La flexibilité du marché du travail a-t-elle des vertus ?


Par Rédouane Taouil*
Lundi 6 Mai 2013

La flexibilité du marché du travail a-t-elle des vertus ?
Chaque fois que l’économie nationale connaît un repli d’activité, un creusement du déficit extérieur ou une montée du chômage, l’instauration de la flexibilité du marché du travail par le truchement de l’assouplissement des réglementations publiques en matière d’embauche, de licenciement et de salaires est exhibée comme une solution  de l’équation de la compétitivité, de la croissance et de l’emploi. A  force d’être martelé sous la nomination positive de réforme structurelle, cet assouplissement est jugé souhaitable, nécessaire voire urgent de sorte qu’il est soustrait au soupçon critique. Or, à s’interroger sur les enjeux de la flexibilité du marché du travail, il apparaît qu’elle ne possède pas la dynamique vertueuse que lui confère ses avocats. La limitation des contrats à durée indéterminée, le développement prioritaire des contrats temporaires, la réduction de la protection de l’emploi  comme la variabilité des salaires, ne sont en mesure ni d’accroître le potentiel de croissance, ni d’atténuer le chômage. A bien des égards,ils risquent de renforcer les facteurs d’atonie de la demande globale et d’accentuer la précarité des salariés.
Salaire, productivité et compétitivité
Les vertus prêtées à la flexibilité reposent sur une conception selon laquelle le travail est une marchandise dont le prix et le niveau d’utilisation doivent être fixés par les mécanismes concurrentiels du marché. Sous l’effet de la variation des salaires, les excès d’offre et de demande de travail sont censés se résorber de sorte que le plein emploi est assuré. Dans ce contexte, les interventions publiques et syndicales sont considérées comme un vecteur de rigidité qui  pèse sur les coûts de production, la compétitivité et les ajustements de salaire et d’emploi. Aussi, l’accent est-il mis sur la nécessité d’alléger les coûts du travail, d’assouplir les conditions de licenciement et même de supprimer le salaire minimum. La flexibilité,tant réclamée à cor et à cri en référence à cette conception du travail comme marchandise identique aux autres, est prépondérante. Ainsi que le montre une enquête du HCP, elle est le lot d’une large fraction des salariés :
- L’emploi de plus de 65% des salariés n’est pas régi par le contrat de travail. Ainsi, dans les branches comme  l’agriculture ou les BTP, à peine 10% est employé sous contrat ;  
- Plus de 80% de la population active occupée est exclue de la couverture médicale ;
- L’emploi non rémunéré représente 23% de l’emploi au niveau national et 42% en milieu rural ;
- Près de 8% du volume global de l’emploi est occasionnel ou saisonnier.
Cette flexibilité de fait conduit à une trappe de bas salaires qui agit négativement sur la productivité et la croissance. En effet, un double aléa moral caractérise la relation salariale dans nombre d’entreprises. D’un côté, les entreprises enfreignent les réglementations en matière de conditions de travail et de rémunération. De l’autre, les salariés ne fournissent pas l’effort productif adéquat. Le salaire correspondant à cette situation est un salaire de sous-efficience qui place l’économie dans des conditions caractérisées par l’existence de gains inexploités pour les deux parties.  Cette caractéristique implique que le niveau de rémunération du travail conditionne l’effort de production. Il s’ensuit  deux conséquences majeures qui remettent en cause la pertinence de la conception du marché  du travail à l’œuvre dans le plaidoyer en faveur de la flexibilité. D’une part, lors de la conclusion du contrat du travail, les caractéristiques du salarié ne peuvent être entièrement observées par l’employeur. Le contrat de travail n’est pas une relation d’échange qui se solde par le transfert d’un bien d’un agent à un autre. Il a pour corollaire l’insertion du salarié dans le processus productif, de sorte que l’exercice du travail n’est pas un acte technique lié à l’utilisation d’une quelconque marchandise. A ce titre, il  obéit à des principes de coordination irréductibles aux mécanismes supposés du marché du travail. D’autre part, la relation d’emploi se fonde sur des interactions entre les agents liées à des  exigences de révélation de l’effort productif qui peuvent conduire l’entreprise à offrir un salaire incitatif à la coopération d’un niveau supérieur au salaire qui s’établirait sur un marché concurrentiel.Le salaire ne saurait être ramené à un coût de production que l’entreprise doit minimiser en vue d’améliorer sa compétitivité.Suite aux contraintes d’efficience, le salaire se trouve déconnecté de l’état du marché du travail et ne peut donc être une variable d’ajustement : une baisse de rémunération des salariés entraîne un relâchement de l’effort et une diminution des profits. L’entreprise ne peut, dans ces conditions, accroître sa demande de travail en embauchant des salariés ayant des exigences salariales moindres. Etant bénéfique  pour les travailleurs comme  pour l’entreprise, la rigidité du salaire à la baisse constitue un atout et non un handicap.
En étendant  les facilités de licenciement, la flexibilité risque de renforcer les facteurs de basse productivité à travers le recours à des contrats de courte durée. Ces contrats conduisent les entreprises à investir moins dans les compétences spécifiques des travailleurs et à préférer le licenciement à  l’amélioration de la productivité. Ainsi, se trouvent découragés  l’apprentissage par la pratique et la mise en place d’innovations. Le handicap majeur de certaines entreprises exportatrices tient à l’insuffisance de capacités d’offre adaptées à la demande externe. Cette inadaptation résulte de stratégies  routinières. L’option en faveur de la compétitivité-prix au détriment de la compétitivité structurelle entrave le redéploiement de l’appareil productif vers des productions favorisant la montée en gamme et les produits à plus forte valeur ajoutée.
