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Peut-on entreprendre humainement ?


Par Abdeljalil Lahjomri
Vendredi 27 Août 2010

Peut-on entreprendre humainement ?
Suite et fin

L’éthique a investi la finance et l’on parle de finances éthiques.  Si je m’aventurais dans ce domaine, je me hasarderais dangereusement dans un domaine que vous connaissez mieux que moi mais permettez au néophyte que je  suis de poser les questions.  Vous nous apporterez les réponses.
Cet outil appelé «investissement socialement responsable» me permet-il de bien savoir à quoi sert mon argent, par exemple?
Qu’est-ce qu’un fond dit éthique, que proposent les cabinets conseils, les banques ou les assurances?

Yves Gautier dit que «vendre une boîte de ravioli, ce n’est pas comme vendre de l’éthique.  On trompe les gens sur leurs croyances, ajoute-t-il et il nous donne cette statistique inquiétante. «En France le forum sur l’investissement responsable propose un code de transparence, seules deux sociétés de gestion sur trente l’ont pour l’instant signé».
Je ne veux pas que mon argent serve un investissement quelconque dans l’alcool, le tabac, l’armement, dans les sociétés qui font travailler les enfants, dans les jeux de l’argent et du hasard.
On me dit que l’entreprise socialement responsable ou mieux l’investissement éthique respecte les critères sociaux, environnementaux, les partenaires, les salariés, les clients, participe à la vie de la cité et surtout élabore et applique des chartes éthiques, et ainsi participe à la sauvegarde de l’harmonie de la société.  Mieux on me dit aussi que le concept lui-même évolue et que l’ISR évoluera encore et que des fonds thématiques ISR font leur apparition avec la problématique du changement climatique  et de la protection de l’environnement ; on me dit tellement de choses que je finis par me poser la question et vous la poser aussi par la même occasion. Qui éduque les éducateurs comme le disait Marx?  Et quid du droit de regard?
Heureusement que je n’ai pas d’argent à investir parce qu’à la lecture de l’enquête d’Ivan du Roy sur le secteur de l’investissement socialement responsable où l’éthique est, elle, semble-t-il, à géométrie variable, j’aurai peur et peur aussi pour le vôtre si vous en avez et que vous l’ayez placé dans cet outil inventé pour humaniser le capitalisme.  Dans son blog Thierry Klein affirme que la «refondation du capitalisme n’aura pas lieu» et il ajoute, dans ce texte écrit le 12 janvier 2009 : «Les subprimes, Madoff, le lait frelaté en Chine, tous ces exemples qui impliquent Est et Ouest, secteurs financiers et industriels, directions et rouages subalternes de l’entreprise montrent bien qu’il est illusoire de vouloir contrôler l’activité capitaliste d’une société au nom de l’éthique».

Fragment 5

Et pourtant, si l’on désespère à la lecture de l’étude de André Boyer, intitulée «L’impossible éthique des entreprises» réflexions sur une utopie moderne, on se met par contre à espérer à la lecture de l’étude de René Basset intitulée «L’émergence contemporaine de l’interrogation éthique en économie».  Dans la préface à cette étude le responsable du programme «éthique économie» de l’UNESCO écrit ceci : «L’économie ne peut en aucune façon être considérée comme une science amorale comme d’aucuns s’emploient à le rappeler (André Comte Sponville).  L’économie étant le produit d’une société, elle ne peut être autonome de la morale et du politique.  Un des enjeux majeurs de notre époque consiste à savoir comment dans une économie mondiale fondée sur la suprématie du marché les différents acteurs économiques peuvent assumer leurs responsabilités éthiques».
D’emblée le professeur René Basset emboîtant le pas à son préfacier rappelle l’affirmation du prix Nobel de l’économie Amartya Sen : «l’économie est une science morale» et renvoie à ses œuvres (éthique et économie) et l’économie est une science morale et nous annonce l’idée essentielle de son étude : «Si la finalité de l’économie est la satisfaction des besoins humains, il est deux façons d’apprécier l’accomplissement de cette finalité : écrit-il.
Pour les uns aujourd’hui encore largement dominants, c’est essentiellement à travers la performance de l’instrument productif que l’on appréciera cet accomplissement, la rationalité économique est avant tout instrumentale.
Pour les autres, c’est seulement au niveau de la finalité humaine et en termes d’accomplissement de cette finalité que l’on peut poser les critères permettant d’assurer (critères de choix) et d’apprécier (critères d’évaluation) la performance de l’appareil économique.
Je voudrais, conclut-il dans on introduction, montrer que le temps de la rationalité instrumentale est révolu et que si elle fut longtemps légitime les conditions qui la justifiaient ont aujourd’hui disparu».
Espérance plus qu’utopie d’une économie de marché à visage humain, d’un nouvel humanisme, d’une «société ouverte» selon l’expression de Karl Popper, espérance d’une «démocratie de marché» humaine et humanisante.
Les débats confirmeront cette espérance ou l’infirmeront.  Il me faudra conclure et comme je vous avais promis en conclusion de vous dire pourquoi contrairement à André Comte Sponville, je conseillerai à un entrepreneur en humanité de lire modérément Pascal, je vais le faire en prenant les précautions d’usage quand on tente de parler du génial solitaire de Port Royal.

