Raymond Aubrac : La modestie d’un homme d’exception


Par Mustapha Jmahri Ecrivain
Lundi 23 Juillet 2018

De 1985 à 1989, j’ai eu l’honneur de recevoir de Raymond Aubrac cinq lettres, quatre sont manuscrites et une écrite à la machine. Ces lettres sont parvenues à mon domicile parisien au numéro 18 rue de la Glacière dans le 13ème arrondissement de Paris. Mais, avant de parler de mes échanges avec Raymond Aubrac, je dois revenir à l’année 1984.  A cette époque-là, je ne connaissais rien de cette personnalité.  La première fois que j’entendis prononcer ce nom, ce fut par un ancien employé marocain de l’ONI qui m’avait parlé de cette structure où Aubrac exerçait les fonctions de secrétaire général. Cet employé était fasciné par la personnalité de cet homme exceptionnel.
En 1985, il n’y avait pas encore Internet pour faciliter les contacts ou découvrir les coordonnées des personnes avec juste un petit clic sur un clavier. Il n’y avait que la presse écrite pour ce faire. C’est ainsi qu’un jour, je me suis retrouvé en train de parcourir un numéro de la revue française « En Jeu ». Dans le numéro 20 de cette revue daté de mars 1985, je lis, en première page, le nom de Raymond Aubrac qui faisait partie du comité éditorial avec d’autres personnalités comme Marc Ferro et Jean-Pierre Chevènement. Je décide alors d’envoyer un courrier à Raymond Aubrac par le biais de cette revue. Je lui proposais d’engager avec lui un entretien aux fins de publication dans un organe de presse marocain sur son expérience à l’ONI. A l’époque, j’avais fini, quelques années auparavant, mes études en section de sociologie à l’ENAP (Ecole nationale d’administration publique) et je collaborais en parallèle avec le quotidien francophone L’Opinion. Khalid Jamai, alors rédacteur en chef dudit journal, m’avait remis une carte de correspondant. 
La réponse ne se fit pas attendre et, le 23 mars 1985, je reçus la réponse de Raymond Aubrac où il me disait ce qui suit :
 « La revue En Jeu me communique votre récente lettre. En effet, j’étais au Maroc de 1958 à 1963 et j’ai été Secrétaire général de l’ONI. Je suis donc disposé à vous apporter les indications qui vous seraient utiles et qui seraient restées dans ma mémoire. Et si vous avez étudié l’ONI, je serais naturellement très intéressé par le résultat de vos travaux. Il se trouve que je ferai une mission technique au Maroc fin avril-début mai. Si vous souhaitez prendre contact à cette occasion, vous pourriez demander les dates précises et mes coordonnées à M. Ahmed Fassi-Fihri, Directeur du Centre National de Documentation (CND) à Rabat. Il sera au courant de mes projets. En tous cas vous avez, en tête de cette lettre, mon adresse parisienne. Croyez, Monsieur, en mes sentiments les meilleurs ». 
Je m’empresse d’écrire au directeur du CND qui ne tarde pas à me répondre par courrier en date du 18 avril 1985 et où il me précise que Raymond Aubrac sera en visite au CND du 22 avril au 5 mai 1985.
Rendez-vous est pris. Je vais à Rabat et, pour la première fois, je rencontre effectivement Raymond Aubrac avec le directeur du CND dans le bureau de ce dernier. J’ai devant moi un homme charismatique mais avec beaucoup de simplicité et de modestie. Combattant, résistant, ingénieur, écrivain, chercheur et diplomate tout à la fois. Un homme de totale conviction qui a traversé son siècle et qui, avec son épouse Lucie, connaissait profondément le Maroc où il avait beaucoup d’amis et de relations importantes.
Né en 1914 et décédé en 2012, Raymond Samuel dit « Aubrac » est une figure atypique. J’ai eu au moment de cette rencontre à Rabat le privilège de lui parler et de discuter de choses et d’autres mais surtout de son expérience à l’ONI. Je m’y étais intéressé deux ans auparavant, dans le cadre d’un mémoire présenté à l’ENAP, au statut du personnel des ORMVA, établissements régionaux auxquels l’ONI a donné naissance. Raymond Aubrac, qui disposait d’un chauffeur, me demanda de l’accompagner vers sa voiture. Il m’invita à prendre place à côté de lui pour continuer à discuter le long du trajet. Et, en réponse à ma question, il me précisa que, pour la gestion du personnel de l’ONI, le principe était d’aligner les personnels de l’agriculture sur les meilleurs statuts de l’époque. Je lui proposais alors de lui envoyer un certain nombre de questions qui serviraient de matière à un entretien que je souhaitais publier dans le quotidien L’Opinion. Je descendis en cours de route après avoir convenu avec Raymond Aubrac de lui faire un courrier détaillé. 
