"Le Maroc à l'épreuve du terrorisme" de Aziz Khamliche : Les terroristes du Maroc (3)


Libé
Vendredi 10 Septembre 2010

"Le Maroc à l'épreuve du terrorisme" de Aziz Khamliche : Les terroristes du Maroc (3)
Or, ce discours sécuritaire a pour particularité d'occulter la genèse des attitudes et des groupes étiquetés comme déviants ou terroristes. Il se nourrit d'une étiologie sommaire du phénomène de violence qui repose, au fond, sur une dichotomie rassurante: il y aurait, d'un côté, un noyau de "violents", d'"irréductibles", de "sauvages", dont on n'ose pas dire qu'ils sont irrécupérables et, de l'autre, les jeunes "non-violents", qui se "laisseraient entraîner" et qu'il conviendrait donc de protéger contre la contamination des premiers. En fait, ce discours essentialiste qui a des visées pratiques - empêcher "les jeunes" de nuire - est fondé non seulement sur l'ignorance de la genèse des attitudes et des comportements violents mais aussi sur une certaine forme de dénégation de cette genèse sociale.
Dans un autre contexte, on aurait dit que le grand problème de l'Etat est qu'il a laissé la technologie décider de la stratégie, au lieu de laisser la stratégie déterminer la technologie.
Le sécuritaire l'emporte sur toute autre considération et le policier squatte le rôle du politique.                                                                                 
Dans le même moment, dans ce contexte d'extension du chômage et de montée de la précarité et de la paupérisation, des sous-groupes nouveaux ont pris forme dans les milieux populaires et sont porteurs d'une expérience nouvelle:  "familles monoparentales", "jeunes issus de l'exode rural", "diplômés- chômeurs", "familles disloquées", etc. Alors qu'elle était "le grand pare-chocs de la société" car étant l'endroit où les individus meurtris et blessés reviennent après avoir livré bataille au monde, le seul point stable dans un environnement de plus en plus saturé de mouvement, la famille a été soumise à rude épreuve. Pour certains de ces sous-groupes, le risque de tomber dans la pauvreté et/ou la déchéance s'est considérablement accrue. Il s'est ainsi développé de véritables processus de paupérisation liés souvent à une régression vers la marginalisation géographique et la ségrégation résidentielle. La fragilisation familiale s'est considérablement accrue, du fait du chômage, des licenciements, de la maladie, de l'invalidité, mais aussi des divorces, des séparations, de l'éclatement des familles.
Sans verser dans le misérabilisme médiatique, un constat s'impose et il est de taille. Le déplacement du champ de la lutte des classes, gravitant autour de la propriété des moyens de production, vers un champ de luttes pour des statuts, centré sur des questions de souveraineté, s'observe quotidiennement. Il arrive que des patrons abandonnent même leur entreprise. C'est vers l'Etat souverain que se tournent alors les travailleurs, les paysans, les petits commerçants et les chômeurs.
Ce glissement, qui s'est opéré depuis plus de trois décennies, apparaît de plus en plus comme une "stratégie de tension" visant directement la souveraineté de l'Etat, et se traduit souvent par des actes meurtriers ou de vandalisme indifférenciés sur la voie publique.
Finalement, la violence semble  quitter l'usine ou l'entreprise au fil des ans pour devenir sit-in ou terrorisme et s'exercer dans l'espace public qui représente la capacité de l'Etat à assurer par sa souveraineté la sécurité des personnes et des biens.
Ce principe semble se généraliser et devenir un mode d'action protestataire. Dans la plupart des cas, il s'agit moins de commettre des actes meurtriers, que d'exprimer des revendications par la remise en cause de la souveraineté publique. Au lieu de contester la propriété de moyens de production et les droits qu'elle confère, voilà que des travailleurs d'une usine ou des pêcheurs (le cas de Sidi Ifni, en 2007) menacent de saborder toute l'entreprise publique.
