Les conditions d’accueil des migrants marocains en période de crise


Par Mohamed Boundi Sociologue, Madrid
Mercredi 6 Juin 2018

A cause de la récession économique survenue en 2007 en Espagne, le débat sur l’immigration a conduit à la prise de positions maximalistes. Dans le dessein de faire une analyse objective de la question, nous nous trouvons en face, d’un côté de ceux qui défendent une société ouverte, pluraliste et solidaire à l’égard des immigrés laminés par la persistance de la crise ; et d’un autre côté, une position restrictive prônée par les partisans de la fermeture des frontières devant les immigrés, leur interdiction d’accès aux services publics et l’expulsion de leur territoire national des sans-papiers.
Comme en Europe, plus particulièrement l’espace de l’Union européenne (UE),  le débat sur l’immigration paraît chaque fois de bas profil, pauvre et sans fondement dans la mesure où les positions et discours politiques sont bipolarisés. Dans les deux situations, nous assistons à un ressassement de raisonnements qui s’écartent de toute réflexion réaliste et pragmatique sur le phénomène de l’immigration. Cette divergence d’opinion se justifie par l’absence d’alternative au pays d’accueil au moment où l’immigré s’efforce par tous les moyens de bannir de son projet migratoire l’option du retour (volontaire ou forcé) dans son pays. Ce postulat a en outre été signalé, dès 2005, par la Commission européenne dans son «Agenda pour une position commune d’immigration».
Sept ans plus tard, la même commission détermine dans une communication, diffusée le 18 novembre 2011, les contours de la nouvelle « Approche globale de la question des migrations et de la mobilité » (AGMM). Elle remarque que «la prise en compte des migrations dites environnementales, notamment par le recours à des stratégies d’adaptation aux effets préjudiciables des changements climatiques, doit être considérée comme une composante intrinsèque de l’approche globale». Dans ce sens, nous retenons les recommandations proposées selon lesquelles l’AGMM devrait être fondée sur quatre piliers d’importance égale: organisation et facilitation de l’immigration légale et de la mobilité; prévention et réduction de l’immigration clandestine et de la traite des êtres humains; promotion de la protection internationale et renforcement de la dimension extérieure de la politique d’asile; maximisation de l’impact des migrations et de la mobilité sur le développement.
L’AGMM, qui devait être centrée sur les migrants, devrait être fondée sur le principe selon lequel les migrants sont au cœur de l’analyse et de toute action et doivent être en mesure d’accéder à une mobilité sûre. Les droits humains des migrants sont une question transversale, qui concerne les quatre piliers de l’AGMM. Celle-ci devrait par conséquent conduire à un renforcement du respect des droits fondamentaux et des droits humains des migrants, que ce soit dans les pays d’origine, de transit ou de destination.
Dans les pays qui ont connu tardivement l’arrivée de grandes vagues d’immigrés, telle l’Espagne, le débat était au départ centré sur une politique permissive, défendue par les courants politiques et sociaux progressistes, et une autre restrictive appuyée par le Parti populaire (centre-droite), les courants conservateurs, les néo-nazis et l’extrême droite. Ceci revient au fait que l’Espagne, qui a été durant des décennies un pays d’émigrants, est devenue depuis son adhésion à l’UE en 1985, la destination favorite d’une forte immigration économique. Le cycle de prospérité qu’elle a connue, de 1990 à 2007, était déterminant dans l’expansion de nombreux secteurs.

L’Espagne, un eldorado
éphémère

Prenant en considération la demande du marché du travail espagnol, la main-d’œuvre étrangère était nécessaire pour faire fonctionner la machine de production et pour les niches professionnelles. Elle était aussi contemplée comme un phénomène inéluctable et positif puisque les facteurs d’attraction encourageaient l’arrivée d’immigrés provenant d’Afrique et d’Amérique latine. Compte-tenu de la proximité géographique, les bas coûts de transport entre les deux rives du Détroit de Gibraltar et la recherche de nouvelles opportunités de travail, le pays a accueilli, dans une première phase, les travailleurs provenant du Maghreb particulièrement du Nord du Maroc. Par la suite, au milieu des années 90, le pays commençait à accueillir des Latino-américains comme force de travail alternative pour limiter la forte présence de Marocains dans des secteurs nécessitant une main-d’œuvre nombreuse, tels le bâtiment, l’agriculture et l’hôtellerie (restaurant business).
Le développement des réseaux migratoires, le regroupement familial et la souplesse de la législation régissant le marché du travail sont des facteurs qui créent une forte attraction pour la main-d’œuvre peu qualifiée ou sans qualification. Le rêve de tout travailleur étranger est de tenter sa chance dans un pays, qui est sur le point d’appliquer une politique sélective de main-d’œuvre. Pour le moment, la demande en Europe d’une migration de relève (ou de remplacement) pour assurer l’équilibre démographique et un taux de croissance économique viable, se justifie particulièrement par le vieillissement et le bas taux de natalité de la population autochtone. A ce titre, il est utile de citer l’Institut Espagnol de la statistique qui signale, en juin 2013, que l’âge moyen de maternité en Espagne en 2016 s’est situé à 32,1 ans pour les mères espagnoles et 28,9 ans pour les étrangères. Le nombre moyen d’enfant par femme en âge de procréation est de 1,26 enfant pour les Espagnoles et 1,54 enfant pour les étrangères. La convenance empirique démontre que l’immigration est un actif économique (economic asset) et que les immigrés paient plus d’impôts en comparaison avec les biens publics reçus, comme le note l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) dans une étude intitulée «Tendances des migrations internationales 1997 - Système d’observation permanente des migrations».
Le débat traite aussi de la convenance permissive pour des raisons sociales et culturelles, du grand flux d’immigrés vers l’Espagne. Au début de la décennie 90, les premières grandes vagues d’immigrés d’Amérique latine étaient la conséquence de la grande expansion de l’économie et de la communauté d’intérêt. Les liens culturels, constitués fondamentalement de la langue et la religion, avaient facilité la communication avec la société d’accueil et la rapide intégration des immigrés latino-américains.

