Les bonnes marocaines de Madrid


Par Mohamed Boundi *
Lundi 9 Mars 2020

I - Le retour au pays en ligne de mire

Les bonnes marocaines de Madrid
Trois principales considérations sont à la base du choix par l’immigrée marocaine de la production domestique comme activité rémunérée en Espagne. D’abord, elle est consciente de la difficulté d’accès des étrangers dans ce pays, à certaines professions et emplois. Ensuite, la demande de la main-d’œuvre féminine au marché du travail encourage l’incorporation de la femme espagnole aux activités productives et rémunérées. Enfin, la Constitution de 1978 garantit l’insertion socioprofessionnelle des étrangers. Dans ce contexte, l’action des institutions académiques, organismes publics et ONG contribue à la sensibilisation à la valeur du travail domestique dans l’économie nationale et dans l’amélioration du bien-être de la société et des citoyens.
Actuellement, l’emploi de ménage est une niche fortement associée au phénomène migratoire devant le progressif abandon de cette activité par les autochtones qui récusent progressivement le statut de femme au foyer. En débarquant en Espagne, l’immigrée marocaine se trouve attrapée dans cette équation mercantile dans l’attente d’accéder à des activités productives mieux rémunérées, stables et durables.
Nous devons nous confronter durant notre enquête (réalisée en 2011) à la difficulté de déterminer l’espace où est exercé l’emploi de ménage, la diversité des tâches à effectuer, et la qualification de l’employée dans un paysage lexique « politiquement correct ».
L’expression « bonne à tout faire », par exemple, traduit une situation qui se caractérise par l’ambiguïté ou la contradiction des tâches assignées à la femme ou homme de ménage. Elle a évolué historiquement sous la pression des mouvements sociaux pour désigner aujourd’hui employée/travailleuse. Nous nous limitons à citer Le Dictionnaire de l'Académie française (9e édition) qui définit la bonne comme « une servante salariée, chargée des travaux du ménage, logée et nourrie par son employeur, désignée administrativement par le terme : employée de maison. Une bonne à tout faire. Loger dans une chambre de bonne. Bonne d’enfant, chargée de s’occuper des enfants en bas âge dans une famille ».
Nous avons répertorié quarante-six synonymes de l’employée de maison uniquement en France: technicienne de surface, aide-ménagère, femme de service à domicile, dame de ménage, nettoyeuse professionnelle, employée familiale de maison, employée de ménage, employée de maison, employée familiale polyvalente, aide familiale, aide-ménagère à domicile, aide à domicile, agente d'entretien, agente de ménage, agente à domicile, spécialiste de l'entretien de la maison, service à domicile de nettoyage, femme de chambre, professionnelle du nettoyage à domicile, femme qui fait le ménage chez les autres, à domicile ou en entreprise, nettoyeuse de surfaces, nettoyeuse de locaux, fée du logis, maîtresse de maison, personnel de maison, femme de service qui s'occupe du nettoyage, camériste, femme de journée, domestique, bonne, valet, soubrette, servante, gouvernante, laquais, madame propre, taulière, servante, gouvernante, gouvernante d'intérieur, gouvernante à domicile, intervenante familiale de maison, femme de ménage/repassage à domicile, femme de ménage gardienne d’enfants.
En Espagne, la terminologie est hétérogène eu égard aux intenses échanges socioculturels entre l’Espagne et la communauté latino-américaine. Nous avons ainsi recensé une infinité de substantifs, dont certains sont tirés de l’argot. En voici quelques-uns: ama de cría, Fatima, ama seca, aya, criada, doméstica, niñera, nodriza, sirvienta, chacha, asesora del hogar, empleada, empleada doméstica, nana, niania, mandadera, la mucama, la trabajadora del hogar, asistenta, empleada externa o interna, la señora que limpia en casa, cuidadora de niños, tata, fámula, fregona, maritornes, moza, marimacho, doncella, párvula, tipeja.
L’existence d’un large éventail d’activités en rapport avec l’entretien du foyer, l’éducation et la nutrition des enfants se justifie par sa relation intime avec la vie des personnes en communauté. Pour certains chercheurs, le travail reproductif, éducatif et domestique est à l’origine de l’ensemble des activités de l’homme. C’est la raison pour laquelle, aussi bien en Espagne que dans tout autre pays, «iI serait impossible que l'humanité se développât si [chaque individu devait se détourner] de sa vocation intellectuelle ou morale pour vaquer, une partie du jour, aux soins matériels de sa personne ou de sa maison», lit-on dans le « Manuel complet des domestiques ou l'art de former les serviteurs », datant de 1836.