Dans le même ordre, des jeunes incendient sur la voie publique des véhicules et des biens publics ou se font carrément exploser devant des sièges d'ambassades étrangères (avril 2007) ou des hôtels et restaurants dits de luxe (mai 2003). Toutes ces actions visent, au fond et en dernière instance, la souveraineté de l'Etat et les patrons "exploiteurs" en sont étrangement absents. On se représente l'Etat comme souverain sur une manne à redistribuer. Il s'agit moins, de ce fait, de réclamer contre un patron, que d'exercer une pression au titre de la souveraineté de chacun sur la souveraineté publique et se voir reconnaître un statut particulier dans la redistribution.
L'économie de rente a eu finalement gain de cause et elle a pu créer sa propre culture. Alors que dans le cas échéant, ici et maintenant, au Maroc du XXIème siècle, il n'y a pas grand-chose à distribuer ou à partager. Hormis les recettes des phosphates, de la privatisation des secteurs stratégiques et les transferts liés à l'émigration, le Maroc dispose de peu de richesses et ne saurait être comparé aux pays pétroliers ou se considérer comme étant riche. La logique à laquelle fait allusion Galal Amin, à savoir qu "il existe des relations étroites entre la croissance de revenus découlant de rentes économiques et l'essor du fanatisme religieux, est inapplicable aux larges couches sociales de ce pays. La rente se situe surtout au niveau de l'espace de négoce et des sphères étatiques ou en contact permanent avec les appareils de l'État. Pourtant, la part du Maroc en termes d'attentats terroristes n'est pas négligeable, car même en n'étant pas pétroliers, les dirigeants des classes dominantes marocaines se sont appropriés une culture de rente basée sur le népotisme, le clientélisme et la corruption. Bon nombre d'entre eux n'ont fait fortune que grâce à la complicité de certaines sphères d'influence, et leur majorité s'est limitée au commerce et à l'immobilier.
Exactement comme les clients, sympathisants et membres de la mouvance islamiste radicale, mais à une échelle beaucoup plus importante. Là où le commerce informel est répandu, le terrorisme se fait entendre. Cela nous l'avons constaté à travers le profil dominant des détenus islamistes et dans les lieux connus pour la prospérité de leurs secteurs informels, comme c'est le cas pour Casablanca, Tanger, Fès, Oujda, Tétouan, Sebta et Mellilia.
Aussi, à l'instar d'autres pays pauvres, le Maroc a reçu des pays pétroliers plus de mosquées, d'écoles coraniques et de livres de religions (dits jaunes) que de ressources orientées vers le développement productif. Or, vu sous cet angle, le terrorisme, dans sa version actuelle, est en quelque sorte un produit conçu, créé et propagé en grande partie par des activistes de souche riche, issus de pays riches. Le financement des mouvements d'intégristes islamiques a largement contribué à entraver et la démocratie et les possibilités de développement. La responsabilité partagée, un nouveau type de développement s'impose.
Peut-être faut-il également, pour comprendre ce phénomène, élargir un peu notre perspective. Comme l'a remarqué un philosophe allemand, au cours des deux cents dernières années, les sociétés qui ont eu le plus de succès se sont arrogé de nouveaux droits, de nouvelles attentes, de nouvelles exigences. Elles ont écarté l'idée d'un destin inéluctable. Elles ont mis à l'ordre du jour des concepts tels que la dignité humaine ou les droits de l'Homme. Elles ont démocratisé le combat de chacun pour être reconnu et, ce faisant, elles ont donné naissance à des espoirs d'égalité auxquels elles ne peuvent répondre. Parallèlement, elles ont fait en sorte que l'inégalité saute aux yeux de tous les habitants, vingt quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, lorsqu'ils regardent n'importe quelle chaîne de télévision.
C'est pourquoi le potentiel de déception des hommes a augmenté à chaque étape du progrès.
