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Reportage : Gîtes pour ouvriers célibataires

Une jolie manne pour des proprios à l’affût d’affaires juteuses


Hassan Bentaleb
Samedi 2 Juin 2018

Reportage : Gîtes pour ouvriers célibataires
Il est presque 4h30. Ahmed essaie tant bien que mal de se réveiller. C’est l’heure d’aller au boulot. D’un mouvement brusque, il quitte son lit en essayant de faire moins de bruit.  Il doit également faire sa toilette, s'habiller et préparer son petit-déjeuner tout aussi en silence. Il ne vit pas seul. Il partage sa chambre avec d’autres locataires qui sont encore endormis. Ils sont cinq à occuper la même chambre et 13 à partager le même appartement de 60 m2 au rez-de-chaussée de cette bâtisse de quatre étages.
Sise au N° 33, elle est connue dans ce quartier populaire de Casablanca pour n’abriter que des zoufrya (ouvriers célibataires).  Plus de 60 personnes y partagent 18 chambres minuscules de 3 m2. Pourtant, cette maison n’est pas la seule du genre dans le quartier. D’autres existent aussi  à proximité ou un peu plus loin. Le phénomène de la location des maisons aux seuls travailleurs célibataires est en pleine expansion à Casablanca.  

Un segment très lucratif
En fait, de plus en plus de propriétaires sont attirés par ce genre de location. Certains propriétaires se sont même spécialisés dans ce segment. Une tendance confirmée par les agents immobiliers qui affirment que de plus en plus de particuliers en quête de placements rentables s’y lancent.  Et pour cause, l’investissement dans le locatif est devenu plus rentable. Le rendement annuel pour un propriétaire peut atteindre 8% du prix d’achat. Ceci d’autant plus qu’il y a une demande plus soutenue sur le marché notamment de la part des femmes vivant seules et qui travaillent souvent dans les zones industrielles (Ain Sebaa, Moulay Rachid, Lissasfa…). Ces dernières préfèrent louer une chambre entre filles et partager les frais.  «Les propriétaires récupèrent facilement leur mise au bout de quelques années. Ceci d’autant plus que la valeur vénale du bien immobilier objet du bail augmente  sensiblement avec le temps», nous a indiqué Abdallah, propriétaire d’une agence immobilière. Et de poursuivre : « Ces propriétaires achètent  souvent des maisons vétustes et mal entretenues à des prix bas avant de procéder à leur réfection et leur morcellement en petites chambres.   On trouve quatre pièces par étage,  partagées souvent par quatre à cinq personnes. Chacune de ces chambres  génère en moyenne  1.000 DH par mois. Avec quatre chambres par étage, on a une rentabilité de l’ordre de 4.000 DH par mois  et de 20.000 DH si l’on prend compte du fait que les maisons destinées à ce genre de clientèle sont érigées sur quatre étages sans compter le rez-de-chaussée qui compte trois à quatre chambres et la terrasse».

Colocataires malgré eux
Ahmed vit seul à Casablanca depuis près de six ans. Il travaille sur un chantier de construction à Bouskoura. Sans diplôme ni formation professionnelle, il n’a pas cessé, depuis son arrivée à la métropole, de multiplier les jobs. Il gagne aujourd’hui 4.000 DH par mois, de quoi vivre et de subvenir aux besoins de sa famille restée à Zagora.  Mais pas de quoi s’offrir un logement.  A Casablanca, le mètre-carré vaut de l’or. Il est de 15.000 DH dans les quartiers du centre-ville et de 9.000 DH dans les quartiers un peu excentrés de la métropole. Les prix de la location ne sont pas très inférieurs à ceux de la vente.  
Une envolée qui a touché même les quartiers périphériques.  En fait, il faut compter 700 DH pour louer une chambre dans ces quartiers, 1.200 à 1.500 DH pour un appartement de deux chambres et entre 2.000 et 2.200 DH pour deux chambres et un salon. « Les prix ont augmenté d’un tiers au cours des dernières années. La location d’un minuscule et vieil appartement coûte aujourd’hui 1.500 DH ou plus contre 1.000 DH auparavant. Il est rare  de trouver actuellement un appartement avec deux chambres à un prix inférieur à 1.500 DH. Et si vous cherchez une maison de qualité, il faut débourser entre 2.200 à 2.300 DH.», nous a précisé notre source. Et d’expliquer : « Il y a problème en matière de logement à Casablanca notamment au niveau du segment social et économique. Beaucoup de ménages préfèrent rester dans la location et une grande partie de la demande destinée à l’achat s’oriente «par obligation» vers la location, ce qui explique la hausse des prix du locatif ».