Salaires, demande et croissance
La flexibilité du marché du travail  n’est pas qu’une entrave à l’apparition de gains de productivité et à l’innovation ; elle exerce des effets restrictifs sur la demande globale et,par conséquent, sur l’emploi. Comme l’a montré J.M. Keynes, il y a plus de trois quarts de siècle, la flexibilité du salaire n’est pas de nature à résorber le chômage. Pour mettre en évidence cet impact, Keynes prend en compte non seulement le «marché du travail», mais aussi les forces qui commandent la demande effective. Il soutient que l’emploi est déterminé sur le marché des produits en fonction des prévisions de production des entreprises. Les salaires, fixés par voie contractuelle, ne sont pas des prix qui équilibrent un quelconque marché. De ce point de vue, Keynes s’inscrit en faux contre l’analyse standard qui étudie isolément l’équilibre sur le marché du travail pour déterminer ensuite l’équilibre sur les autres marchés.
Pour l’auteur de la «Théorie Générale », la baisse du salaire nominal n’affecte pas, par la baisse du pouvoir d’achat des salariés, le niveau de l’emploi à la hausse. Elle a pour effet la baisse de la demande et un transfert de revenu réel au détriment des salariés dont l’impact final sur l’emploi est défavorable. La baisse des salaires engendre des effets négatifs qui ne peuvent être annulés par l’accroissement de la masse des salaires lié à la hausse de l’emploi. Elle n’entraîne pas une demande accrue du travail en ce qu’elle s’accompagne d’une restriction des débouchés. Le chômage involontaire peut bel est bien exister dans une économie avec flexibilité des salaires.
Dès lors, on peut légitimement suspecter les supposés bienfaits de la flexibilité. Elle est de nature à compromettre aussi bien l’efficacité que l’équité. Si elle offre des opportunités d’ajustement  aux entreprises, elle soumet l’emploi et la demande aux fluctuations de la conjoncture,maintient la faiblesse des débouchés des entreprises et  bride l’incitation à investir.En l’absence de politiques monétaire et budgétaire réactives à même d’amortir ces fluctuations, la flexibilité du marché du travail présente le risque d’aggraver à la fois  la volatilité de l’activité et l’insuffisance de la demande d’origine domestique consécutive à l’accentuation des inégalités, au  niveau d’emploi et à l’égalisation des salaires par le bas.Les défenseurs de la réforme du marché du travail n’hésitent pas à importer sous le label  français,  le néologisme de  « flexisécuritéaforgé » au sujet de l’expérience danoise, en évoquant l’instauration, avec l’appui de l’Etat, d’une indemnité de perte d’emploi et d’une politique de formation à l’employabilité. Une telle référence apparaît purement décorative. La combinaison de la flexibilité et de la sécurité de l’emploi se caractérise par l’existence d’un triangle d’or dont les conditions sont totalement passées sous silence : la souplesse des dispositifs d’embauche et de licenciement doit s’accompagner d’un système généreux d’indemnisation et d’une politique active de développement des compétences destinée à faciliter le retour à l’emploi.
Telle qu’elle est annoncée, la réforme du marché du travail est susceptible de renforcer la précarité et la  pauvreté structurelle qui  résulte de l’insatisfaction des nécessités de base. De telles conditions ne sont pas en mesure d’assurer  l’employabilité en ce qu’elles entravent la construction des ressources individuelles : la chute du revenu en cas de chômage décourage les dépenses d’éducation et de formation et prolonge le chômage de longue durée. Les incitations à la formation risquent d’être contrebalancées par le découragement induit par la désaffection consécutive à la perte d’emploi et le coût correspondant.
Au total,  La flexibilité du marché du travail risque d’instituer un triangle de fer : faible productivité, bas salaires et chômage de masse. Ainsi que l’écrit le théoricien du Droit Alain Supiot (1996): “Le travail n’est pas un “matériel humain” ajustable aux intérêts de l’industrie ou du commerce (....). Le statut conféré au travail ne peut être réduit à un problème d’ingénierie de la ressource humaine car il est le point nodal d’un ordre juste”. Une telle affirmation invite à se défaire du  credo du marché comme instance suprême de régulation et à saisir la problématique de l’emploi et du chômage en termes de droits démocratiques et de justice sociale. D’abord, il faut réaffirmer  la primauté du Code de travail comme cadre d’organisation collective des droits  des salariés. Ensuite, si l’emploi est une condition des capacités d’agir et de choisir son mode de vie, les politiques publiques doivent s’assigner l’objectif de développement de ces capacités. Enfin, le droit à la formation étant un droit-créance exigible par la société, il revient à l’Etat d’en garantir les conditions effectives d’exercice. Pour autant, la réforme des institutions qui gouvernent le travail ne saurait se passer de la référence privilégiée à la citoyenneté sociale d’autant que la qualité des relations d’emploi conditionne les performances des entreprises et de l’économie.

*Professeur agrégé des universités

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