Fragment 6

André Comte Sponville est philosophe.  Et le livre dans lequel il conseille au manager de lire et de se familiariser avec Pascal est le fruit de ses conférences auprès d’un public de chefs d’entreprises, d’étudiants en économie, de financiers.  Cette expérience est révélatrice d’un double investissement : c’est la philosophie qui investit le champ de l’économique, et le monde économique qui investit le champ de la réflexion philosophique.  Le spectacle est alors édifiant : l’on voit ainsi fleurir un peu partout des rencontres comme celle qui nous réunit ce soir, des séminaires, des journées de réflexions, des colloques sur des thèmes évocateurs comme l’autorité, la hiérarchie, le pouvoir, l’amour, le sens de la vie.  L’on voit curieusement des entreprises faire appel à des cabinets de philosophie (je ne savais pas qu’il y en avait, des cabinets de philosophie), et je ne savais pas non plus que certains d’entre eux pressentaient dans l’air du temps que le «manager philosophe» était une espèce en voie d’apparition.  Il y en a même qui affirmeraient que dans le cadre de leur formation, les futurs managers auraient plus besoin de philosophie que de comptabilité.
En attendant nous voyons André Comte Sponville conseiller à ce futur philosophe de lire et de se familiariser avec Pascal.
Je ne m’aventurerai pas dans le débat pour ou contre la philosophie dans l’entreprise.  Comme dans tout débat de ce genre, complexe et ambigu, il y a ceux qui sont pour et ceux qui sont contre.
Jacques Bouveresse, professeur de philosophie au Collège de France est contre : «Il existe un énorme malentendu, dit-il.  L’entreprise n’a pas grand-chose à voir avec la vraie philosophie.  Je ne suis pas du tout convaincu que les dirigeants soient intéressés par le travail philosophique…. Un intellectuel ne peut être que protestataire envers le système actuel et l’injustice sociale ».
Jean-Pierre Le Goff, sociologue et professeur de philosophie à Paris I est pour à condition de ne pas céder aux sirènes de la mode.  Il dit : «Avec trois formules de Platon, deux formules de Descartes, on ne peut s’improviser philosophe… Mieux vaut des discussions de fond avec des gens venus d’horizons très différents.  Et les amener à s’interroger sur les  finalités de leur activité… ».
André Comte Sponville dans l’exemple qui est le nôtre et le conseil qu’il donne au manager de s’inspirer de Pascal aurait dû se parer de plus de prudence, ou en tout cas lui conseiller de s’en inspirer avec une distance critique.
Pascal dans les (Pensées), ouvrage remarquablement riche s’il en est, fervent Janséniste comme nous le savons, peut aider un chef d’entreprise, un chrétien ou même un laïc dirigeant à réfléchir sur les finalités de son action dans sa société et dans le monde.  Mais parce qu’il y un «mais», Pascal est comme tous les penseurs de son temps prisonnier de la représentation stéréotypée et mythique, (dans le sens que Roland Barthes donne au mot mythologie), que son temps a du monde et surtout de l’Autre en ce monde.
L’Autre qui était lointain, parqué, distancié est là maintenant tout proche, dans l’entreprise, c’est l’immigré, intégré ou pas, ou qui refuse cette intégration.  Il est l’outil technique, laborieux dont la présence est utile et nécessaire pour le profit, mais présence inquiétante pour la conscience, puisque  dans l’intégration qui lui est proposée, il faudra tenir compte absolument de ses angoisses et de ses croyances identitaires.
Dans ce capitalisme qui se cherche un visage humain, dans ce siècle qui appelle plus de spiritualité, plus d’humanité, dans le monde des entreprises investi par le fait religieux (se référer au titre malheureusement accrocheur de Dounia et Lydie Bouzar «Allah a-t-il sa place dans l’entreprise)? quelle serait l’attitude du chef d’entreprise qui se piquerait de philosophie et suivrait le conseil d’André Comte Sponville, quand il rencontrera dans l’œuvre de Pascal, cette pensée parlant, inconsidérément du prophète de l’Islam.
-«Mahomet en tuant, J.C. en faisant tuer les siens
- Mahomet en défendant de lire, les apôtres en ordonnant de lire».
Ce sont là les préjugés du siècle de Pascal, un siècle héritier des Croisades.  Mais n’est-ce pas ainsi que la conscience occidentale de notre siècle à nous, aujourd’hui relayée par de puissants médias, dans ce monde calciné qui est le notre, présente, voit et craint la croyance et la foi de l’Autre qu’elle invite chez elle, pour ne pas dire qu’elle convoque chez elle pour plus de profit économique, de profit pour elle.
Il y a là conjonction malheureuse entre la représentation que les «Pensées» avaient confortée auprès des lecteurs du temps de Pascal et celle qui se développe sous nos yeux avec autrement plus de puissance que la puissance de l’écrit.
Comment le chef d’entreprise pascalien d’André Comte Sponville gérera-t-il cet ouvrier?  Devenu un autre lui-même, («soi même» comme un autre P. Ricoeur), comment traitera-t-il avec clients et partenaires, s’ils sont d’une croyance différente de la sienne et que condamne pour lui l’autorité du penseur recommandé?
Voyez-vous le conseil d’André Comte Sponville est malheureux et il vaudrait mieux éloigner le monde de l’entreprise du champ philosophique, et le champ philosophique du monde de l’entreprise.
Si je devais donner un conseil de lecture philosophique à un chef d’entreprise, curieux des idées de son temps, ce qui serait un peu présomptueux de ma part, je vous le concède, mais je le fais quand même parce que j’ai l’excuse d’introduire le débat, je lui conseillerai de prendre comme livre de chevet pour quelque temps non pas les «Pensées» de Pascal, mais l’étude de Paul Hazard sur les origines de la crise de la conscience occidentale.
Mais je suppose qu’il n’aura pas le temps, occupé qu’il est par les fluctuations boursières, et les crises qui n’ont pas fini de s’annoncer.


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