"Là où les progrès culturels sont réellement des succès et contribuent réellement à éradiquer certains maux, ils soulèvent rarement l'enthousiasme", fait remarquer le philosophe Odo Marquard. "Ils sont perçus au contraire comme allant de soi, de sorte que l'attention ne se concentre plus que sur les maux qui persistent. C'est la loi de l'inacceptabilité croissante des restes. Plus ce qui est négatif disparaît de la réalité, plus on s'irrite, précisément parce qu'ils régressent, des éléments négatifs subsistent".                          
A cela s'ajoutent les hésitations du pouvoir entre une forme de dictature et la démocratie. Les "vraies" transformations se font attendre, comme Godot. Après plus d'une décennie, le pays est encore "en transition" c'est-à-dire toujours en chemin, un chemin incertain à parcourir. Le pluralisme est là. Pas encore la démocratie. La politique du bâton et de la carotte suivie depuis l'indépendance a privé le pays de bon nombre de ses leaders et affaibli les organisations politiques les plus significatives. La conséquence la plus dramatique de cette perte se manifeste dans le fait que l'opposition soit devenue si fragmentée, sectaire, dépolitisée, marginalisée et dépourvue de leaderships, au point de donner vie à l'attentat terroriste à grande échelle.
L'autre donne non moins importante dans l'émergence du terrorisme "à vocation religieuse" a trait à la dynamique imposée par l'évolution.                                         On n'est plus dans une logique de mouvements de masse, mais devant des groupes microscopiques, mobiles et violents qui agissent dans le sous-sol et annoncent la fin d'une époque, à savoir celle des blocs et des grands mouvements de masse. Le terrorisme redevient à la mode et la nostalgie du passé se déguise en révolution.
Pour ceux qui manquent d'un programme intelligent et global, qui ne peuvent faire face à la nouveauté et à la complexité d'une évolution écrasante, le terrorisme sert de substitut à la pensée. (33)                                        
Chacun devient extrémiste à sa façon. La radicalisation est un processus, disait Sageman.                                                                                         1- C'est un outrage moral (massacre en Bosnie, en Irak, ou en Palestine; brimades ou humiliations du genre de celles de la Prison d'Abou Ghraïb);   
2- interprété par une idéologie spécifique (qui place cet outrage dans un contexte; c'est une guerre contre l'islam);                                                          3- qui vient conforter une expérience personnelle antérieure, par exemple de la discrimination lors d'une recherche d'emploi ou de logement (l'idéologie permet de la mettre en contexte dans un environnement plus vaste);                 
4- le tout étant propagé, instrumentalisé dans un réseau entre amis, ou en ligne sur le web.
Et il faut le reconnaître: nous sommes loin d'avoir affaire à une petite secte, ou à un petit groupe de guérilleros. Le mouvement islamiste radical puise sa force dans une population à la fois locale et émigrée qui rassemble potentiellement énormément d'individus. Ce mouvement (comme toutes les actions terroristes d'ailleurs, y compris celles d'individus isolés) a la possibilité d'utiliser des technologies de destruction sans commune mesure avec celles dont les activistes d'antan disposaient.                                       
Enfin, la manière dont le sujet est traité est porteuse de ses propres limites et carences. L'extrémisme religieux ne se traite pas avec de simples arrestations policières.
Au-delà de la riposte sécuritaire, force est de constater que derrière la guerre déclarée au terrorisme, il y a, comme disait un journaliste américain, "une guerre cachée, plus sale que la guerre elle-même, une guerre où le Bien ressemble au Mal qu'il prétend combattre, où l'inhumanité devient la règle et le crime la norme, où la terreur répond à la terreur".
Les attentats terroristes ne se multiplient pas parce que, comme on l'entend trop souvent, l'islamisme radical "se répand particulièrement facilement grâce à Internet", mais plutôt parce que, de la Palestine à l'Irak et de la Tchétchénie à l'Afghanistan, la violence de l'environnement occidental augmente objectivement, les frustrations ont atteint des seuils critiques et les discriminations font rage.
