Observons également que sur une période de plus d’un siècle, de 1906 à 2012, le changement politique au Maroc fut induit par des facteurs géopolitiques (colonisation, pression d’Amnesty International) ou planifié par des serviteurs de l’Etat (coups d’Etat manqués). De façon générale, la société civile influa très peu sur le cours des événements. Malgré tout, la coalition de problèmes socioéconomiques et des libertés, ou encore géopolitiques et diplomatiques (par exemple, paupérisation, ternissement de l’image du Maroc en matière des droits de l’Homme et mauvaise gestion du dossier du Sahara) peut être déstabilisante.
Ce qui pourrait rendre la situation plus difficile pour le Maroc : - une capacité militaire algérienne supérieure; - l’accès de l’Algérie à la technologie nucléaire; - la reprise des combats avec le Polisario. Notons qu’une intervention militaire algérienne directe se retournerait contre l’Algérie car elle déclencherait de la part du Maroc la mise en oeuvre d’autres dispositions de défense, celui-ci l’emportant sur l’Algérie au plan des alliances.
Dysfonctions et oppositions capables de rendement à long terme : - continuer à ignorer l’élite démocratique et éclairée; - permettre au Makhzen de formater la monarchie selon un concept traditionalisant au lieu de la faire évoluer; - rejet de la doctrine étatique de l’imāmat (islamisme radical); Parmi les facteurs déstabilisants de l’autocratie, on peut citer : - l’existence d’une élite cultivée et non autoritariste; or une élite autoritariste prévaut au Maroc, à côté de nombreux démocrates inorganisés. - l’existence d’une classe moyenne importante, sûre d’elle-même et frustrée car négligée par l’Etat. Au Maroc, la classe moyenne est fragile, limitée, menacée par la pauvreté, et bien entendu marginalisée.
Son option idéologique ne peut être que régressive, donc probablement islamiste. Une fraction importante de cette classe moyenne peut être motivée par la séparation des pouvoirs. Concrètement, à la lumière des soubresauts qui marquèrent le règne précédent, quels sont les risques politiques au Maroc? Notons aussi que l’accalmie qui suivit l’alternance fut vite perturbée par une recrudescence du terrorisme et le développement idéologique de l’islamisme antimonarchiste. Quelles sont les options envisageables ?
1. Synergie militaro-islamiste; l’armée, infiltrée, devient islamiste; ceci est très peu probable; les officiers supérieurs sont plus sensibles à la culture occidentale et à la modernité qu’à l’islamisme.
2. Organisation religieuse structurée capable de mobiliser le peuple; conditions messianiques pour un raz-de-marée islamique : paupérisation, crainte d’appauvrissement réel ou selon la perception des citoyens; crainte pour les valeurs islamiques, pression sur ces valeurs, réelles ou selon la perception des citoyens ; évolution possible. Son préalable serait la décision de l’Etat de marginaliser davantage les partis politiques nationalistes ou autres en faveur de nouvelles organisations partisanes. Ce leadership islamiste qui tenterait d’instaurer un pouvoir populiste d’inspiration théocratique ouvrirait une ère coercitive nouvelle, un cycle de pouvoir qui durerait des générations (cf. l’Iran), avec des risques géopolitiques évidents.
3. Organisation purement militaire consécutive à des échecs diplomatiques ou militaires majeurs au Sahara ; très peu probable. Ce leadership militaire aurait une base sociale des plus réduites et serait instable.
4. Un programme de démocratisation effective sous le leadership de la monarchie et en collaboration avec les forces libérales du pays ; la puissante résistance du Makhzen rend cette option peu probable pour le moment.
La stabilité du Maroc passe par le rassemblement de toutes les forces libérales. Faute d’en tenir compte, ou pire, si elles sont marginalisées, le Maroc pourrait avoir le sort de l’Iran ou du Soudan qui tous deux neutralisèrent parfaitement leurs élites libérales. L’hyperflexibilité des alliances est un problème de taille au Maroc : elle n’augure rien de positif ; parmi les alliances hétérogènes et dangereuses pour la stabilité du pays, citons : - l’alliance UNFP-Makhzen contre l’Istiqlal (1958). - l’alliance UNFP-Istiqlal/ putschistes contre Hassan II (1972). - celle du Makhzen et des islamistes contre la gauche (1967- 2002) ; - celle du Makhzen et de la gauche contre les islamistes du PJD (2003-2009); - alliance d’une mafia visitée par la piété et certains groupes islamistes puisqu’il est avéré qu’il y a un financement de leurs activités de la part de certains trafiquants.
Au Maroc, l’autoritarisme demeure nécessaire; c’est un besoin social. Que le projet de démocratisation ait besoin d’une monarchie «exécutive» en tant que garant est une configuration qui reflète l’inadéquation de la plupart des élites par rapport à une véritable démocratie.
La solidité de la synthèse actuelle est appréciable ; d’abord elle jouit d’une grande crédibilité, plutôt à l’étranger qu’au Maroc; la pression sur la monarchie est minime: le plan et le rythme des réformes pour assurer cette démocratisation sont laissés à la discrétion du Souverain, d’autant plus que le concept de démocratie à l’occidentale n’est ni une demande populaire ni clairement compris par les classes moyennes. S’il y a en fait très peu de républicains libéraux et probablement beaucoup plus de républicains islamistes, la plupart des forces politiques, tant à gauche que chez les islamistes ou les libéraux veulent que la monarchie s’oriente vers ce qu’elles considèrent comme l’idéal pour le Maroc.
En outre, il y a un consensus grandissant contre l’intervention intempestive du Makhzen dans la vie politique ; la création d’un parti (PAM) qui devait bouleverser toute la structure partisane suscita de nombreuses critiques. Le Maroc n’est pas près de surmonter cette attitude désastreuse de création à volonté de partis politiques qui remportent les élections de façon fulgurante, ce qui est une expression de l’anomie. Quant à l’autoritarisme islamiste, il postule que le principe démocratique peut s’insérer dans une visée religieuse avec une focalisation exclusive sur les droits du musulman et le devoir impérieux d’être « un bon » musulman.
Cette option politique ne peut être écartée même si elle a contre elle de nombreux pays occidentaux (mais on sait qu’en géopolitique, le pragmatisme est roi) et même si la monarchie marocaine surveille de près les islamistes. Parmi les motifs de leur ressentiment, casinos, homosexualité, tourisme sexuel (pédophilie), politique étrangère pro-occidentale, sous-traitance au Maroc des inculpés de terrorisme, autant d’éléments qui irritent les islamistes. Une dictature militaire au nom de la démocratie (modèle turc) est pratiquement exclue. Une dictature d’opposition à l’islamisme comme en Algérie semble plus plausible, en cas de problèmes gravissimes bien entendu, et l’Occident en serait probablement– dans les conditions mentionnées– partie prenante.
Mais qu’est-ce que l’armée ferait pour contrecarrer les mouvements islamistes radicaux que le Monarque ne serait pas en mesure de faire? En tout cas, l’armée ne pourrait mieux réussir que le Souverain dans la gestion des mouvements islamistes. Plus exactement, un pouvoir militaire ouvrirait un espace immense aux islamistes qui n’auraient plus l’obstacle du chérifisme devant eux.
Même si l’institution parlementaire se discréditait totalement, un syndrome «officiers libres» ne peut se développer que s’il y a des déboires de grande magnitude dans l’affaire du Sahara marocain. Or, les initiatives royales à ce sujet réduisent grandement la marge de manoeuvre de l’Algérie et du Polisario.
A suivre