
Un père brandit le corps sans vie de sa petite fille, encore nourrisson. Des compresses sur son petit corps potelé, des tubulures qui dépassent encore de ses bras témoignent d’une hospitalisation récente. Le père crie sa douleur et son désespoir, autour de lui des hommes et des femmes pleurent. L’image est déchirante, insoutenable. Est-ce une énième scène provenant du génocide de Gaza qui est à présent totalement occulté par les médias ?
En écoutant les cris du père qui s’exprime en darija, je me rends compte avec effroi que la scène se déroule dans mon pays, le Maroc. Je comprends que sa fille est une énième victime d’un système de soins scandaleusement défaillant qui peut laisser un père de famille pleurer la mort de son enfant survenue dans l’enceinte d’un hôpital, sans donner la moindre explication. Je ne sais pas de quand date cette vidéo bouleversante, ni si elle a une relation avec les évènements qui secouent la plupart des grandes villes marocaines. Elle rappelle le décès de la petite Idya, cette fillette de trois ans décédée faute de soins en 2017 et qui a révélé au grand jour les carences graves d’un système de santé inégalitaire. Elle renvoie surtout à la calamité de “l’hôpital” d’Agadir où huit femmes sont mortes en l’espace d’une semaine d’août 2025 pendant leur accouchement.
Depuis au moins deux siècles, un accouchement survenant dans des conditions physiologiques ne devrait en aucun cas entraîner la mort au sein d’un établissement de soins conçu précisément pour l’accueillir. En tant que professionnel de santé, exerçant la pharmacie depuis près d’une dizaine d’années au Maroc, je ne m’en suis toujours pas remis. Et le peuple marocain non plus. Cet événement, d’autant plus incompréhensible à l’ère des avancées médicales, constitue l’étincelle des revendications de la rue marocaine, des revendications d’autant plus légitimes qu’elles relèvent de besoins élémentaires : le droit à la santé, à l’éducation et à un niveau de vie décent.
J’ai une profonde admiration pour ce peuple dont je fais fièrement partie qui a montré l’exemple au monde entier, lors du séisme d’Al Haouz en 2023, par sa capacité à former une communauté, c’est-à-dire à s’unir et à s’entraider face à l’adversité. Ce que j’admire par-dessus tout, ce n’est pas cette “résilience” galvaudée par l’usage, mais bien sa patience à toute épreuve. Car au sein de ce peuple héroïque, affrontant avec courage la précarité quotidienne et un avenir incertain, il y a un désoeuvrement latent derrière chaque geste, chaque sourire, chaque prière. Chacun le sait : la patience a des limites, et il y a des situations qu’on ne peut plus accepter.
L’enjeu crucial pour nous en tant que peuple est de former une communauté dans le désoeuvrement, de partager les singularités pour faire entendre une voix qui résonne depuis l’ensemble des strates de la société. De par ma profession, c’est naturellement la situation du système de santé qui me préoccupe en premier lieu. Or, une réforme en profondeur du secteur suppose avant tout de revaloriser les métiers de la santé, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. J’en ai eu la certitude durant la pandémie de 2020, lorsque le pharmacien, pourtant acteur essentiel de la santé publique, fut relégué au rôle de figurant, alors que dans des pays voisins comme la Tunisie, les officines étaient autorisées à réaliser des tests et à vacciner. Ce manque de considération pour ma profession a fini par éteindre tout l’enthousiasme que j’avais en exerçant ce métier qui place le contact humain en son coeur.
Le manque de considération pour ma profession a éteint mon enthousiasme pour ce métier humain. Que dire alors des autres professionnels de santé obligés de composer avec l’absence de moyens humains et matériels au sein des structures hospitalières, des jeunes internes en médecine violentés lors de manifestations, des étudiants qui ne peuvent envisager un avenir décent après l’obtention de leur diplôme ?