C’est ce que je fis et, quelques jours plus tard, je reçus sa réponse. Il m’informa que l’idée de l’ONI était le fait du gouvernement du Maroc qui, constatant le retard de la mise en valeur sur les investissements de base, décida alors de rassembler dans un même organisme ce qui dépendait auparavant de ministères différents : barrages et grands travaux (Travaux Publics), canaux secondaires et tertiaires (Agriculture), encadrement des paysans (Intérieur) et hydrogéologie (Mines). La structure fut créée dans le but d’être plus performante que les diverses administrations.
L’ONI, selon Raymond Aubrac, avait eu des résultats significatifs : accélération de la mise en valeur des périmètres destinés à être irrigués par les ouvrages de retenues existants, démarrage de la betterave sucrière et autres productions agricoles répondant aux besoins de la population, utilisation des sous produits pour l’élevage, reconstitution du volume d’études techniques et économiques qui avaient été fortement ralenties dans les dernières années du Protectorat et création enfin des offices régionaux. Il me dit aussi que l’arrêt de l’ONI avait été motivé par des raisons politiques.
En me parlant du Maroc, il m’écrivit qu’il en gardait des souvenirs merveilleux et multiples. Il était arrivé au Royaume nanti d’un contrat local et non au titre de la coopération. Affecté au cabinet d’Abderrhamim Bouabid, ministre de l’Economie, il secondait son chef de cabinet, Mohammed Lahbabi, secrétaire général de l’ONI, au temps où Mohammed Tahiri en était le directeur général. Il participa, entre autres, à la création de la première usine sucrière au Maroc à Sidi Kacem. Lors de son séjour marocain, son épouse Lucie Aubrac (1912-2007), agrégée d’histoire et elle-même grande figure de la Résistance française, enseignait au lycée Moulay Youssef et à l’Ecole d’administration. L’ancien ministre des Finances du Maroc, Fathallah Oualalou, fut parmi ses anciens élèves audit lycée et, lors du décès de Lucie Aubrac, il lui avait consacré un article élogieux paru dans le quotidien Libération le mercredi 21 mars 2007 sous ce titre : « Lucie Aubrac et le Maroc ». 
Le 20 août 1987, au retour d’une mission au Canada, Raymond Aubrac m’écrivit de sa maison dans les Cévennes où il passait le plus de temps possible. C’est de là qu’il avait retrouvé pour moi une note établie en août 1963 sur les cadres de l’ONI. A travers la sécheresse des statistiques, l’on constate comment cet organisme, créé peu après l’Indépendance du Maroc, groupait déjà environ 70 cadres supérieurs marocains (grandes écoles et licence). Au total, les 270 cadres, marocains et étrangers (surtout français), travaillaient ensemble dans tous les services du siège et à l’extérieur. La politique du gouvernement marocain consistait à remplacer les étrangers par les nationaux aussi vite que le permettait la formation. L’ONI appliquait cette politique au maximum. Il serait intéressant, m’écrivait Aubrac, de voir, 25 ans après, les résultats obtenus dans ce domaine. « Ce qui me parait significatif, c’est que la marocanisation a été entreprise dès l’Indépendance, mais sans que les tâches incombant à l’Etat n’aient à en souffrir au contraire ». 
C’était, par ailleurs, un homme d’action qui n’aimait pas parler de lui-même. Un jour, à ma demande, il m’a écrit :
 « Je ne vous retracerai pas ma longue vie d’ingénieur formé en France (Ponts et Chaussées, Droit), aux Etats-Unis (M.I.T), avec des aventures variées comme la Résistance (où je fus arrêté avec Jean Moulin, comme l’a relaté le procès de Klaus Barbie), puis, après le Maroc, la fonction publique internationale (FAO et Nations unies). Sachez que j’ai eu le plaisir de continuer à travailler pour votre pays, soit en suivant les projets de la FAO, soit en contribuant à la création de votre Centre national de documentation (CND) à Rabat. Je suis resté en relation avec son directeur Ahmed Fassi Fihri qui me connaît bien. Mais la période de l’ONI a été la plus riche partie de mon expérience marocaine. Une chose est pour moi certaine, j’y ai plus appris que je n’y ai contribué. En bref, j’aime beaucoup votre pays, où j’ai beaucoup d’amis parmi mes anciens collègues et parmi les dirigeants marocains que j’ai eu le privilège d’approcher. Si vous publiez quelque chose dans votre journal, j’apprécierais beaucoup d’en avoir un exemplaire ».
Un peu plus tard, et en commun accord avec lui, j’ai compilé ses réponses pour en élaborer un entretien sur cette expérience à l’ONI. J’ai remis le texte au siège du journal L’Opinion à Nadia Salah, responsable, à l’époque, des informations économiques et le texte fut publié le mercredi 3 février 1988. 
Mes échanges avec Raymond Aubrac m’ont révélé que les hommes les plus remarquables sont souvent les plus modestes confirmant ainsi ce que disait déjà Saint François de Sales : « Le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit. »
 


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