Vivre à Madrid-centre
comme femme de ménage


Pour pouvoir connaître la condition de la femme de ménage en Espagne, nous avons réalisé une enquête socioprofessionnelle à Madrid-centre, avec l’appui du Cercle d’investigation sur l’immigration, le développement et la coopération (CIIDYC - Madrid) et l’Association du Service domestique actif  (SEDOAC - Madrid). Pour différentes raisons, nous avions pris en compte les multiples difficultés qui se plantent à l’heure de diriger un échantillon large et représentatif dans un secteur qui se situe à la limite des activités informelles. L’enquête a été menée entre octobre et décembre 2009. Elle est indicative eu égard au volume réduit de la base statistique et au nombre de personnes qui ont accepté de répondre à notre questionnaire. Comme nous ne disposons pas d’une large base statistique, nous avons opté pour une enquête aléatoire tout en nous inspirant des travaux de l’Enquête sur la population active (EPA) et des rapports périodiques publiés par les centrales syndicales sans prétendre à les émuler ni aspirer à élaborer un diagnostic fiable. Les résultats, diffusés en 2011 sous forme d’ouvrage intitulé « Sin ellas no se mueve el mundo » (Sans elles le monde s’immobilise), ont été rigoureusement analysés après avoir éliminé les réponses erronées, frivoles, doubles, ou incomplètes. Les questionnaires ont été conduits par des volontaires du CIIDYC et de SEDOAC à trois niveaux : dans la rue, les centres socio-culturels et à travers les réseaux et contacts avec les employées de ménage qui font partie de leur cercle d’amitié.  
Sur la base d’un questionnaire de 16 questions, nous avons réussi à toucher 340 femmes (dont 200 Marocaines) de quatorze nationalités et de différentes catégories d’âges. Finalement, seuls 268 questionnaires remplis ont été retenus comme valables après avoir éliminé ceux remplis par des femmes communautaires (ressortissantes de pays membres de l’Union européenne) ou rapportent des données peu conformes à la réalité et à l’objet de l’enquête. Les conclusions auxquelles nous sommes parvenus démontrent que les femmes de ménage immigrées dans Madrid-centre sont jeunes, mères avec en charge des enfants, marocaines et latino-américaines. Elles survivent avec un salaire inférieur au salaire interprofessionnel minimum (SIM), et consacrent peu de temps à l’éducation de leurs enfants et à l’entretien de leur foyer. Elles sont en situation légale et résident en Espagne depuis plus de quatre ans. Leur programme de travail est un grand éventail de tâches qui vont du nettoyage des meubles à l’éducation des enfants de leurs patrons et l’assistance aux personnes âgées résidant au lieu du travail. 

