Quelle leçon le Maroc peut-il tirer de l'expérience asiatique ?


Par Fouad M. Ammor GERM-Maroc *
Jeudi 25 Juin 2015

Quelle leçon le Maroc peut-il tirer de l'expérience asiatique ?
L'intérêt que porte le Maroc au contient asiatique est relativement nouveau, il fait suite aux nombreux déboires/limites qu'il a connus à l'égard de ses autres partenaires. En fait, le Maroc, au lendemain de son indépendance, a été obnubilé par la "Construction du Maghreb”. Celui-ci a constitué son  "horizon de pensée". Le Grand Maghreb été vu comme palliatif aux difficultés rencontrées par les échanges avec les pays du "Machrek", mais aussi comme solution de rechange à l'égard de l'ancienne métropole. 
Les péripéties et désenchantements du processus de mise en place de l'ensemble régional maghrébin ont acculé le Maroc à chercher d'autres possibilités de coopération régionale avec notamment les pays de l’Europe de l’Est. Mais pour des raisons idéologique et géopolitique, cette ouverture n’a pas abouti. 
Aujourd'hui, le Maroc mène une politique d'envergure à l'égard du continent africain. Celui-ci incarne des potentialités énormes. Pour des questions d'opportunités synergétiques, la réflexion fraye la voie vers la coopération triangulaire, avec le Maroc comme trait d'union et porteur de cette coordination et coopération entre le Nord et les pays sub-sahariens. 
Dernièrement, la nécessaire intensification des échanges en  direction du grand Atlantique (1)   (Wider Atlantic"; Afrique sub-saharienne et Amérique latine), a, aussi, retenu l'attention des certains think tanks américains et de certains responsables marocains. 
Le Maroc à l'égard de la coopération avec l'Asie se sent relativement désarmé. Dans l'imaginaire populaire, ce continent représente le "I/3 dépeuplé du monde" A toulout Al Khali mina addounia (selon l’adage populaire).  
En fait, le continent asiatique est non seulement lointain mais est pluriel, en termes démographique,  spatial, politique.  Plus de la moitié de l'humanité y vit avec une prédominance d'une population jeune, et jouissant d'une bonne espérance de vie.
Aussi, l'Asie est-elle caractérisée par sa forte métropolisation (développement des mégapoles) et la  littoralisation des principales activités.  Le benchmark nippon est très prégnant.  C'est que l'on appelle dans la littérature économique de la région : "La diffusion par le principe du vol d'oie sauvage" (2)  d'abord par la première vague des premiers dragons (Corée du Sud, Tawain, Hong Kong et Singapour),  suivie par la seconde vague (Indonésie, Malaisie...) et par la Chine qui tente de prendre le   leadership asiatique (3). 
L'Etat (les pouvoirs publics) dans cette région mène une politique volontariste. C'est ce que l'on appelle "l'Etat-développeur" avec une forte dose d'interventionnisme économique et social. 
Les tensions intracontinentales (entre les deux Corées, entre la Chine et Taïwan, entre le Japon et la Chine, entre cette dernière et la Russie et entre la Chine et ses voisins concernant le partage des zones maritimes...) n'ont pas affecté outre mesure le dynamisme et les transactions intra-régionales.  
Il est à signaler, le grand dynamisme de la diaspora chinoise dans la région; mieux encore, on assiste à une "sinisation" du continent. (Par rapport à un essoufflement de son "indianisation".   
L'asiatisme contemporain s'avère être une véritable réaction contre la volonté de domination (l'universalisme) de l'Occident (4). Les valeurs du génie asiatique se présentent en tant que contrepoids des  valeurs intellectuelles et morales de l'Occident. Dans cet ordre d'idées, la "famille et le groupe sont érigés à l'encontre de l'individualisme libertaire occidental ». De même, on assiste à la "sacralisation de l'autorité" en tant que pouvoirs temporels et non théocratiques contre, en Occident  une autorité désacralisée. Sur le plan philosophique, l'asiatisme (5) se fonde sur trois fondements: le bouddhisme, le shintoïsme et le confucianisme.   
Sur le plan international, les pays asiatiques font profil bas en révélant rarement leur capacité et leurs visées, croient à la coopération et évitent la confrontation, et adoptent généralement le "soft power" (en mettant en avant leur efficacité, sérieux et crédibilité). Ils optent pour la modernisation (bottom-up) où participent  toutes les forces vives du pays (secteur privé, notabilités, secteur de la société civile) plutôt que le développement (up-down). 
La réussite des dragons asiatiques, à commencer par le Japon (6) réside grandement dans ce qu'il est convenu d'appeler "les impulsions mentales asiatiques" (7).  Celles-ci sont, essentiellement, véhiculées par le "Confucianisme". 
Cette philosophie comportementale (basée non sur le savoir mais sur des pratiques et des engagements moraux adoptés par l'individu dans sa vie sociale; une sorte de religion sociale) influence les conduites sociales dans la plus grande partie de l'Asie. Le confucianisme, qui a en Corée du Sud, remplacé le bouddhisme (8), préconise le respect des autorités "honoring ancestors", appelé dans le langage coréen le "hyo" qui consiste à vénérer les ancêtres (parents (9), grands-parents...). Aussi, il y a lieu de citer le grand respect de l'éducation (10) et de la science. L’éducation est vue comme valeur suprême (11). 
Le miracle asiatique s'explique (à côté de la faiblesse des salaires au départ) par la qualité, l'abondance et la flexibilité de sa main- d'œuvre.  Une mention spéciale est conférée au travail bien fait.  Il serait faux de croire que le productivisme est prioritaire. En effet, la solidarité nationale et l'intérêt collectif sont visés en premier lieu. Dans la plupart des pays asiatiques, un plan de solidarité et d'accompagnement social est mis en place. Le libéralisme est accompagné, progressivement, par des initiatives inscrites dans le temps de justice sociale.
L'autre dénominateur commun de ces pays asiatiques est leur lutte acharnée contre les pratiques de corruption. Des bureaux d'investigation sont érigés dans ce sens dans la plupart de ces pays, avec des pouvoirs très étendus dans un esprit de pragmatisme et de quête de résultats. 
L'adoption de la langue anglaise à côté des langues locales est la règle dans ces pays.  L'anglais n'est pas vu comme la langue des Américains et des Anglais mais plutôt une  langue internationale, langue des transactions internationales et du business à l'instar de la langue latine au temps de l'empire romain
L’Etat-développeur, stratège, modernisateur, vecteur du changement, mobilisateur des énergies et potentialités est la règle dans ces pays. 
Il est intéressant de noter que ces principes et valeurs ne sont pas, loin s'en faut, étrangers à la culture arabo-musulmane. L'effort soutenu, le vivre ensemble (12), le travail bien fait (le hadith "Celui qui nous trompe n'est pas de nous", la responsabilité, la concertation (13), le consensus...la justice, l'honnêteté...sont des valeurs bien connues dans notre registre discursif. Toute la question est comment les opérationnaliser et les  articuler au monde d'aujourd'hui, dans un esprit d'ouverture et de responsabilité à l'instar de nos amis asiatiques.