Le terrorisme islamiste est un phénomène daté. On peut parler d'un ensemble de mesures politiques ayant accompagné l'émergence de ce mouvement sur le plan national et accéléré sa propagation, dont en premier lieu le programme d'ajustement structurel imposé par les institutions financières internationales au début des années quatre-vingt du siècle dernier et ses répercussions sur la situation sociale et économique du pays et l'instrumentalisation de l'islamisme radical pour contrer les courants de gauche, surtout durant les mandats du ministre de l'Intérieur, Driss Basri, et du ministre des Affaires islamiques, Abdelkébir Alaoui Mdaghri.                                                                                                   
Certes, il ne s'agit là que d'un aspect d'une problématique complexe et insaisissable dans sa totalité. Une problématique supportée par une action qui ne connaît aucune frontière. Le retour de plusieurs Marocains, qui sont partis combattre en Afghanistan, peut également s'inscrire dans cet ordre de commentaires, mais tous ces facteurs n'expliquent qu'en partie ce phénomène et sa propagation.
Le 16 mai nous a permis de découvrir que l'intégrisme n'est pas l'apanage des religieux. Des personnes et des courants se situant plutôt à gauche de l'échiquier politique, se sont révélés aussi "éradicateurs". Leur discours d'exclusion prouve leur inculture politique: comment veulent-ils que le train de la démocratie passe sur un cadavre aussi encombrant que celui de l'islamisme politique sans se renverser?
Nous sommes en péril d'aveuglement, comme disait Edwy Plenel, dans un texte fort et poignant, intitulé "La solitude du guetteur". Menacés de ne plus savoir ce qu'il nous arrive, ce que l'on fait de nous, du monde, de l'humanité. De ne plus saisir ce qui est arrivé au monde d'après la chute du Mur et des Tours, d'après 1989 et 2001. Spectateurs- zappeurs, passant d'une catastrophe à un désastre, d'une guerre à un massacre, d'une terreur à l'autre, privés d'espérance et saisis d'inquiétude, nous risquons de perdre le fil. De perdre pied. De ne plus comprendre. Il va sans dire que la mort est à la fois horrible et fascinante et ne peut donc  laisser indifférent. Horrible puisqu'elle sépare pour toujours ceux qui s'aiment; parce que le chantage à la mort reste l'instrument privilégié de tous les pouvoirs; parce qu'elle fait que nos corps finissent par se désagréger dans l'ignoble pourriture. Fascinante parce qu'elle renouvelle les vivants, inspire la quasi-totalité de nos réflexions et de nos œuvres d'art tandis que son étude constitue une voie royale pour saisir l'esprit de notre époque et les ressources insoupçonnées de notre imaginaire.
Il est absolument vrai de dire que si l'on aime la vie et que l'on n'aime pas la mort, c'est que nous n'aimons pas vraiment la vie.
Or, comprendre, c'est apprendre à vivre. C'est ne plus être étranger à sa propre histoire. C'est ne plus se sentir exclu du monde tel qu'il va, tel qu'il nous mène et nous entraîne. C'est entrevoir la possibilité d'agir, d'échapper à la fatalité, de sortir de la passivité et de reprendre sa part de liberté. Comprendre, c'est ne pas faire semblant de savoir, mais savoir vraiment. Ne pas se rassurer à bon compte. Ne pas refuser, ou seulement effleurer, la réalité. Ne pas prendre le mensonge pour la vérité. Préférer la connaissance à la croyance. Faire face à l'événement, dans sa cruauté et sa brutalité.                                                                                                                  
Le terrorisme est l'effet. L'essentiel se situe en amont. C'est pourquoi il nous faut des sociologues. Et des bons de préférence.
Et c'est pourquoi, il est plus que primordial maintenant de porter un regard neuf sur certains phénomènes dont les pouvoirs publics tentent de monopoliser l'information et l'analyse de l'information.  (Fin)


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