II - Elles sont jeunes et elles ont des enfants à charge

Les employées de ménage étrangères sont en majorité jeunes, mères avec enfants qui proviennent du Maghreb (particulièrement du Maroc) et de l’Amérique du Sud (Bolivie, Equateur, Colombie surtout). Elles se distinguent par un niveau d’instruction moyen-haut, fument modérément et consomment peu d’alcool. Elles boudent la ludopathie et vivent au pays d’accueil en compagnie de leurs époux et enfants. La majorité d’entre elles fait partie de la catégorie des personnes les plus productives de la population active (20-45 ans), ce qui démontre qu’elles représentent un appréciable capital humain en Espagne.
Elles constituent aussi un important actif pour l’Espagne du fait qu’elles sont arrivées dans des conditions idoines pour s’intégrer immédiatement au marché du travail. En général, elles sont mères de famille qui sont dotées d’un potentiel de compétences comme gardiennes d’enfants, cuisinières ou éducatrices. D’un niveau éducatif moyen-haut, elles sont également préparées à s’adapter aux conditions de vie dans leur nouvel environnement, communiquer parfaitement avec leurs employeurs, pouvoir poursuivre leurs études ou perfectionner leurs capacités intellectuelles et professionnelles. Elles ne sont pas des alcoolodépendantes ni de grandes adeptes du tabagisme, deux vices qui rongent la société espagnole.
Celles-ci sont conscientes du risque d’investir une part de leur revenu dans des activités peu fiables pour s’enrichir tels les jeux de hasard (machines à sous, loteries ou courses hippiques). Elles sont convaincues des valeurs du sacrifice et de l’effort personnel pour atteindre la prospérité et la garantie de leur bien-être et de celui de leurs familles.
Cette attitude se justifie par l’existence de liens qui se maintiennent en permanence avec leurs enfants aussi bien ceux qui sont restés au pays d’origine que ceux qui résident en leur compagnie. Néanmoins, vivre en compagnie d’un partenaire n’est pas un but prioritaire dans le projet migratoire ni un élément indispensable pour garantir la stabilité affective et un haut indice de confiance en soi.  Nous relevons une forte concentration de femmes d’Amérique latine, provenant en particulier des zones où la culture des réseaux sociaux et migratoires est fortement développée. Le facteur religieux et linguistique intervient également dans l’option d’émigrer en Espagne.
La Bolivie, l’Equateur, la Colombie et le Pérou sont, de ce fait, les principaux émetteurs de femmes de ménage. D’autres facteurs pourraient entrer en jeu dans le recrutement des femmes de ménage lorsqu’il s’agit de préserver l’intimité et la vie privée des employeurs.
De nombreuses études révèlent la prédilection des familles espagnoles pour les qualités de leurs employées d’origine marocaine ou latino-américaine, telles que les affinités culturelles, l’affectivité et la pondération.
C’est une attitude qui se nourrit des croyances en rapport avec l’emploi à domicile, parfois fondées sur des préjugés et stéréotypes qui surgissent comme conséquence de la forte offre de la main-d’œuvre sur le marché de travail.
Cette tendance peut conduire à l’ethno-stratification et à la segmentation comme un facteur de différenciation dans le secteur et un potentiel risque de normaliser le profil de l’employée à domicile.