Impératifs du voisinage

Pour des raisons d’ordre historique, le Maroc se considère aussi comme un légitime héritier du patrimoine d’Al Andalous, terme retenu pour désigner les territoires formant l’empire berbéro-arabe dans la péninsule Ibérique jusqu’à 1492. Une partie des Morisques, expulsés au début du 16e siècle par les Rois catholiques, s’étaient dirigés vers le Maroc où ils avaient implanté les activités qu’ils exerçaient jadis dans leur pays d’origine. Aujourd’hui, une bonne partie de la communauté marocaine, installée en Espagne, provient du Nord du Maroc, zone qui était placée sous Protectorat espagnol durant plus de quarante ans (1912-1956).
Outre le facteur historique, la proximité de la péninsule Ibérique, le facile accès aux chaînes de télévision et stations-radio d’Espagne ainsi que les échanges quotidiens entre les populations flottantes des zones frontalières et celles de Sebta et Mellilia contribuent au rapprochement entre les sociétés marocaine et espagnole. L’espagnol, autre élément de coexistence, est enseigné dans les lycées et universités du Maroc et adopté comme un canal de communication entre ces populations qui survivent grâce aux échanges commerciaux et forment une immigration circulaire. Il s’agit là des effets d’un facteur qui sont largement analysés dans la théorie de l’immigration et travaux de recherches, telle l’étude intitulée «Effets des migrations sur les pays d’origine: Que savons-nous?» élaborée par Katseli, Lucas, et Xenogiani pour le compte de l’OCDE.
Grâce à leur contribution au fonctionnement de l’économie, au paiement d’impôts, aux cotisations à la Sécurité sociale, à la consommation de produits de fabrication locale, la population immigrante en général se considère comme un levier de l’activité économique et de l’équilibre des finances publiques. Par leur force de travail, ils représentent un capital humain profitant, à un coût plus bas, à la productivité et à la compétitivité de la « Marque Espagne ». De cette manière, il est logique qu’aucun principe de théorie économique ni principe éthique ne tolèrent l’exclusion de l’immigré de la consommation de biens publics en dépit des politiques de restructuration budgétaire. Cette prémisse a été signalée dans un document de travail qui a été examiné lors de la réunion de la commission de la citoyenneté, de la gouvernance, des affaires institutionnelles et extérieures, le 18 octobre 2011, de la Commission européenne sur le thème « Nouvel agenda européen pour l’intégration ».     

Immigration
et droit universel

Pour des chercheurs progressistes, l’immigration demeure un droit universel qui contribue au maintien du rythme d’expansion de l’économie et du bien-être de la société dans le pays d’accueil. L’Espagne est un exemple à citer eu égard  aux positions officielles qui reconnaissent l’apport de l’immigration au plan démographique par l’augmentation des naissances. Les partis politiques qui se sont succédé au pouvoir depuis le déclenchement de la crise en 2007 (les socialistes d’abord et les conservateurs ensuite) se sont immédiatement rendu  compte des dangers de l’application d’une politique restrictive qui risquerait d’interrompre l’intégration des immigrés ou l’interdiction de l’immigration sous ses multiples formes. Certes, le concept de l’intégration devient effectif à partir de la troisième génération. Les enfants des immigrés (les musulmans par exemple) éduqués dans un pays d’accueil en Europe sur le respect de ses valeurs, ses coutumes et sa culture sont des citoyens occidentaux de plein droit.
La liberté d’émigrer (ou de se déplacer) ne conduit pas toujours à l’accueil de personnes indésirables. Au contraire, suite à l’effondrement de secteurs employant une main-d’œuvre nombreuse, une politique de «discrimination positive» appliquée par les entreprises favorisera la promotion des immigrés qualifiés. Pour le travailleur étranger, l’idée d’émigrer se justifie par les opportunités qu’offre un marché du travail, l’efficience salariale et les meilleures structures de promotion sociale et professionnelle.
Bien qu’ils soient en situation irrégulière dans certains cas, comme en Espagne, les sans-papiers travaillent dignement dans l’économie souterraine. En période de crise, il serait difficile d’admettre dans un Etat de droit d’exclure ces travailleurs de l’accès à certains services (santé et éducation par exemple)  et du droit de vote alors qu’ils contribuent à la création de richesses, à la croissance économique et à l’amélioration du bien-être social. L’immigré en situation régulière (mais aussi les sans-papiers) contribue au financement de biens et services que consomme toute la communauté, dont les couches sociales autochtones sans ressources. C’est la raison pour laquelle, l’Espagne tente constamment d’améliorer son arsenal juridique pour l’adapter à l’évolution des tendances migratoires pour garantir une meilleure communication entre autochtones et étrangers, y compris en périodes de vaches maigres. L’Europe, dont l’Espagne, a pris conscience de l’échec de la «ghettoïsation» des immigrés même en période de crise.


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