Le malaise est profond, palpable et ce ne sont certainement pas les images d’un ministre de la Santé arpentant hagard les couloirs d’un hôpital à bout de souffle qui pourront nous rassurer. Le fait est que le vernis médiatique ne fonctionne plus. Il faut instaurer un dialogue avec un peuple au bout du rouleau mais aucun membre du gouvernement actuel ne peut assumer ce rôle. Le temps presse… On compte déjà les premières victimes de la répression policière, quasi inévitable dans ce contexte de tension extrême, où les manifestations peuvent dégénérer à tout moment en spirale de la violence.
C’est justement cette spirale qu’il s’agit d’éviter, tout en ne cédant pas aux tentatives de récupérations d’une contestation légitime. Je me méfie toujours des étiquettes que l’on colle aux mouvements populaires à leur début. Dans la rue, je n’ai pas vu que des jeunes, même s’ils constituent la majorité des manifestants, j’ai vu des personnes de tout âge. Ici, ce n’est pas seulement la fameuse génération Z, celle qui penserait : “Après nous, le déluge”, qui prend la parole.
C’est l’ensemble de la pyramide des âges qui se fait entendre. Et loin des clichés, la majorité reste pacifique et ne réclame que le respect de ses droits les plus fondamentaux. Comment ne pas ressentir une profonde injustice lorsque la police embarque sans ménagement des gens pacifiques dont le seul tort est de s’exprimer en toute liberté au micro de journalistes ?
L’image est désastreuse… La violence appelle la violence et les séquelles physiques et psychiques sont irréversibles. Le cas français des Gilets Jaunes, que je connais bien pour avoir connu des acteurs de ce mouvement, est là pour nous le rappeler. A Tanger, j’ai vu des femmes arracher un jeune homme des mains de la police. Cette image, comme tant d’autres, va rester dans les mémoires. Tout comme les larmes de ce père qui pleure son fils estropié par une voiture de police à Oujda.
Il faut éviter à tout prix une fuite en avant. Gandhi a montré que la contestation peut être pacifique. Sa méthode consiste à résister à l’injustice sans violence, en mobilisant la conscience morale de l’adversaire et en affirmant la vérité. De la marche du sel à la lutte contre les discriminations, il a prouvé qu’un combat éthique peut transformer à la fois la société et ceux qui y participent. C’est vers cela que nous devons tendre, nous, la communauté des désœuvrés.
Par Ali Benziane
Docteur en pharmacie, poète, écrivain
En écoutant les cris du père qui s’exprime en darija, je me rends compte avec effroi que la scène se déroule dans mon pays, le Maroc. Je comprends que sa fille est une énième victime d’un système de soins scandaleusement défaillant qui peut laisser un père de famille pleurer la mort de son enfant survenue dans l’enceinte d’un hôpital, sans donner la moindre explication. Je ne sais pas de quand date cette vidéo bouleversante, ni si elle a une relation avec les évènements qui secouent la plupart des grandes villes marocaines. Elle rappelle le décès de la petite Idya, cette fillette de trois ans décédée faute de soins en 2017 et qui a révélé au grand jour les carences graves d’un système de santé inégalitaire. Elle renvoie surtout à la calamité de “l’hôpital” d’Agadir où huit femmes sont mortes en l’espace d’une semaine d’août 2025 pendant leur accouchement.
Depuis au moins deux siècles, un accouchement survenant dans des conditions physiologiques ne devrait en aucun cas entraîner la mort au sein d’un établissement de soins conçu précisément pour l’accueillir. En tant que professionnel de santé, exerçant la pharmacie depuis près d’une dizaine d’années au Maroc, je ne m’en suis toujours pas remis. Et le peuple marocain non plus. Cet événement, d’autant plus incompréhensible à l’ère des avancées médicales, constitue l’étincelle des revendications de la rue marocaine, des revendications d’autant plus légitimes qu’elles relèvent de besoins élémentaires : le droit à la santé, à l’éducation et à un niveau de vie décent.
