Marché, citoyenneté, participation, légitimité et service public Moteurs de l’évolution des modèles théoriques de l’administration publique


Par Mohamed Anwar El Hazziti
Samedi 28 Septembre 2019

L’évolution accélérée de la mouvance du nouveau management public a constitué l’un des facteurs clés de la pression exercée sur les administrations publiques pour qu’elles deviennent plus réactives aux citoyens en tant que demandeurs des services publics (clients selon la culture du marché). Les réformes actuelles ont créé des changements et des innovations importantes dans l’administration publique contemporaine, qui se débat dans un marché ultra-dynamique et un environnement de risque perpétuel.
L’étude de l’évolution de l’administration publique se fait selon plusieurs approches adoptées et couvre divers modèles organisationnels et types d’idéaux pour comprendre l’organisation et la gestion du secteur public. Les approches classiques ou traditionnelles traitent surtout de la dimension formelle de l’organisation. Les approches modernes tentent de donner de l’importance à la dimension humaine et considèrent les aspects humains et systématiques de l’organisation comme importants. Le postmodernisme est une vision extrême de l’évolution de la gestion en tant que système fermé et dans ces types d’approches, on considère l’organisation comme interagissant avec son environnement et affirme que chaque organisation a une situation endémique à cette organisation.
Loin de l’exhaustivité et sachant que les traditions administratives incluent une vaste gamme de typologies et d’approches conceptuelles, l’administration publique a connu en général trois modèles dans son évolution : une administration traditionnelle dite souvent «Wébérienne», une administration moderne impactée par l’influence des marchés «le nouveau management public» et une administration postmoderne assujettie au concept de la gouvernance «la gouvernance publique».
L’administration publique traditionnelle s’inspirait largement du modèle wébérien, qui agissait fortement sur la formation de la plupart des systèmes administratifs occidentaux. Ce modèle dit «wébérien» se base principalement sur la hiérarchie, les règles formelles, l’uniformité, la légitimité, la standardisation des procédures, la division du travail, l’impersonnalité, la méritocratie et les qualifications techniques. L’impact sur les systèmes administratifs n’était pas uniforme.
Dans la tradition anglo-saxonne, la version américaine de l’administration publique traditionnelle mettait particulièrement l’accent sur les aspects de gestion, plaçant au cœur des fonctions administratives la culture de l’efficacité dans l’organisation et la mise en œuvre de la politique publique ainsi que dans la fourniture de services en plus du contrôle hiérarchique, du professionnalisme, de la rationalité, la neutralité et la responsabilité politique. Les bureaucraties germaniques et de l’Europe du Nord ont suivi les schémas respectifs des régimes démocratiques de bien-être et les conceptions «organiques» des Etats puissants et souverains. Les systèmes administratifs de l’Europe du Sud ont hérité de la tradition napoléonienne et de la fonction publique française, en mettant l’accent sur les valeurs sociales et politiques de l’administration, telles que l’équité, la solidarité, l’universalité, la neutralité et la légitimité.
Cependant, bien que le modèle traditionnel se soit fondé sur la notion d’intérêt public, qui était assurée par le contrôle politico-démocratique et la responsabilité de l’administration et que la mission du service public implique une distinction bien définie entre les secteurs public et privé avec une éthique professionnelle administrative particulière, le constat a démontré des écarts entre la conceptualisation théorique et la réalité de la pratique. Cette réalité a remis en question progressivement la crédibilité des bureaucraties traditionnelles.
Les faiblesses et les limitations pratiques étaient caractérisées par les contraintes de la flexibilité, la faible productivité, l’efficacité et les problèmes de politisation. S’agissant des rapports entre l’Etat et la société, ce modèle a été critiqué sur deux éléments essentiels qui vont influencer le mouvement de modernisation : la limitation de la participation des citoyens et la faible capacité d’adaptabilité, d’une part, aux demandes changeantes continuellement de la société et d’autre part, aux besoins économiques croissants.
L’administration moderne a pris sa place suite aux critiques croissantes de la bureaucratie traditionnelle.
Dans cette transformation, l’économie et le management occupent une place de choix dans la conceptualisation théorique relative à la réorganisation de l’administration publique en mettant l’accent sur la performance administrative en termes économiques. Le New Public Management a gagné en popularité en adoptant diverses idées liées surtout à l’attribution de biens publics, aux institutions, aux coûts de transaction, aux contrats et aux droits de propriété. Dans cette perspective, l’école de pensée des choix publics a bâti sa théorie de la réduction du rôle de l’État et le remplacement par le marché si possible en se basant sur l’hypothèse que le gouvernement est à la fois inefficace, inefficient et que la bureaucratie est orientée vers la maximisation du budget.