* Colloque international 
"L'expérience asiatique"
IMRI, Casablanca, les 12 et 13 Juin 2015 

Notes

1. Cf. Morocco's New Geopolitics  "A Wider Atlantic Perspective" by Ian O. Lesser, Geoffrey Kem, Emiliano Alessandri, and S. Enders Wimbush,  February 2012) . Ce grand  atlantisme est vu par les auteurs comme "Key dimension of Morocco's new geopolics"
" Morocco as a hub for integration and commerce in the region Looking beyond the immediate neighborhood, the area with the greatest future potential for Morocco as an international actor will be the wider Atlantic, including the southern Atlantic per se. Morocco will need to balance its European, Maghrebi, Mediterranean, West African, and Atlantic relations to hedge against risks from any of these quarters. Diversification should be the order of the day.
2.    L'industrialisation empreinte le chemin d'une courbe en V inversé selon le cycle suivant : 1/ Importation du produit, 2/ Industrialisation par substitution d'importation, 3/ Industrialisation orientée vers l'exportation, 4/ Délocalisation de la production dans le cadre de la mondialisation. D’une remontée des industries à fort coefficient de main-d'œuvre à des industries à fort coefficient de capital, puis des industries à fort coefficient de matière grise et de pointe. 
3.    Certains pays d'Asie de l'Est ont connu une transition souple et rapide de l'agriculture vers les autres secteurs. En République de Corée, la part de la main-d'œuvre employée dans le secteur primaire (agriculture, principalement) est passée de 30% en 1980 à 9 % en 2006. En Malaisie, elle est passée de 55 % dans les années 1960 à 16 % en 2000. Et en Chine, elle est passée de près de 84 % en 1952 à 81 % en 1970, 69 % en 1980, 60 % en 1990, 50 % en 2000 et 37 % en 2010. Ces transitions se sont déroulées à un rythme très soutenu. (Cf. Rapport sur le développement humain 2014, pp 106-107). 
4. Les principaux représentants de ce courant de pensée sont : Lee Kuan Yew et le Dr. Mahatir.
5. L'asiatisme conçu comme une sorte de spécificité est l'objet de critique de la part de certains défenseurs des droits de l'Homme qui fustigent certains abus au nom d'autoritarisme injustifié.
6. La défaite japonaise qui a mis fin à la Seconde Guerre mondiale a fait sauter un verrou non moins important caractérisant la culture ancestrale nippone à savoir le "bushido" (culture socio-militaire japonaise) en vertu duquel, l'individu se sacrifie sans hésitation au profit de l'empereur. 
7. Frédéric Maatouk " Le foudroyant dragon asiatique domine" (en arabe) Al Marid Al Assiaoui you sayter. Edition Al Maaref Forum, Beyrouth, Liban, 1 ère édition 2013. 
8. Le bouddhisme vénère les valeurs spirituelles à l'échelle de l'individu (une sorte de soufisme) alors que le confucianisme donne la priorité aux valeurs sociales 
9. Le deuil dure 3 ans suite au décès d'un des parents en Corée du Sud. 
10.    William W. Kelly "Rationalization and Nostalgia: Cultural dynamics of New Middle-class Japan", in American Ethnologist, vol, 13, n° 4, Nov. 1986 p 605 op cit. p 39.
11.    le taux d'analphabétisme en Corée est l'un des plus faibles au monde. Il est de 0,7%. 96,1% des scolarisés atteignent le niveau universitaire.
12.    Sourate 4, verset 34 " Rends le bien pour le mal et tu verras ton adversaire se changer en ami sûr". 
13.     UNESCO "Les civilisations dans le regard de l'autre". Actes du colloque international, Paris 13 et 14 décembre 2001. Plus précisément, A. Khatibi " L'universalisme et l'invention du futur (considération sur le monde arabe", p 176.


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