J’ai une profonde admiration pour ce peuple dont je fais fièrement partie qui a montré l’exemple au monde entier, lors du séisme d’Al Haouz en 2023, par sa capacité à former une communauté, c’est-à-dire à s’unir et à s’entraider face à l’adversité. Ce que j’admire par-dessus tout, ce n’est pas cette “résilience” galvaudée par l’usage, mais bien sa patience à toute épreuve. Car au sein de ce peuple héroïque, affrontant avec courage la précarité quotidienne et un avenir incertain, il y a un désoeuvrement latent derrière chaque geste, chaque sourire, chaque prière. Chacun le sait : la patience a des limites, et il y a des situations qu’on ne peut plus accepter.
L’enjeu crucial pour nous en tant que peuple est de former une communauté dans le désoeuvrement, de partager les singularités pour faire entendre une voix qui résonne depuis l’ensemble des strates de la société. De par ma profession, c’est naturellement la situation du système de santé qui me préoccupe en premier lieu. Or, une réforme en profondeur du secteur suppose avant tout de revaloriser les métiers de la santé, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. J’en ai eu la certitude durant la pandémie de 2020, lorsque le pharmacien, pourtant acteur essentiel de la santé publique, fut relégué au rôle de figurant, alors que dans des pays voisins comme la Tunisie, les officines étaient autorisées à réaliser des tests et à vacciner. Ce manque de considération pour ma profession a fini par éteindre tout l’enthousiasme que j’avais en exerçant ce métier qui place le contact humain en son coeur.
Le manque de considération pour ma profession a éteint mon enthousiasme pour ce métier humain. Que dire alors des autres professionnels de santé obligés de composer avec l’absence de moyens humains et matériels au sein des structures hospitalières, des jeunes internes en médecine violentés lors de manifestations, des étudiants qui ne peuvent envisager un avenir décent après l’obtention de leur diplôme ?
Le malaise est profond, palpable et ce ne sont certainement pas les images d’un ministre de la Santé arpentant hagard les couloirs d’un hôpital à bout de souffle qui pourront nous rassurer. Le fait est que le vernis médiatique ne fonctionne plus. Il faut instaurer un dialogue avec un peuple au bout du rouleau mais aucun membre du gouvernement actuel ne peut assumer ce rôle. Le temps presse… On compte déjà les premières victimes de la répression policière, quasi inévitable dans ce contexte de tension extrême, où les manifestations peuvent dégénérer à tout moment en spirale de la violence.
C’est justement cette spirale qu’il s’agit d’éviter, tout en ne cédant pas aux tentatives de récupérations d’une contestation légitime. Je me méfie toujours des étiquettes que l’on colle aux mouvements populaires à leur début. Dans la rue, je n’ai pas vu que des jeunes, même s’ils constituent la majorité des manifestants, j’ai vu des personnes de tout âge. Ici, ce n’est pas seulement la fameuse génération Z, celle qui penserait : “Après nous, le déluge”, qui prend la parole.
C’est l’ensemble de la pyramide des âges qui se fait entendre. Et loin des clichés, la majorité reste pacifique et ne réclame que le respect de ses droits les plus fondamentaux. Comment ne pas ressentir une profonde injustice lorsque la police embarque sans ménagement des gens pacifiques dont le seul tort est de s’exprimer en toute liberté au micro de journalistes ?
L’image est désastreuse… La violence appelle la violence et les séquelles physiques et psychiques sont irréversibles. Le cas français des Gilets Jaunes, que je connais bien pour avoir connu des acteurs de ce mouvement, est là pour nous le rappeler. A Tanger, j’ai vu des femmes arracher un jeune homme des mains de la police. Cette image, comme tant d’autres, va rester dans les mémoires. Tout comme les larmes de ce père qui pleure son fils estropié par une voiture de police à Oujda.
Il faut éviter à tout prix une fuite en avant. Gandhi a montré que la contestation peut être pacifique. Sa méthode consiste à résister à l’injustice sans violence, en mobilisant la conscience morale de l’adversaire et en affirmant la vérité. De la marche du sel à la lutte contre les discriminations, il a prouvé qu’un combat éthique peut transformer à la fois la société et ceux qui y participent. C’est vers cela que nous devons tendre, nous, la communauté des désœuvrés.
Par Ali Benziane
Docteur en pharmacie, poète, écrivain