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Les Ultras, plus que des supporters : Une mouvance identitaire


Par Imane Brougi (MAP)
Vendredi 24 Mai 2019

Faire partie des Winners, Green Boys ou Ultras Askary est une appartenance qui se défend à fond. Qui d'entre nous n'a jamais assisté aux accrochages entre les supporters des Ultras, des fois au sein de la même famille? Offenser son ami, son cousin ou son frère pour défendre son équipe est, pour eux, tout à fait légitime, question de témoigner de sa loyauté et de son dévouement.
Ce sentiment d'appartenance à cette communauté ne traduit pas uniquement le simple fait de se trouver avec ou dans ce groupe, il implique une identification personnelle, l'adoption de ses valeurs, de ses normes et le sentiment de solidarité avec ceux qui en font aussi partie. C'est justement ce sentiment qui les nourrit, les unit et les renforce.
Ce sentiment s'est consolidé davantage ces dernières années, lorsque les chansons des Ultras se sont transformées de simples chants spontanés ou refrains destinés à supporter et accompagner leurs équipes de cœur dans les bons moments et à mettre de l'ambiance dans l'enceinte à un porte-voix des revendications sociales qui expriment le mécontentement d'une jeunesse écœurée.
Jeunes et moins jeunes au Maroc se reconnaissent dans ces chants si célèbres et viraux qu'ils ont dépassé les frontières. Reprises par des supporters dans les contrées les plus lointaines du monde, les chansons des Ultras marocains sont devenues une source d'inspiration et une référence dans la région. Ces chants à travers lesquels les Ultras passent des messages forts changent selon le contexte pour s'adapter à l'actualité.
Cette entité définie initialement comme étant "apolitique" a donc commencé récemment à toucher aux sujets qui "fâchent" en s'aventurant dans une sphère dite "interdite". Sensibiliser l'opinion publique semble devenir sa nouvelle devise face à ce que certains qualifient de déclin du rôle du politique.
Très populaires, les vidéos de leurs chants font le tour de la Toile, elles sont visionnées à chaque fois par des milliers de personnes. Ecoutées par un large public de tous âges et horizons, les paroles de ces chants ont une portée significative qui invite à méditer. Loin de la langue de bois, les chants des stades marocains mettent à nu une réalité amère. Mais qui sont donc ces Ultras à l'origine de ces manifestations?
Selon le journaliste et sociologue Abderrahim Bourkia, le terme "Ultras" désigne des groupes de supporters qui se distinguent des spectateurs ordinaires. Ils soutiennent un club de football, qu'il pleuve ou qu'il vente, les farouches supporters sont là, bravant les mauvaises conditions et prestations de leurs équipes et se donnent à fond pour peser sur la rencontre footballistique. Pour différencier un simple spectateur d’un supporter, ce dernier vit pleinement sa passion pour le foot et son club, plus dévoué grâce à son groupe Ultra.
Les supporters saisissent l'opportunité de s'exprimer. Ils ont cette soif et cette rage de paraître, selon Alain Ehrenberg. Ils ont les nœuds au ventre la veille des matchs et dorment souvent mal après une défaite. Ils déplacent le pôle de visibilité de la pelouse vers les tribunes. Ils font leur propre spectacle.
Nous sommes loin d'imaginer ce que représente pour eux un match de football. En 90 minutes, toute la gamme d’émotions que l'on peut ressentir dans la vie se défile: La joie, la souffrance, la haine, l'angoisse, l'admiration, le sentiment d'injustice.
Le plus marquant, c'est le passage d'un ressenti à un autre selon le déroulement de la partie. Sur la pelouse, le jeu mitigé n'altère pas l'ambiance des gradins qui se donnent en spectacle. Les ultras proposent un spectacle dans les gradins via des étendards, des banderoles, des drapeaux, des tambours, des maillots et bien sûr des tifos.