Le service de ménage,
un premier pas


L’enracinement des immigrées exerçant dans le service de ménage à Madrid se justifie par un séjour de plusieurs années. Cependant, seulement la moitié du collectif des femmes interviewées reconnaissent qu’elles travaillent dans des conditions légales. Elles sont munies d’un contrat de travail et cotisent à la sécurité sociale.
Elles préfèrent le statut des employées «externes» ou « externes par heure», et bénéficier d’un repos hebdomadaire d’une journée et demie ou plus par semaine. L’horaire des "internes" (20% ) est indéfini alors que le temps de repos est court. Nous avons relevé que deux employées de ménage immigrées sur trois (68%) résident en Espagne depuis quatre ans ou plus, une proportion confirmée par le nombre de celles qui se trouvent administrativement dans une situation régulière (79%).
Ces deux indices sont suffisants pour corroborer l’intégration des femmes de ménage étrangères dans la société espagnole en tant que citoyennes à part entière.
 Comme elles sont munies d’une carte de résidence et d’un permis de travail, elles jouissent d’une situation professionnelle stable et d’une ancienneté reconnue dans le secteur. Toutefois, une employée sur cinq affirme être encore loin de bénéficier de ce statut pour compter moins d’années dans cette activité.
En dépit de ce handicap, l’emploi à domicile, en tant que niche de marché, demeure pour les immigrées qui viennent de débarquer en Espagne une alternative en perspective de s’incorporer dans un autre secteur. Le service de ménage se considère comme un secteur hautement précaire pour enregistrer le taux d’irrégularité le plus élevé en Espagne.
Dans l’espoir de régulariser dans les meilleurs délais leur situation durant les premières années du séjour, les immigrées optent initialement pour cette activité. Dans certains cas, des familles espagnoles préfèrent recruter des sans-papiers qui constituent une main-d’œuvre moins chère, moins revendicative, et sans protection sociale ni syndicale.
Bien que les deux parties tirent profit d’une situation anormale, il est clair que la travailleuse à domicile sera la grande perdante dans l’opération offre-demande qui se réalise en marge de la légalité. Dans ce cas, la précarité devient plus apparente en l’absence d’instruments de protection de la travailleuse. Les employeurs optent pour cette catégorie de main-d’œuvre comme alternative rentable.
Dans ce contexte, le bénéfice serait net pour le fait de payer pour un service domestique un salaire inférieur au salaire réel attribué dans des conditions de travail normales. En d’autres termes, l’éducation des enfants et la gestion du domicile sont effectuées à faible coût pour les employeurs. Il y a aussi des cas d’employées munies de papiers en règle (21 % du total des femmes interviewées) mais qui exercent dans des conditions particulières au même titre que celles qui sont en instance de régulariser leur situation ; celles qui se trouvent dans une situation régulière mais qui n’ont pas accès à un permis de travail, et celles qui ont un statut spécial parce qu’elles sont des étrangères communautaires (de l’UE).
Le statut des immigrantes détermine leur situation sur le marché du travail puisque la proportion des femmes de ménage non déclarées à la sécurité sociale est légèrement plus élevée que celle des femmes qui y cotisent. C’est un trait différenciateur en comparaison avec d’autres secteurs.
Cette dichotomie se justifie par des comportements irréguliers qui se répandent dans le secteur à cause du recrutement de personnes sans contrat de travail, du non-respect des législations et des statuts des travailleurs.
Une minorité (3%) cotise à la sécurité sociale sans souscrire à un contrat de travail, ce qui traduit la prise de conscience des intéressées de l’importance d’adhérer à cet organisme de prévoyance sociale. Dans ce cas, ce sont les employées qui supportent de leur propre initiative le paiement intégral du montant de leur cotisation à la sécurité sociale.  
En général, ce sont des travailleuses indépendantes, mais la jurisprudence dans certaines communautés autonomes d’Espagne reconnaît la figure de l’affiliée à cet organisme sans contrat de travail. Il s’agit d’une circonstance atypique dans un Etat de droit où une forte proportion de la main-d’œuvre se confronte à des problèmes d’insécurité et de vulnérabilité.
Le contrat est un engagement par écrit qui reconnaît un mutuel échange de services dans des conditions transparentes pour préserver les droits de chacune des deux parties. S’agissant du service de ménage, cet engagement risque de perdre de sa valeur véritable lorsque l’offre au marché du travail est largement supérieure à la demande.
La souscription d’un contrat de travail devient ainsi un obstacle pour établir une relation normale entre l’employeur et l’employée. C’est ce qui entraîne une autre forme de discrimination, celle d’empêcher l’employée de légaliser sa situation sur le plan professionnel, dont la cotisation à la sécurité sociale et la déclaration de ses revenus à la direction des impôts.
La particularité de l’emploi à domicile s’exprime plus clairement au niveau de la prestation des services et tâches à réaliser.
Cinq catégories d’employées à domicile sont recensées dans notre enquête, un fait presque inexistant dans la plupart des autres Etats membres de l’UE. La fragmentation d’un service entre "interne", "interne à temps partiel", "externe", "externe avec autre service par heure travaillée" et "autres situations" est une conséquence de l’absence de transparence et du haut degré de précarité auxquelles sont confrontées les femmes exerçant dans le secteur.
La figure de « l’interne », un résidu de la servitude d’une époque révolue, est l’aspect de la face cruelle d’une situation basée sur l’entretien de relations d’inégalité entre l’employeur et son employée, le déni des droits de l’Homme et l’absence de protection d’une travailleuse sans défense.
La figure de l'«interne» est synonyme d’un horaire indéfini et de la disposition permanente de la travailleuse de servir ses employeurs à tout moment. Cette situation affecte une employée sur cinq, un haut indice qui consacre la pérennité d’une pratique de travail servile, laquelle est en contradiction avec la culture des droits de l’Homme.
Les « internes à temps partiel » sont des employées qui se limitent à effectuer un certain nombre de jours dans un même ménage, habituellement un week-end, pour substituer une « interne » pendant le jour de son repos hebdomadaire. Les employées « externes » travaillant dans un seul ménage représentent seulement 46 % de l’ensemble de notre échantillon. Il s’agit généralement d’employées qui exercent dans des conditions de travail plus favorables en comparaison avec les autres catégories de femmes de ménage.
 Les "externes avec autre service par heure travaillée" sont celles qui exercent d’autres activités dans le dessein d’améliorer leur revenu en effectuant des «heures supplémentaires» en dehors de leur lieu de travail habituel. Au total, plus de la moitié des employées du service de ménage (54 %) aspirent à occuper un emploi permanent mais « externe ». Peu nombreuses sont les femmes de ménage qui jouissent de deux jours de repos hebdomadaire comme le stipule le statut des travailleurs. Ainsi, seule une employée sur cinq bénéficie de plus de 36 heures de repos. Les « internes » sont, en revanche, astreintes à exécuter un intense programme de tâches, difficile à déterminer. Elles sont à la fois dispensatrices de soins pour les personnes âgées et malades ou responsables de la garde des enfants. Elles doivent répondre à tout moment aux besoins de leurs employeurs en renonçant à leur droit à la période de repos.

