bâtir ces deux éléments.

Par Robert Skidelsky
Membre de la Chambre des lords britannique et professeur émérite d'économie politique à l'Université de Warwick.


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