Les stablecoins préserveront-ils la domination du dollar ?


Barry Eichengreen
Dimanche 19 Octobre 2025

Le dollar américain est actuellement très surveillé par les investisseurs du monde entier. Les banques, les entreprises et les gouvernements qui comptent sur le billet vert en tant que moyen de paiement international et réserve de valeur s’inquiètent des politiques de l’imprévisible et agressif président de « l’Amérique d’abord ».

Ils redoutent que de nouvelles mesures ne soient prises pour user du dollar comme d’une arme. Ils craignent que la dette publique américaine ne suive une trajectoire insoutenable, et que la Réserve fédérale, dont l’indépendance est menacée, ne se sente contrainte de laisser filer l’inflation pour diluer la dette du pays.

Le dollar a beau demeurer la monnaie mondiale dominante du moment, la question se pose de savoir combien de temps ce moment durera.

Voici qu’au secours du billet vert interviennent désormais – tenez-vous bien – les stablecoins adossés au dollar, des jetons numériques basés sur la blockchain et suivant le dollar à parité constante. La loi GENIUS (« Guiding and Establishing National Innovation for US Stablecoins »), promulguée par le président Donald Trump au mois de juillet, promet de faire éclore d’innombrables stablecoins. Le Trésor américain et ses partenaires de réglementation consacreront l’année prochaine à la mise au point des règles, après quoi, ils commenceront à octroyer des licences aux émetteurs privés de stablecoins. Il semble d’ores et déjà que les détenteurs de licence ne manqueront pas.

Les implications nationales de cette évolution font l’objet de nombreuses discussions. Les stablecoins seront-ils réellement adossés à des garanties sûres et liquides, ou les acteurs réglementés – qui ont tout intérêt à détenir des actifs à haut rendement – conserveront-ils une longueur d’avance sur les régulateurs ? Echangeront-ils systématiquement et partout leurs dollars à parité ? En cas de panique, les régulateurs interviendront-ils comme ils l’ont fait en 2008 pour garantir les engagements du Reserve Primary Fund, troisième plus grand fonds monétaire au monde ? La base de dépôt des banques sera-t-elle protégée par l’interdiction de payer des intérêts sur les stablecoins, ou les émetteurs contourneront-ils cette interdiction en canalisant les paiements d’intérêts par l’intermédiaire des plateformes sur lesquelles leurs jetons seront échangés, menaçant ainsi l’existence du système bancaire ?

Ces questions méritent d’être posées, et les réponses ne sont pas rassurantes.
Certains feront valoir que s’il existe des risques, ils valent la peine d’être pris, dans la mesure où les stablecoins préserveront l’hégémonie planétaire du dollar. C’est notamment la position  exprimée par Donald Trump Jr. lui-même, lors d’une conférence sur les cryptomonnaies qui s’est tenue à Singapour en début de mois.

Ce raisonnement part du constat que 99% des stablecoins en circulation dans le monde sont adossés au dollar. Si ces stablecoins en dollars sont détenus et utilisés en dehors des Etats-Unis, ils constitueront un tout nouvel ensemble de voies de paiement internationales, distinctes, en principe plus rapides et moins coûteuses que les opérations bancaires transfrontalières et le traditionnel système de messagerie interbancaire SWIFT.

Selon cette conception, si l’attractivité des paiements en dollars s’en trouve renforcée, les trésoriers d’entreprise seront incités à conserver des stocks de dollars. De même, les banques centrales seront encouragées à détenir des réserves de billets verts leur permettant d’agir en tant que prêteurs de dollars et fournisseurs de liquidités en dernier ressort. Ces complémentarités viendront asseoir la domination du dollar.

Ce raisonnement repose sur un ensemble d’hypothèses sur lesquelles il convient de se pencher. Premièrement, l’idée selon laquelle les stablecoins adossés au dollar seront intéressants pour les paiements suppose qu’ils soient réellement stables (nos questions se posent à nouveau ici), et que les autres gouvernements permettent à leur population de les utiliser librement.

Or, certains gouvernements hésiteront peut-être, craignant que cette substitution de monnaie ne nuise à l’efficacité de leur politique monétaire nationale. D’autres s’inquiéteront de faciliter le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale et le contournement des contrôles de capitaux. Les autorités de l’Union européenne examineront attentivement la compatibilité des stablecoins adossés au dollar avec les dispositions relatives à la protection des consommateurs et à l’intégrité du marché, énoncées dans leur règlement sur les marchés des crypto-actifs (MiCA). L’UE a d’ores et déjà mis en garde sur la non-conformité du principal stablecoin, Tether.

Nos défenseurs des stablecoins rétorqueront que ces gouvernements luttent contre l’inéluctable en tentant de stopper cette marée numérique. Or, quiconque s’est déjà heurté au Grand Firewall chinois sait que les autorités nationales conservent un pouvoir considérable dans la limitation des transactions numériques de leurs citoyens. Certes, même si l’Europe les interdit en son sein, les Européens parviendront à accéder à l’étranger à ces stablecoins adossés au dollar. Pour autant, les grandes banques et les entreprises hésiteront à se livrer à une telle évasion réglementaire, de peur de devoir payer un lourd tribut si elles se font attraper.

Troisième éventualité, les juridictions au sein desquelles circulent d’autres monnaies pourraient ne pas émettre leurs propres stablecoins. Ce n’est toutefois pas dans cette direction que s’oriente la Chine, le pays venant d’adopter une ordonnance autorisant à Hong Kong l’émission de stablecoins liés au renminbi.

Enfin, beaucoup présupposent que les stablecoins privés ne seront pas menacés par la concurrence des monnaies numériques de banque centrale (MNBC), instruments comparables, à ceci près qu’ils seraient émis par des banques centrales, lesquelles garantiraient leur conversion en monnaie de banque centrale. Plus de 100 banques centrales sont engagées sur la voie des MNBC. Seuls les Etats-Unis boudent cet instrument, ce qui illustre la méfiance historique du pays à l’égard des banques centrales, ainsi que le lobbying qu’y exerce le secteur des cryptomonnaies.

L’histoire nous enseigne que la monnaie d’une banque centrale présente des avantages considérables par rapport à la monnaie privée. Tout porte ainsi à croire que les Etats-Unis misent aujourd’hui sur le mauvais cheval.
 
Par Barry Eichengreen
Professeur d'économie et de sciences politiques à l'Université de Californie à Berkeley


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