III- Survivre avec un salaire inférieur au SIM

La moitié du collectif des femmes immigrées de ménage à Madrid affirment percevoir en contrepartie de  leur travail des émoluments mensuels inférieurs au salaire interprofessionnel moyen (SIM).
Un quart d’entre elles affirme encaisser moins de 700 euros bruts à la fin du mois. Seulement un quart du collectif (28%) bénéficie d’un salaire mensuel de plus de 701 euros bruts, une proportion qui révèle le fort indice de vulnérabilité et de discrimination dont souffre le secteur. La moitié des travailleuses immigrées (51%), dont le revenu mensuel est inférieur à 500 euros bruts, reconnaissent que le SIM demeure hors de leur portée.
La quasi-totalité du revenu est consacrée à la consommation des produits nécessaires, au loyer, au remboursement d’une dette ou au transfert d’une partie au pays d’origine. La capacité d’épargne est limitée et ne dépasse guère 16% de leurs gains. La précarité du secteur s’exprime dans la grille des salaires. De là, les bas salaires sont l’aspect le plus dénigrant de la marginalité dont souffre cette catégorie d’immigrées.
Les femmes en instance de régulariser leur situation administrative sont astreintes à accepter les conditions du potentiel employeur ainsi qu’un salaire inférieur à leurs attentes. Il est évident que cette catégorie d’immigrées est exclue des conditions de protection dont bénéficient les autres collectifs de travailleurs et de l’accès à un bien-être digne. Du fait que le niveau éducatif n’est pas pris en considération comme une référence valable, les immigrantes souffrent de l’iniquité des processus de déclassement professionnel et de disqualification automatique des offres d’emploi.
La grille des salaires ne s’établit pas, par conséquent, dans ce secteur en fonction des titres académiques ou professionnelles. Elle est à la merci du marché qui a pour seule loi celle de l’offre et de la demande. Dans cette circonstance, l’employée est obligée de sacrifier ses compétences pédagogiques et ses savoir-faire scientifiques pour s’assurer un moyen de subsistance. Avec un tel revenu, il est évident que l’employée doit subir les affres d’une situation dure et sans perspective immédiate. Il s’ensuit que le salaire retrouve toute sa valeur lorsqu’il est destiné à la couverture des frais de consommation des produits alimentaires, articles vestimentaires et du loyer (40%) ou au transfert d’une partie au pays d’origine (29 %).
En tant que soutien familial essentiel, elle est consciente de la responsabilité d’améliorer les conditions de vie de sa  famille, satisfaire les besoins de ses enfants et garantir leur bien-être. De manière qu’aucun montant du salaire, aussi infime soit-il, ne serait investi, par exemple, dans des actifs patrimoniaux en Espagne. Ces données justifient le faible pouvoir d’achat de la femme de ménage marocaine et latino-américaine.
En période de crise, il serait imprudent de sa part de solliciter une amélioration salariale de peur de rompre le contrat l’unissant à ses employeurs. La capacité d’épargne des employées du secteur est relativement nulle par rapport à l’épargne des ménages en Espagne (4,9% en 2018).

