Sécurité en Ukraine et Europe numérique


Libé
Dimanche 20 Février 2022

Sécurité en Ukraine et Europe numérique
La sécurité européenne s'est de nouveau hissée au sommet de l'agenda géopolitique mondial. Malgré les efforts diplomatiques continus pour désamorcer la crise ukrainienne , la tension et la suspicion entre la Russie et l'Occident ont atteint des niveaux jamais vus depuis la guerre froide. Cela oblige à repenser le cadre actuel de sécurité régionale qui repose sur trois piliers fondamentaux : les Etats-Unis, la Russie et l'Europe.

Relever le défi de la sécurité européenne devait dominer sans aucun doute les discussions entre dirigeants politiques et experts en relations internationales des deux côtés de l'Atlantique lors de la Conférence de Munich sur la sécurité (MSC). Mais, en plus du sort de l'Ukraine, l'impact de l'innovation technologique et numérique sur la sécurité occupera également une place prépondérante.

Les tensions géopolitiques persistantes autour de l'Ukraine reflètent une conception conventionnelle, principalement géographique, de la sécurité - reflétée dans l'utilisation fréquente de termes tels que "sphères d'influence", "expansion de l'OTAN", "intégrité territoriale" et "espace de sécurité postsoviétique". Mais si ce vocabulaire est indispensable pour comprendre l'actuel affrontement OTAN-Russie, les énormes changements géopolitiques induits par la mondialisation et les avancées technologiques des 25 dernières années vont de plus en plus l'éclipser.

En effet, l'interdépendance géopolitique et l'innovation technologique apparemment incessante ont transformé la nature des conflits mondiaux. Comme Connectivity Wars, un recueil d'essais publié par le Conseil européen des relations étrangères, le montre clairement, l'hyperconnectivité du système mondial permet aux acteurs - sans recourir à la guerre ouverte - de causer de graves dommages dans d'autres domaines géopolitiques, comme Internet, sur lequel nos économies en sont venues à dépendre.

La dimension cybernétique de la confrontation sur l'Ukraine ne doit donc pas être sous-estimée. En janvier, des cybercriminels ont désactivé plusieurs sites web du gouvernement ukrainien pendant des heures et publié des messages menaçant les citoyens ukrainiens et la confidentialité de leurs données personnelles.

Auparavant, le gouvernement américain avait estimé que la cyberattaque "NotPetya" de 2017 ciblant l'Ukraine avait causé des dommages mondiaux totalisant 10 milliards de dollars, ce qui en faisait la plus destructrice de tous les temps. Le logiciel malveillant a infecté 10% des systèmes informatiques ukrainiens avant de se propager dans le monde entier.

Nous ne pouvons pas non plus, comme l'a souligné en 2012 le secrétaire américain à la Défense Leon Panetta, exclure la possibilité apparemment lointaine d'un «cyber Pearl Harbor» qui paralyse les infrastructures critiques des Etats-Unis. Dans tous les cas, les cyberattaques et leurs conséquences deviennent dangereusement fréquentes, et nous manquons encore d'institutions ou d'infrastructures suffisamment solides pour faire face à la menace.

Dans son livre The Future of Power, Joseph S. Nye, Jr., de l'Université de Harvard, affirme que l'une des principales tendances du XXIe siècle est la perte d'influence géopolitique des Etats. Le cyberespace en est un exemple clair. Les grandes puissances peuvent avoir une capacité inégalée à contrôler la mer, l'espace aérien et l'espace extra-atmosphérique, mais elles ne jouissent pas d'une prédominance comparable dans le monde numérique.

De plus, la nature du cyberespace réduit considérablement le coût des actions offensives. Par exemple, les coûts d'embauche d'un cybercriminel sont minimes par rapport au prix de près de 80 millions de dollars d'un avion de chasse F-35 (sans parler des coûts supplémentaires de maintenance, de munitions et de personnel).

Les discussions au sein du MSC concernant l'aspect cybernétique de la sécurité auront lieu dans le cadre de l'agenda numérique transatlantique, qui a franchi une étape importante l'année dernière lorsque les Etats-Unis et l'Union européenne ont créé le Conseil du commerce et de la technologie. La question fondamentale est de savoir comment réguler le domaine numérique d'une manière nous permettant de profiter de ses énormes possibilités économiques tout en nous protégeant des risques potentiels qu'il fait peser sur nos démocraties.

L'UE fonde son approche de la réglementation du cyberespace sur deux principes fondamentaux : la concurrence dans le marché intérieur et la vie privée des utilisateurs. En raison du marché important et riche de l'UE et de sa puissance réglementaire, ses règles de concurrence et de protection des données ont donné lieu à ce que l'on appelle «l'effet Bruxelles». Les grandes entreprises technologiques multinationales non seulement se conforment aux règles de l'UE pour faire des affaires en Europe, mais aussi pour éviter d'avoir à faire face à de multiples régimes réglementaires, y compris dans les pays où les normes réglementaires sont moins strictes.

Mais une Europe numérique viable doit inclure un troisième pilier : la sécurité. Comme l'a soutenu Wolfgang Ischinger, le président du MSC, le principe de «sécurité dès la conception» doit être appliqué non seulement aux produits technologiques, mais également à l'élaboration des politiques publiques. Dans la construction d'une Europe numérique, la sauvegarde de la concurrence dans le marché intérieur devrait compléter les considérations concernant la sécurité de l'UE et le statut mondial du bloc. La politique numérique doit donc non seulement promouvoir la croissance économique, mais aussi – surtout – protéger nos droits fondamentaux en tant que citoyens et nous protéger des acteurs hostiles.

La sécurité numérique n'est pas qu'un caprice des législateurs européens. Selon un récent sondage, 38% des Européens considèrent la sécurité comme leur première priorité numérique. Dans l'UE, les citoyens et les entreprises sont, à juste titre, le point de départ de la législation en matière numérique. Comme la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, nous l'a récemment rappelé, nous devrions avoir les mêmes droits dans le monde numérique que dans le monde physique. La loi sur les marchés numériques et la loi sur les services numériques proposées par la Commission visent donc à garantir que l'environnement en ligne européen soit régi par les principes de concurrence qui sous-tendent le marché intérieur, tout en protégeant la vie privée des utilisateurs et leurs données personnelles.

Ici, un dialogue constructif entre les institutions publiques, la société civile et le secteur privé sera vital. Avant tout, forger une Europe numérique nécessite la volonté politique qui, en définitive, est le véritable moteur de l'intégration européenne.

Mais ces discussions doivent garder à l'esprit la nature changeante des conflits dans le monde d'aujourd'hui. Comme l'a montré la crise ukrainienne, la sécurité au XXIe siècle a de nombreuses dimensions.

Par Javier Solan
Ancien haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, secrétaire général de l'OTAN et ministre des Affaires étrangères de l'Espagne. Actuellement, il est président d'EsadeGeo - Center for Global Economy and Geopolitics et Distinguished Fellow à la Brookings Institution 


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