Nouvelles appréciées de la littérature arabe Tayeb Salih : Le palmier Oud Hamed (6)


Libé
Mardi 19 Août 2014

Nouvelles appréciées de la littérature arabe   Tayeb Salih : Le palmier Oud Hamed (6)
Tayeb Salih est un écrivain soudanais né en 1929 à Markaz Marawi dans l’Ach Chamaliyah, au nord du Soudan et mort le 18 février 2009. Il est considéré comme l’un des plus grands écrivains arabes avec  Taha Hussein et Naguib Mahfouz.
Venant d’un milieu modeste et composé essentiellement par des agriculteurs, il avait l’intention d’aider sa famille dans l’agriculture et pensait faire des études d’agronomie ou travailler dans les champs. Mais le destin en a voulu autrement. Pour lui, il n’aurait jamais écrit s’il n’avait pas quitté son pays.
Il poursuit ses études supérieures à l’Université de Khartoum pour les achever à l’université de Londres en Angleterre. Il travaille comme enseignant et rejoint ensuite la section arabe de la BBC à Londres. Ses œuvres ont été traduites dans plus de 30 langues. La plus célèbre est « Saison de la migration vers le nord »  qui est considérée comme un chef-d’œuvre de la littérature arabe contemporaine.Il a reçu le prix de la troisième rencontre
du Roman arabe.
Mon père me raconta la chose suivante qu’il tenait d’ailleurs de mon grand-père :
Autrefois, Oued Hamed était esclave d’un débauché. Il était pourtant pieux. Il cachait sa foi et priait en cachette pour éviter la foudre de son maître. Au moment où il ne pouvait plus supporter la vie avec cet impie, il supplia Dieu de le sauver. Il entendit alors une voix qui lui ordonnait d’étendre son tapis sur la surface de l’eau, de se laisser emporter par le courant et de ne descendre que lorsque le tapis cessa de voguer.
Son tapis cessa alors de flotter à l’endroit où se trouve actuellement le palmier. C’était une maison en ruine. Il s’y installa seul et y passait ses journées à prier. Il ne se nourrissait qu’au soir, quand quelque personne lui apportait à manger, pour reprendre ses prières jusqu’à l’aube. Cela se passait avant que le pays ne fût habité. On dirait que le village tout entier aussi bien ses constructions et ses habitants que ses conduites d’eau sont sortis du néant. Menteur celui qui prétend en connaître l’histoire, les autres villages commencèrent petits puis s’étendirent. Le nôtre, lui, poussa d’un seul coup. Le nombre de ses habitants  est stable. Son état ne change pas non plus, notre village existait depuis que ce palmier d’Oud Hamed se trouvait là.  On raconte que personne ne sait  quand ce village a vu le jour, ni quand il a poussé, comme on ignore  quand et comment le palmier Oued Hamed a poussé sur une terre rocheuse qui domine la plage et la surplombait tel: addaidabane 
Te souviens-tu mon fils, de ce mur en fer forgé que nous aperçûmes lors de notre visite des lieux ? Et de ce poteau en marbre fixé sur grosse pierre sur lequel est inscrit «le palmier Oud Hamed»? Te souviens-tu du dôme portant un croissant doré sur le toit du mausolée ? C’est la seule chose qui se trouve dans notre village depuis que le bon Dieu l’a créé, et je t’en raconte toute l’histoire à l’instant même.
Quand tu nous quitteras demain - et tu le feras sans doute, avec un visage tout enflé et des yeux gonflés, tu feras mieux de ne pas nous maudire.
Envoie-nous plutôt de bonnes pensées,   ne sois pas déçu, et pense à ce que je te raconte cette nuit ! Peut-être que tu te  rendras compte que la visite effectuée chez nous n’était pas entièrement négative.
Tu te souviens que nous avions, cela fait des années, des représentants du peuple et  des partis. Tout cela entouré d’une grande rumeur sans fin. Les chemins nous amenaient des fois des étrangers qu’ils déposaient à nos portes semblables à ces plantes mystérieuses que les vagues déposent sur le rivage. Pas un seul parmi eux ne passa plus d’une nuit, ici, chez nous. Mais ils nous transmettaient les échos de la grande tumulte qui se déroulait là-bas dans la capitale. Ils nous informèrent à ce moment-là que le gouvernement qui avait chassé le colonialisme fut remplacé par un autre dont l’agitation était plus tapageuse et les parlementaires plus nombreux que ceux du précèdent. Et on leur demandait : «Qui a changé ce premier gouvernement?» Mais ils ne répondaient pas à notre interrogation. Quant à nous, depuis qu’on avait refusé l’installation d’une gare près du palmier, personne ne nous dérangeait. Deux années se sont écoulées sans qu’on sache de quelle couleur était le gouvernement : blanc ou noir. Ses envoyés passaient cependant par le village sans prendre le temps de s’arrêter et nous remerciions Dieu que nous n’eussions pas à les nourrir lors de leur séjour. Jusqu’à il y a quatre ans, quand un nouveau gouvernement prit la place du premier. C’était comme qui dirait que cette nouvelle autorité voulait nous faire prendre conscience de son existence. On se réveilla un jour, et on fut étonné de voir près du palmier un fonctionnaire, avec une petite tête et un grand chapeau, escorté de deux soldats, en train de mesurer et de calculer. On leur demanda ce qui se passait, ils répondirent alors que le gouvernement avait l’intention de construire un port au pied du palmier pour l’amarrage du bateau. Nous leur répliquâmes que c’est un fait qu’on avait refusé auparavant, pourquoi croyaient-ils que nous allions y  consentir à ce moment là ? Ils dirent : «Le gouvernement qui accepta votre refus était un gouvernement faible. Les choses ont changé maintenant !» 
Je n’entrerai pas dans les détails. Bref, nous les avons pris par les cheveux, et les avons jetés dans l’eau et chacun d’entre nous s’en alla s’occuper de nos affaires. Une semaine après, un peloton de soldats débarqua chez nous avec comme chef, ce fonctionnaire dont la tête est petite, et le chapeau large. Il leur donna l’ordre d’embarquer celui-ci, puis celui-là puis un troisième jusqu’à ce qu’ils aient interpellé vingt personnes dont je faisais partie.
 


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