IV- Des femmes invisibles

Le programme des tâches journalières des travailleuses immigrées prévoit un service domestique complet. Elles prennent soin, en même temps, aussi bien des personnes âgées que des enfants mineurs. Dans l’ensemble, elles attestent que l’ambiance au lieu du travail est amicale et correcte. Comme il s’agit d’un secteur où la formation spécialisée n’est pas exigée, elles sont toutefois disposées à assurer la gestion du domicile de leurs employeurs.
Elles sont également sollicitées à effectuer toutes sortes de tâches ménagères et prendre soin des personnes âgées, celles atteintes de troubles mentales, et des malades. Elles s’occupent en même temps de la garde des enfants et animaux de compagnie.
En principe, une employée à domicile est appelée à s’acquitter des tâches ménagères classiques (nettoyage, cuisine, éducation des enfants, assistance aux personnes âgées, entretien du lieu du travail et annexes, etc.). Cependant, son  travail peut s’étendre aux soins des personnes.
Il s’agit d’une règle non écrite qui est implicitement imposée. Bien qu’il soit convenu de s’entendre sur la nature de la tâche à réaliser, l’employée n’est pas exempte de l’obligation de prendre soin des membres de la famille présents dans la résidence ainsi que des personnes de passage et invités. Dans certains cas, laver la voiture, arroser les plantes ou faire des courses sont considérés comme des activités obligatoires.
L’incorporation massive des femmes autochtones au marché du travail a eu pour conséquence le recours au recrutement des femmes de ménage qui seront appelées aussi à assumer le rôle de deuxième mère pour les enfants (42 %), et prodiguer des soins alternatifs aux personnes âgées (58 %) en particulier celles qui souffrent des maladies de la vieillesse. Ce programme est en fin de compte une mission quotidienne à accomplir qui exige dextérité et compétence, des qualités qui doivent être associées à la patience, l’affection et l’abnégation.
La faible participation aux activités des organisations non gouvernementales qui défendent les droits des femmes de ménage, les prive de l’opportunité de connaître leurs droits civiques et syndicaux. Elles se situent ainsi en marge des valeurs de citoyenneté au sein du mouvement associatif qui offre l’avantage d’échanger des expériences et de s’informer de la situation du marché du travail (42%). Bien que la moitié du collectif estime être au courant de ses droits, les travailleuses domestiques ne sont pas qualifiées pour  distinguer le régime général du régime spécial à la sécurité sociale (43%).
La complexité des campagnes de sensibilisation n’aide nullement la femme de ménage immigrée à identifier les modalités de cotisation à la sécurité sociale. L’emploi à domicile se caractérise par un taux élevé de précarité. Pourtant, la plupart des femmes de ce collectif se déclarent disposées à défendre leurs droits individuellement.
Il s’agit dans ce sens des droits universels garantis à tous les citoyens. Enfin, deux employées sur trois affirment qu’elles n’éprouvent nulle besoin de la compagnie d’un homme comme source de stabilité affective. C’est probablement cette attitude qui justifiera le sentiment d’indépendance et la détermination à surmonter les difficultés économiques et le sentiment d’isolement auxquels elle se confronte dans

Un retour au pays
d’accueil en perspective


La plupart des femmes de ménage immigrées affirment avoir l’intention de retourner volontairement dans leur pays à l’issue de la réalisation de leur projet migratoire. Cette décision sera tributaire de la capacité d’épargne qui leur garantirait une pleine réinsertion au sein de la société d’origine. En tout état de cause, plus de 60% d’entre elles optent pour le départ de l’Espagne à cause des dures conditions de travail, des bas salaires et d’une protection insuffisante des travailleurs.
D’autres se déclarent prêtes à vieillir dans ce pays (28%). Ce sont généralement celles qui jouissent de meilleures conditions de vie et celles qui sont pleinement intégrées dans leur environnement socio-professionnel. Nous considérons que ce pourcentage confirme  la réalité actuelle du fait que le présent modèle migratoire favorise l’intégration et la naturalisation dans des conditions meilleures que dans d’autres pays européens. Les employées plus âgées, en particulier les femmes célibataires de plus de 45 ans qui n’ont pas atteint leurs objectifs, optent pour le retour volontaire. Nous avons relevé dans notre enquête qu’outre les exigeantes conditions professionnelles, les employeurs privilégient le profil d’une travailleuse jeune (58% ont moins de 40 ans),  en bonne santé physique (65% ne fument pas et ne consomment pas d’alcool, et 100% ne sont pas ludopathe).
Le taux élevé de l’hypothétique départ des femmes de ménage s’explique par la précarité des conditions de travail, l’absence de perspective d’amélioration de la capacité d’épargne à court terme, et  la faiblesse du pouvoir d’achat.
La non satisfaction des besoins  personnels à cause du durcissement de la législation régissant les conditions du regroupement familial et la persistance de la crise économique rendent encore difficile la réussite du projet migratoire. Ce sont les principaux facteurs qui incitent les femmes de ménage immigrées à opter pour le retour volontaire à leur pays d’origine ou résider dans un autre pays européen (61%).
 
 * Docteur en sociologie et sciences
de la communication et président du Cercle de recherche sur l’immigration, le développement et la coopération (CIIDYC - Madrid)


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1.Posté par Houssine SAF le 09/03/2020 17:29
C'est un travail d'investigation approfondie.
Bravo Dr. Boundi....

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