Le rôle de la littérature est-il simplement de se poser des questions?


Par Abdelouahed Hajji
Mardi 26 Mars 2019

Le rôle de la littérature est-il simplement de se poser des questions?
La littérature est de prime abord un monde sans limites : un univers à dimensions plurielles contenant tous les éléments nécessaires pour le traitement d’une vie dans sa simplicité et sa complexité. La littérature, ce n’est pas de l’abstraction mais une manière de mettre la pensée en situation : elle donne vie à des contextes abstraits et fait connaître l’inconnu. En outre, elle est en mesure de penser et de réfléchir sur l’homme, sa condition et sa situation. La pratique de l’écriture permet à l’être de saisir ses schèmes existentiels. La littérature- cette discipline qui est à la jonction des autres disciplines- s’avère être une forme privilégiée de la réflexion. Abyssale qu’elle est, la littérature doit accepter de porter la pensée et de soumettre des questions au monde en vue de le comprendre et de l’analyser. Dans cette perspective certaines questions nous interpellent: que peut encore la littérature ? A quoi sert-elle?
La littérature n’est pas un refuge ni un monde de rêverie. Elle n’est pas non plus la reproduction du réel, car on ne peut pas vraiment reproduire celui-ci. La littérature est une forme singulière qui sert à penser la sensibilité humaine à travers le recours à tout un univers concret. Elle est selon l’expression de Paul Ricœur « un vaste laboratoire pour des expériences de pensée », et nous aide chemin faisant à rester en vie. Si la philosophie forge les concepts dans un cadre théorique, la littérature doit les mettre en situation : c’est par l’imagination qu’on appréhende des situations lointaines. Cela constitue la puissance de la littérature. En effet, elle vise à mettre en question le savoir par le biais des personnages. Même si on dit souvent  que la narration est le seul élément qui régit le texte narratif, il arrive que la narration introduise le questionnement et l’incertitude dans le texte grâce à des histoires qui suscitent des questions et interpellent l’intelligence du lecteur. La littérature interroge et s’interroge afin de mettre en doute le savoir au lieu de le confirmer. La littérature supplée, dans un rapport de complémentarité, le manque de la philosophie. Elle traite une question comme on traite une maladie. Danièle Sallenave précise que la littérature doit répondre à l’appel de la pensée. C’est pour cela qu’«il faudrait d’abord accepter qu’un livre pense et que, dans les livres, ce n’est pas simplement le langage qui pense mais quelqu’un qui pense : son auteur». Il faut toutefois préciser que l’auteur n’est pas «un maître à penser». La littérature fait du lecteur et de l’auteur deux entités pensantes. L’œuvre doit vivre en l’absence de son auteur. Elle traverse les époques et arrive à poser des questions à l’endroit du complexe existentiel humain. Seule la réflexion dans ce sens guide l’œuvre.
Danièle Sallenave ajoute qu’il faut réhabiliter la littérature comme un moyen de penser, ce qui permet de faire de la littérature un terrain où l’exercice de la pensée préoccupe l’écrivain et le lecteur. Les «ego expérimentaux» confèrent à la littérature un statut si particulier et donnent l’opportunité à l’œuvre d’attirer l’attention sur les dérèglements qui détruisent les sociétés comme elle doit enseigner la beauté et l’intelligence du monde. De par son interdisciplinarité, la littérature pense le monde et l’homme à travers une langue réflexive truffée d’images pensantes et de situations concrètes. Alain Robbe-Grillet ne dit-il pas que : «[…] la fonction de l’art n’est jamais d’illustrer une vérité – ou même une interrogation – comme à l’avance, mais de mettre au monde des interrogations (et aussi peut-être, à terme, des réponses) qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes». (Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 14.) La mission de la littérature, pensons- nous,  serait  de s’interroger. Poser des questions, c’est risquer, mais la littérature sans risque «ne vaut pas la peine d’être vécue». Cet univers artistique consiste à problématiser le réel à travers l’élaboration d’une œuvre qui pense en faisant face à la «nausée  existentielle». Jean-Paul Sartre note que la nausée ne fait pas le poids face à la littérature. La problématisation, seule, peut donner à la littérature un rôle capital quant à sa place dans le monde. Roland Barthes souligne que la littérature : «permet d’entendre la langue hors-pouvoir», c’est-à-dire faire de la littérature une tricherie salutaire du pouvoir de la langue. Roland Barthes se représente la littérature comme une «sémiosis», c’est-à-dire cette aventure de l’impossible langagier. (Il revient à Roland Barthes de réhabiliter l’essai comme genre à