Au Maroc, l’attitude dominante après 1965 était la peur et l’inhibition qui en résultait, de sorte que pendant la tentative de putsch, la population resta étrangement coite et ne consentit à manifester son soutien au Roi qu’après son discours où il annonça que l’affaire était réglée.
Certes, lors de l’enlèvement de Ben Barka, il n’y eut aucun mouvement de protestation de masse; l’assassinat de Lumumba provoqua plus de réaction au Maroc; mais, à l’annonce du coup d’Etat de Skhirat, le peuple n’exprima pas non plus, en temps utile, sa condamnation des militaires, ni son soutien d’ailleurs. La répression supprime les adversaires mais rend tout le monde circonspect ; l’absence de manifestation dès que la nouvelle était sue eut sans doute des conséquences : si le peuple était sorti en masse pour protester contre le coup d’Etat, cela aurait sans doute dissuadé les putschistes de 1972.
On sait que Machiavel a énoncé de doctes observations sur les sentiments qu’il convient au prince de susciter : l’amour ou la crainte ; et apparemment, le Roi fit son choix d’après les conseils du Florentin, mais si vouloir se faire aimer est une servitude, se faire craindre est une solitude. Après l’échec de 1971, Oufkir savait qu’il était «fini» politiquement et qu’il était appelé à jouer son va-tout sans tarder.
Comment expliquer dans ce contexte que le Roi se fût rendu en France le plus normalement du monde? Oufkir usa alors essentiellement de ses appuis à l’étranger; il tenta également d’obtenir une amnistie2 de la France, et était vraisemblablement sur le point de l’obtenir; à l’époque, les assassinats de leaders du Tiers-monde ne soulevaient pas beaucoup de réprobation en Occident; son entrevue à Londres avec De Marenches, directeur du SDECE, devait aussi préparer la France au changement de régime au Maroc. Ce qui est sûr, c’est qu’à un certain moment, des puissances occidentales jugèrent Oufkir ou tout autre pouvoir militaire préférable à la monarchie de Hassan II.
Oufkir était donc assuré d’un soutien international et n’avait besoin que d’une force d’appoint (partis et syndicats) susceptible de lui assurer une transition aisée vers le pouvoir. Oufkir était plus qu’un ministre du Roi et cela les Marocains étaient loin de s’en douter ; quant à Hassan II, il n’ignorait rien de la loyauté d’Oufkir à la France et que celle-ci tenait beaucoup à lui, mais le Souverain bénéficiait aussi de cette coopération pour mieux traquer ses opposants.
Oufkir s’allia aux représentants des classes populaires et moyennes; mais ce devait être purement tactique et aussitôt au pouvoir, le Général aurait repris la politique de Hassan II et la répression des partis nationalistes. Ce rapprochement des nationalistes montre que la position d’Oufkir auprès du Roi devenait aussi précaire que celle de ses opposants les plus irréductibles.
Celui-ci excluait totalement une alliance entre Oufkir et les nationalistes, d’abord parce que Ben Barka lui-même avait montré que les généraux n’envisageaient que leurs intérêts et qu’ils étaient peu démocratiques et parce qu’Oufkir avait décimé leurs partis, mais le Roi perdait de vue que l’alliance restait possible d’abord parce qu’elle représentait la division de l’ennemi des nationalistes (le pouvoir) et qu’il fut lui-même très dur avec ceux-ci. Il ne faut pas susciter une haine et une colère immenses chez l’adversaire et ne lui laisser aucune marge d’action et penser qu’il sera raisonnable. Voilà ce qui arrive quand on est trop puissant. Rien n’a plus de sens, peut-être faut-il envisager celui-ci, purement tactique : en acculant l’opposition à faire des alliances avec le diable (UNFP et Istiqlal poussés dans les bras d’Oufkir), on l’expose à perdre son âme ; encore faut-il survivre à l’alliance et dans ce cas, Hassan II survécut. Si Oufkir avait réussi, les leaders nationalistes impliqués auraient contemplé à loisir l’immensité du désastre ; pas pour longtemps car ils auraient tous été liquidés.
Ils n’avaient aucune raison d’être confiants dans leur capacité de se débarrasser d’Oufkir puisqu’ils l’étaient également dans le cas du Roi Hassan II en 1962, puis leur pièce maîtresse leur fut prise trois années plus tard. Si le putsch avait réussi, Oufkir aurait fait endosser l’assassinat de Ben Barka à Hassan II et aurait sagement attendu une amnistie qui aurait été plus facile à décider. D’ailleurs, il avait déjà convaincu les compagnons de Ben Barka que l’enlèvement de celui-ci était décidé par le Roi et que sa mort fut accidentelle ; il dut sans doute leur dire qu’il ne fit qu’exécuter un ordre et que si ce n’était pas lui, un autre s’en serait chargé. Ainsi raisonnent ceux qui sont habitués au crime.
Lorsque Bouabid comparait l’UNFP de 1972 avec celle de 1963, il pouvait mesurer les dégâts énormes d’une décennie de répression: d’un parti très populaire et bien implanté dans tout le Maroc, il était devenu une formation exsangue.
A. Bouabid, A. Youssoufi et nombre de militants avaient perdu tout espoir d’avoir quelque influence que ce fût par une action légale. Cette alliance contre nature exprime l’état de désespoir absolu du leadership de l’UNFP et la précarité de ses valeurs : effets d’un Etat policier implacable; ce n’était pas une alliance idéologique mais de tous ceux qui se savaient menacés de liquidation physique. Ce début d’articulation limitée entre certains membres du mouvement national et de l’armée peut exprimer la conscience qu’Oufkir avait de l’influence de l’idéologie du Baâth au Maroc, mais loin de vouloir gouverner avec les partis, Oufkir désirait seulement atténuer la résistance de l’UNFP et de l’Istiqlal à son pouvoir.
Toujours est-il que cette alliance déroutante était un balbutiement alarmant pour le Roi dont le régime pouvait être taxé de production d’anomie. Le Roi étant en France, il fut informé de la gravité de la situation ; de retour, son avion fut intercepté puis mitraillé en plein vol, toutefois Hassan II et les autres passagers furent indemnes. Désarmé et dans les airs, le Roi put se tirer d’affaire de sorte que si le Maroc était à conquérir et qu’il eût fallu y établir une dynastie, il aurait été l’homme de la situation. Oufkir tout général qu’il était et avec tous les pouvoirs qui lui étaient attribués ne faisait pas le poids devant le Roi Hassan II qui n’avait pas une formation militaire approfondie.
Après son échec, Oufkir ne se présenta pas devant le Souverain : il fallait le forcer à se rendre au Palais; il savait qu’il devait essuyer la terrible colère de Hassan II et attendait certainement l’intercession de quelqu’un avant d’être en face de lui. Après l’annonce du «suicide» d’Oufkir, il y eut un grand émoi en Israël qui déplora la perte d’un véritable ami, du protecteur des juifs au Maroc.
A suivre