Ces supporters passent des jours et des nuits à confectionner les "tifos", les chorégraphies et bien évidemment les chants rythmés qu'ils reprennent à tue-tête et les slogans mélodiques appris par cœur.
"Les chansons des Winners, composés principalement de jeunes, dont des étudiants, des cadres et des hauts diplômés, sont destinées principalement aux joueurs pour les soutenir, aux équipes adversaires pour les déstabiliser et parfois aux responsables pour attirer leur attention sur une question bien précise", souligne M.T, étudiant en économie et membre actif des Winners.
Cet étudiant, qui se déplace souvent pour encourager son équipe de prédilection, ajoute que les Winners se distinguent par leur soutien inconditionnel à leur club en dépit de toutes les difficultés.
Pour sa part, un membre actif des Ultras Askary estime que "les chants des Ultras Askary reflètent notre appartenance à notre groupe et notre ville". "Nos Ultras sont sensibles à toutes les questions qui touchent la société de près ou de loin, du social jusqu'au politique. Nos chansons abordent tous les sujets liés aux jeunes, au chômage, à la répression, à la crise économique... Bref, on est les porte-voix des sans-voix", a déclaré à la MAP ce jeune féru de foot.
"Ces chansons ne sont pas le fruit du hasard, il y a toute une équipe derrière. Nous avons une cellule chargée de les composer. Ensuite, ces chants sont présentés devant le "Noyau Ultra", seul organe habilité à décider et à trancher sur des questions liées aux chants, aux tifos et aux déplacements... Nos chants n'ont aucun but commercial", explique-t-il.
"Les jeunes d'aujourd'hui s'orientent de plus en plus vers les Ultras qui constituent une tribune leur permettant de s'exprimer librement et de combler le vide qui existe au niveau de l'animation culturelle des villes (fermeture des maisons des jeunes, des salles de cinéma...)", a-t-il souligné.
Les Ultras, considérés souvent comme une machine de violence, n'ont vu le jour au Maroc qu'en 2005, alors que la violence dans les stades et le hooliganisme ont toujours existé, a-t-il expliqué. Il s'agit d'un phénomène qui n'a rien à voir avec la culture des Ultras, la violence existait et continuera d'exister.
"Ce phénomène sociétal est lié principalement au manque d’éducation au niveau de la famille, et à l’échec de l'école, ce qui a créé un sentiment de frustration chez les jeunes. La violence est le résultat d'un échec sur les plans politique et socio-économique", a-t-il ajouté.
De l’avis d’Abderrahim Bourkia, les jeunes qui composent les "ultras" se définissent socialement comme des supporters et sont proie à de vives inquiétudes liées au chômage, à la pauvreté, à la marginalité et aux crises économiques.
"Ces jeunes créent un mouvement social porteur de revendications et d’aspirations au changement que l’on peut inscrire dans le sillage du mouvement ouvrier qui les fait émerger comme nouveaux acteurs de la sphère publique, capables de dépasser les demandes +footballistiques+ des tribunes et les ouvrir sur des doléances générales inspirées des contextes politique et socio-économique, en mettant en scène des manifestations festives, hautement démonstratives", explique M. Bourkia qui est aussi responsable de la filière "Sciences Po et Gouvernance" à l'Université Mundiapolis.
M. Bourkia a ainsi mis l’accent sur l’importance que revêt le supporterisme dans le processus identitaire des jeunes au Maroc: "Le supporterisme permet à n’importe qui de devenir quelqu'un, abstraction faite de son appartenance familiale ou de son niveau intellectuel, ce qui n’est pas le cas au sein des partis politiques/associations". "Imaginez comment un jeune issu d’un quartier populaire, déscolarisé et sans perspective peut trouver sa place et se positionner. Les groupes de supporters et ultras lui donnent la possibilité de prouver son existence au sein de la société", a-t-il poursuivi.