Graduellement, les questions de la gestion et la productivité des administrations publiques sont devenues des questions prioritaires, laissant place au développement de la culture managériale. L’idée essentielle de la conceptualisation managériale du New Public Management était focalisée sur le principe de la rationalisation des institutions publiques dans le but d’améliorer leur efficacité et leur efficience et ce, tout en favorisant le transfert des techniques entrepreneuriales du secteur privé aux institutions publiques.
Néanmoins, avec la pratique, la mise en œuvre du mécanisme de rationalisation de l’administration a fait l’objet de nombreuses critiques. A cet effet, l’approche de la perspective à court terme axée essentiellement sur la réduction des coûts et du budget, au détriment des normes de qualité, en particulier dans des politiques publiques ayant un impact social à long terme a remis en cause l’adoption de techniques entrepreneuriales. De plus d’autres inquiétudes ont également été constatées concernant la responsabilité politique et le risque d’atteinte à l’éthique et à l’homogénéité du secteur public.
Les incertitudes et parfois les échecs relatifs aux problèmes de gestion consécutifs des deux modèles théoriques précédents de l’administration publique ont incité à l’élaboration d’autres modèles alternatifs plaçant la distinction entre l’État et le marché dans un contexte plus dialectique. C’est à partir de ce moment que le concept de gouvernance a pris naissance et a vu sa notoriété académique nourrie. Ce terme de gouvernance, qui est devenu une norme universelle dans toutes les organisations nationales et internationales, privées et publiques, n’a pas fini de se traduire avec plusieurs significations contenant non seulement de larges définitions, mais aussi des perceptions plus étroites et spécifiques, dépassant le cadre du gouvernement et devenant synonyme de la « nouvelle méthode par laquelle la société est managée».
En outre, ce modèle théorique a fait la distinction entre deux courants de pensées différents. Le premier a mis l’accent sur les réseaux politiques et le pouvoir apparemment décroissant de l’Etat sur la scène politique, alors que le deuxième considérait l’Etat comme un acteur dominant, mais avec un pouvoir diminué par rapport au passé. À partir de cette différentiation, plusieurs modèles de gouvernance ont vu le jour (bonne gouvernance, gouvernance de l’ère numérique, gouvernance du réseau, gouvernance interactive, nouvelle gouvernance publique et autres). Ces modèles convergent tous vers le déplacement de la puissance exclusive du gouvernement dans le processus de prise de décision vers une collaboration interinstitutionnelle faisant intervenir plusieurs acteurs et outils de gestion. À partir de là, l’administration publique s’est retrouvée dans un nouvel environnement caractérisé par un contrôle moins hiérarchique, des réseaux étendus, une prédominance des négociations, une forte orientation vers la décentralisation et la délégation de pouvoir, des partenariats public-privé, un engagement sociétal soutenu et une forte responsabilité publique.
La dernière décennie a connu, elle aussi, l’apparition d’autres modèles théoriques de l’administration publique apparemment de nature hybride fondées sur la modification ou l’amélioration des trois autres modèles, et ce sur la base des adaptations avec l’environnement général entourant l’administration publique. Dans cette perspective, on citera la nouvelle gouvernance publique, le nouveau service public, le nouvel Etat wébérien et la théorie de la valeur publique.
Inspirée des théories de réseaux, la nouvelle gouvernance publique a pris naissance en se basant sur les principes du partenariat public-privé, la coordination, la participation des parties prenantes, la gestion axée sur les résultats, l’amélioration de la qualité des prestations de services et la mise en place des normes de responsabilisation.
Le nouveau service public suppose que le rôle du gouvernement est de servir les intérêts partagés des citoyens plutôt que de gérer la société d’une manière technico-administrative. Cela veut dire que les normes de la collaboration, le partage des responsabilités, la citoyenneté et le service public devraient être considérés au-dessus des règles du marché en tant qu’outils de promotion de l’intérêt public.
Le modèle du nouvel Etat wébérien est axé essentiellement sur la satisfaction des besoins des citoyens, le renforcement de la démocratie représentative par le biais des mécanismes de la démocratie participative et met l’accent sur la gestion axée sur les résultats.
Enfin, le modèle de la théorie des valeurs publiques est similaire à celui du nouvel Etat wébérien et dans ce cadre, l’administration publique a comme mission de répondre aux besoins des citoyens / utilisateurs comme principe du service public. Les caractéristiques de ce courant sont essentiellement la légitimation politique, la consultation publique et l’intégration des points de vue sociaux dans l’action administrative.
En conclusion, l’administration publique en termes de théories et de pratiques a connu un large éventail de courants de pensées, de traditions administratives et d’outils de mise en œuvre. À partir du modèle traditionnel de l’administration wébérienne, l’évolution des systèmes, méthodes et cultures administratifs a pris des chemins différents impactés par la richesse des sciences sociales et économiques. Cependant, il faudra s’attendre à de nouvelles tendances en termes de théorisations, surtout avec le développement des concepts d’innovation publique guidés, à la fois par le développement rapide des nouvelles technologies numériques et aussi par les processus d’adaptabilité aux crises économiques et environnementales.

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