part entière selon l’idée de Claude Coste.) Rappelons qu’au XIXème siècle, la littérature avait comme objectif de refléter la société à travers l’usage d’un réalisme exorbitant. Le roman sortait à cette époque sous forme de feuilleton. Aujourd’hui, personne ne peut nier que la littérature a une mission prépondérante : celle de penser. La fiction devient un discours réflexif. Il s’agit d’écrire à deux vitesses et à deux mains : être à la fois penseur et romancier, allier le discours critique et le discours narratif. Conjuguer l’objectivité et la subjectivité. Cela donne à la prose une mission intéressante en la soumettant à de nouvelles  pratiques de l’écriture de plus en plus provocantes. Ce type de littérature crée aussi un lecteur qui possède un sens critique et qui cherche à dévoiler plusieurs aspects du sens. Dans son bel essai qui s’intitule «Abdelkébir Khatibi, la sensibilité pensante à l’œuvre dans Le Livre du sang» publié chez L’Harmattan en 2018, Lahoucine El Merabet rend compte de cette question entre fiction et pensée. Il s’agit, selon l’auteur, d’illustrer cette relation passionnante entre littérature et pensée. L’écrivain rappelle à son lecteur les différentes figures de la littérature qui ont fait appel à la pensée au sein de leurs romans comme l’exemple d’Hermann Broch, Abdelkébir Khatibi et Milan Kundera. La littérature aux yeux de ces écrivains engendre un texte qui pense. Dans ce sens, Khatibi précise que «la véritable littérature est une remise en cause de la littérature, une critique interne des écritures précédentes et l’élaboration expérimentale d’œuvres nouvelles». Ce genre de littérature ne tombe pas, selon le même écrivain, dans le rituel et la démarche imitative. La philosophie et la littérature dans ce sens concourent à s’interroger sur l’humain : la première engendre des concepts, alors que la deuxième les met en œuvre en illustrant des situations complexes. C’est à la lumière de la réflexion que l’écrivain introduit ses personnages pour expérimenter l’inédit de l’existence.
Les écrivains d’aujourd’hui sont devant l’urgence de construire leurs textes sur la base de la réflexion. La littérature est devenue une fenêtre intéressante de la philosophie puisqu’elle permet à celle-ci de s’introduire sur scène. Il faut dire que la littérature doit s’éloigner de toute considération de la nationalité de l’écrivain, car donner une étiquette identaitaire et culturelle à la littérature, c’est la fossiliser.  Dans son essai Le Rideau, (Gallimard, 2005) Milan Kundera revient sur ce qu’il appelle «les romans qui pensent». Pour ce romancier, l’une des caractéristiques essentielles de la littérature est d’intégrer la pensée. Il s’agit de faire de la littérature et du roman tout un continent où il y a un peu de tout et où la réflexion constitue le noyau autour duquel tourne la trame narrative. Il ajoute à certaines reprises que la base de ses romans est l’interrogation méditative. C’est dans cette perspective que le même écrivain a apprécié vivement le travail d’Hermann Broch et de Robert Musil qui ont fait entrer la pensée dans le roman. Toutefois, il ne s’agit pas de faire du roman une scène philosophique à lire in abstracto car c’est un travail de codification qui allie la pratique du roman et la réflexion philosophique. La littérature rejette l’idée de la totalité pour construire un esprit de la relativité puisqu’elle est un souffle à la recherche/invention de l’humain. Cette littérature critique l’imagination répressive pour faire engendrer une puissance créatrice. Les personnages empêchent la littérature d’être une vaine spéculation et une forme figée. Elle est le royaume de la liberté, puisque lorsqu’on écrit, on sort de la sphère des tabous et des idéologies : c’est un pays sans frontières. Franz Kafka stipule que «toute littérature est un assaut contre la frontière». La littérature est sacrée car magique : elle nous permet de vivre plusieurs vies à travers les diverses expériences des personnages-conceptuels selon l’expression de Gilles Deleuze. Il serait réducteur de réduire la littérature à la réalité et à une simple réflexion. La littérature est une passion qui transmet le plaisir de la question et de la réflexion puisqu’elle s’interroge, elle s’étonne et elle sonde. La présence, en effet, de la pensée n’enlève rien à la littérature; elle enrichit  sa forme et élargit son domaine de recherche.   Les belles lettres sont l’horizon par lequel on voit ailleurs, au-delà du bien et du mal : elles  sont mêmes au cœur de la vie. «La littérature, écrit Abdelkébir Khatibi, est une aventure d’être». La littérature doit poser des questions !


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1.Posté par Najoua le 05/12/2019 00:16 (depuis mobile)
Bravo

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