Une clientèle fortement sollicitée
Ahmed partage sa chambre avec quatre colocataires. Tous sont issus du Sud. Agés entre 18 et 50 ans, ils font de petits bulots (maçons, cordonniers, tailleurs ou serveurs dans des cafés…). Dans les autres chambres, le profil des colocataires est identique à l’exception de leurs origines (Rif, Doukkala, Souss, etc.).
Ces personnes sont fortement recherchées par les prioritaires. Il s’agit d’une clientèle fiable et peu encombrante. « Ces personnes s’acquittent régulièrement de  leurs loyers. Le partage de ceux-ci facilite la régularité de  leur paiement. Mieux, ces colocataires sont faciles à expulser. Pas besoin d’une décision du tribunal ni de règlements amiables  comme c’est le cas pour les familles. D’autant plus que  les zoufris sont toujours en mouvement. On peut les considérer comme des vacanciers prêts à partir à n’importe quelle heure », nous a confié Salamate, un intermédiaire immobilier.

Droits et obligations
Souvent, ces travailleurs célibataires louent  leurs chambres ou appartement  sans contrat écrit précisant leurs droits et obligations. On exige uniquement d’eux une copie de leurs cartes d’identité et de payer une caution de deux  ou trois mois.  Leurs obligations consistent à payer le loyer au premier jour de chaque mois et les factures d’eau et d’électricité. En contrepartie, le propriétaire garantit  la salubrité du local loué et les travaux d’entretien nécessaires. Ce dernier garde également ces locataires sous contrôle. Il a même les doubles des clés de toutes les chambres et peut les visiter inopinément comme bon lui semble.  Et pour déloger ses locataires, il n’y a rien de plus facile, puisqu’il n’a besoin ni de préavis ni de décision de justice.
Ces travailleurs célibataires sont également tenus d’être discrets afin d’éviter les problèmes avec les autres habitants. La méfiance est de mise entre les deux. Pour les Marocains, un « zoufri » est souvent mal vu.  Dans le dialecte marocain, ce mot signifie « voyou », « mauvais garçon » ou « célibataire débauché». Il trouve ses origines dans l’époque coloniale au moment où les premières usines françaises commencèrent à s’installer dans notre pays et à embaucher des ouvriers en provenance des campagnes.  Ces ouvriers étaient en général des célibataires ou des hommes mariés qui ont laissé leur famille au douar. Se retrouvant seuls, ils s’enivraient le soir, invitaient des prostituées chez eux, organisaient des fêtes bruyantes,... Des comportements qui suscitaient souvent la colère des citadins.
Une représentation qui persiste encore dans l’imaginaire collectif. Aujourd’hui, ces milliers de maçons, concierges, gardiens de voitures, marchands ambulants, commerçants, femmes de ménages, serveurs, sont appelés  «Aroubia» (Ruraux), «Hargaoua», «Jbala» ou «Khbour» . Ils sont accusés d’être responsables de tous les maux dont souffre la ville : embouteillages, chômage, insécurité, saleté, cherté de la vie, etc. «Ils sont partout et sont prêts à faire n’importe quoi pour gagner leur vie même dans des conditions humiliantes. C’est eux qui ont porté préjudice à Oulad lebled (les vrais Casablancais)», nous a confié un jeune Casablancais avec mépris.
Des propos qui en disent long sur un discours devenu de plus en plus répandu parmi les jeunes et moins jeunes notamment désœuvrés. Il s’est même transformé en simples banalités qui émaillent les discussions chaque fois qu’on a affaire à une personne jugée comme «Hargaoui» au vu de son accent ou de son aspect vestimentaire. Pire, dans certains quartiers populaires, cette rhétorique s’est transformée en un discours de légitimation de certaines agressions contre ces soi-disant « Hargaouis ».
Ahmed tente d’être discret. Il préfère quitter la maison aux premières heures de la journée et de ne revenir que tard le soir. S‘il a un peu du temps libre, il le passe au café ou chez des amis. « Les Casablancais nous prennent pour des étrangers qui ont débarqué de nulle part pour les priver de leur pain quotidien alors que nous aussi, on travaille dur pour gagner notre croûte», nous-t-il déclaré avant de poursuivre : «On en a marre  de faire l’objet d’ironie et parfois d’insultes de la part des collègues de travail ou des jeunes du quartier où l’on habite alors que l’on essaie toujours de rester  discrets». Pas le temps de dire plus. Il est 19h30, l’heure de rentrer chez lui pour préparer à manger et dormir car une longue journée l’attend demain.


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