Le fil de Si Mehdi Bennouna


Par: Jamal Eddine Naji *
Jeudi 1 Avril 2010

C’était au temps où les Marocains aimaient les Marocains. C’était au temps où les Marocains avaient des ambitions illimitées pour les Marocains. C’était au temps où les Marocains ne méprisaient pas les Marocains… Au jeune prétendant au métier de journaliste, le recevant pour un entretien d’embauche, il eut ce mot, lui le patron : «Un jour tu occuperas la place où je suis»… C’était Sir Mehdi Bennouna s’adressant au jeune Abdeljalil Fenjiro qui allait effectivement devenir son successeur près de vingt ans plus tard, à la tête de l’œuvre médiatique, inimaginable à l’époque, (Map), non seulement pour un frêle et petit pays comme le Maroc, à peine indépendant, mais pour des dizaines et des dizaines de peuples de la terre que partageaient en coupes réglées quatre géants de l’information planétaire : AP, Reuter, AFP et TASS.
Le menu physique de l’homme, son calme et ses rares gestes accompagnant une parole musicalement mesurée, trompaient sur le charisme du meneur d’hommes et sur la détermination du bâtisseur de projets historiques et de destinées enviées et admirables. En l’homme bouillonnait une alchimie rare à l’époque… Un flegme britannique, une résistance rifaine, une générosité toute arabe, fermentaient longuement, en le jeune Mehdi, quêtant sa voie et sa vocation au Moyen-Orient, en Europe, au Maroc, en Egypte, en Palestine, en Afrique, à New York, dans les bureaux de la jeune ONU ou au Caire dans les couloirs de la Ligue arabe ou à la rédaction de la grande et vieille pyramide de la presse arabe, «Al Ahram».
Le jeune journaliste, communicateur hors pair («propagandiste», disait-on à l’époque sans complexe), plaidait à coups de communiqués, d’articles et de lobbying pour l’affranchissement de son pays, le Maroc, dans les corridors et les bureaux de l’ONU et de la Ligue des Arabes, majoritairement encore «groggy» par des siècles d’occupation violente et d’hibernation politique, culturelle et civilisationnelle.
En lui, durant ses printemps comme durant son automne, fleurissait toujours la culture de la petite bourgeoisie lettrée de Tétouan, abreuvée de lettres arabes, les anciennes et les renaissantes grâce aux plumes de la renaissance des années 20 du siècle dernier et aux téméraires essais et éditoriaux de politiques d’une génération d’exceptionnels faiseurs de presse et de mentors politiques de la trempe d’un Jamal Eddine Al Afghani (qui édita dès 1900 la publication «L’étoile» à Paris) et, surtout, d’un Chakib Arsalane qui séjourna des jours durant à Tétouan, la ville aux 80 imprimeries en 1956!
Le bleu-vert du regard de Si El Mehdi, qui inspirait apaisement et piété, beauté venue d’ailleurs, et forçait le respect pour le visionnaire, d’une politesse inégalable, prenait des décisions qui décontenançaient ceux qui doutaient que cette terre soit terre d’hommes fiers, intègres, idolâtres de leur héritage comme de leur futur, poètes et bâtisseurs… Il osa l’union, plus jamais atteinte depuis, entre Marocains, Algériens et Tunisiens, sur un terrain d’opérations et d’hostilités des plus sensibles, déjà à l’époque et des plus pollueurs en chauvinisme étriqué : l’information. L’agence Maghreb Arabe Presse donna au Maroc, inconnu et insoupçonné royaume à l’époque dans l’ordre mondial de l’information, un «nom de domaine», dirions-nous aujourd’hui. Sir El Mehdi osa, le 10 juillet 1971, transmettre ses dépêches sur le putsch de Skhirate…Indépendance, quand tu nous auréolais..! Quelle noblesse pour le simple métier d’informer, sacerdoce des humbles nobles d’esprit, durs et rigoureux dans ce labeur, à la foi inébranlable et incorruptible en la mission de «porter la nouvelle» avec fidélité, le FAIT. Quel regret de n’avoir pas eu la chance d’apprendre sous ses ordres à la MAP! Mais quelle délectation intellectuelle gagnée sur la médiocrité et les usurpations ambiantes quand il m’a été donné de croiser le verbe avec ce monument de mon métier, lors de colloques et débats qu’il dominait par son regard doucement pénétrant et par sa parole qu’il débitait au même rythme que celui de la frappe d’un texte, comme s’il avait un téléprompteur devant lui, lisant dans l’air ce qu’il prononçait, veillant à vocaliser toutes les lettres de son arabe si limpide, marquant des signes de ponctuation nécessaires son lent débit par des haltes qu’un chroniqueur radio chevronné serait heureux d’imiter.
Les grands hommes ont toujours de leur vivant une traversée du désert à faire. Si Mehdi, il en a eu une longue, avec comble d’injustice la confiscation de son joyau, de son œuvre maîtresse : l’agence. Nul dépit n’assaillit ce grand homme qui répétait aux sincères comme aux moins sincères qu’il «faut toujours avoir du respect pour l’Etat et les raisons légitimes de l’Etat». Ce journaliste, qui ne soupçonnait pas lui-même, encore moins le revendiquer, qu’il jouait un rôle d’homme d’État dans le Maroc souverain naissant, ne pouvait succomber au dépit amoureux sévissant de nos jours parmi nombre d’usurpateurs et de fossoyeurs de ce noble métier, le journalisme, attirés qu’ils sont comme des insectes de nuit par le pouvoir, les pouvoirs, l’Etat. Si El Mehdi était de la trempe de la génération des Mehdi qui ont fait faire au Maroc ses premières classes en matière de dignité et de modernité : Mehdi Bennouna, Mehdi Ben Barka, Mehdi El Manjra… Avec leurs diverses facettes et destinées… Des Marocains qui ne méprisaient pas les Marocains ni ne se méprisaient eux-mêmes, stade final de la déchéance des ex-colonisés quand ils s’attèlent, de façon suicidaire, à dilapider les ambitions premières ayant présidé à leur combat pour la libération… Ambitions que leur ex-maître colonisateur tenait pour démesurées ou inaccessibles pour un peuple qu’il jugeait «à civiliser». Mehdi Bennouna, parmi les Mehdi de ce pays, gravait en creux sur le fil de son agence, l’ambition de sa génération de faire entrer le Maroc dans l’universalité de son temps. Fasse Dieu que le fil de son legs reste vivace et crépitant dans les mémoires/la mémoire de notre journalisme national comme dans nos manuels scolaires. Les livres d’histoire et les manuels scolaires n’auraient pas raté une telle icône… aux USA ou en Angleterre! Merci Sir Mehdi.

Ex «Mapiste» (1974/1984)*


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