Pour Hamza Hachlaf, journaliste sportif, le canal Ultras est un espace décontracté, non-conformiste et émancipé.
"L'Ultra a pu rassembler plusieurs atouts en même temps: Une appartenance, un amour pour le sport le plus populaire au monde, une mixité sociale et l'indépendance. Aucune collectivité n'est parvenue à rassembler autant de jeunes au Maroc", considère M. Hachlaf.
“Il y a l'amour du club premièrement. Puis viennent les chants qui expriment la souffrance de ces jeunes, leurs maux: Chômage, répression, drogue, migration clandestine, etc. Des thématiques que l'on entend depuis 2005, date du début du mouvement au Maroc", relève Hamza Hachlaf.
“Mais avec le temps, ces ultras ont mûri et véhiculent depuis 2011 des messages plus soutenus concernant l'injustice sociale, la liberté, l'égalité et le droit à l'expression, cela ne veut en aucun cas dire que ces groupes ont un projet politique ou social en tête. Il y a certes une prise de conscience qui prend de l'ampleur parmi ces ultras, comme toute la jeunesse marocaine, mais nous sommes devant des expressions spontanées”, a-t-il fait observer.
Ainsi, ces chants de stades, en participant au spectacle footballistique, expriment aussi le désir de jeunes de plus en plus conscients du monde qui les entoure, de participer à la vie publique et au développement du pays, et ce en s'émancipant. Les ultras ne sont pas déconnectés de ce qui se passe autour d’eux. Il ne faut pas voir en eux uniquement des "machines hurlantes" et des fauteurs de troubles. Au contraire, c’est un mode d’expression chez les jeunes marocains qui ne croient pas aux partis politiques et aux acteurs associatifs et adhèrent davantage aux groupes ultras où "n’importe qui peut devenir quelqu'un" sans que l’on demande d’où il vient ni quel est son niveau social ou intellectuel. Il s'agit d’une certaine errance socio-économique d’une partie des jeunes sans perspectives.
Les supporters n’ont jamais occulté leur ambition de pénétrer les arcanes de l’action publique lorsque les occasions se présentent, et c’est toujours le cas, ne serait-ce que pour les mesures qui visent à entraver le développement de leurs activités. Les ultras ont toujours "chevauché" entre le footballistique, le social et le politique et ont souvent montré leur capacité à se mobiliser et à politiser d’une façon sommaire et limitée les tribunes des stades. Mais avant de parler de l’engagement politique, il vaudrait mieux que l’on s’interroge sur comment les ultras et le supporterisme en tant que phénomène social participent activement à l’alimentation du débat politique. Comment est-il devenu un lieu de socialisation politique et d’encadrement pour une jeunesse qui a trouvé l’occasion de se former aux rouages de la vie publique et collective ? Loin, très loin, et le fossé est vraiment abyssal, des partis politiques, des syndicats et des associations.
Leur engagement politique réside dans la construction d’une vision sur le monde, d’un point de vue sur la société, le système et l’ordre politique et économique du pays. Enfin, l’engagement politique est mis en scène par l’agrégation des demandes et des revendications sociales, politiques, culturelles et économiques bien évidement. Les ultras au Maroc ont les traits caractéristiques d’un mouvement social en empruntant les outils de l’action publique et politique pour faire entendre leur voix. Ils sont devenus une plate-forme de revendications.
Nous connaissons parfaitement les difficultés d’intégration sociales, politiques et culturelles au Maroc. Pour les jeunes, les ultras offrent une tribune pour être vus et reconnus. Ces jeunes forment un groupe hétérogène composé de toutes les catégories de la société marocaine.
On peut davantage parler d’une majorité issue de familles “modestes” des quartiers populaires et des classes moyennes ayant la volonté de se reconnaître, de militer afin de résoudre l’antagonisme des classes et leur sentiment d’exclusion. L’inscription dans un groupe est une opportunité en or garantissant à l’adhérent d’avoir une identité.


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