LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ (Juin – Août 1955) : Le combat pour l’unité territoriale


Abderrahim Bouabid
Mercredi 2 Septembre 2009

LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ  (Juin – Août 1955) : Le combat pour l’unité territoriale
L’écrit de feu Abderrahim Bouabid que nous publions a été rédigé d’un seul trait, à Missour, au cours de l’hiver 1981-82. Le texte de ce manuscrit évoque une période charnière dans le processus qui a conduit à la fin du protectorat. De l’épisode d’Aix-les-Bains aux entretiens d’Antsirabé, en passant par l’évocation des mouvements insurrectionnels, l’auteur s’emploie à restituer le climat de tensions, d’incertitudes et de
tâtonnements qui préfigure le dénouement de la crise franco-marocaine dont l’été 1955 reste un moment fort. L’occasion lui est ainsi fournie de donner sa lecture des événements. Surtout et s’agissant de ce qui
deviendra a posteriori la « controverse d’Aix-les-Bains », l’auteur développe ses arguments et revient sur le sens, les motivations et la portée de cette rencontre.
L’histoire de l’indépendance du Maroc, est, de ce point de vue, sans doute aussi l’histoire d’un système
complexe d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine le mouvement national. Abderrahim Bouabid nous en fournit ici un aperçu saisissant.

Sept. déc. 1954
• Fin sept. - oct. 1954 :
le Tribunal Militaire de
Casablanca annonce la
libération de 51 militants
de l’Istiqlal et cégétistes,
parmi lesquels A. Bouabid.
Départ d’Abderrahim
Bouabid pour Paris.
• Oct. 1954 : Dubois-
Roquebert se rend en
mission à Antsirabé
à la demande du
gouvernement Pierre
Mendès France.
• 9 déc. 1954 : Mémoire
de l’Istiqlal transmis à Sidi
Mohammed Ben Youssef.
• 26 déc. 1954 : Lettre de
Mohammed Ben Youssef
d’Antsirabé.

Repères chronologiques :

Février - août 1955
• 23 février 1955 :
Investiture du
Gouvernement Edgar
Faure.
• 20 mars : Création de
l’UMT.
• 7-8 mai : Conférence
nationale pour la solution
du problème francomarocain,
à Paris avec
participation de A.
Bouabid.
• 11 juin : Assassinat à
Casablanca de Jacques
Lemaigre-Dubreuil.
• 20 juin : Gilbert
Grandval désigné
résident Général au
Maroc.
• 7 juillet : Gilbert
Grandval prend ses
fonctions au Maroc.
• 14 juillet : Attentat
à Casablanca suivi
d’émeutes.
• 20 juillet : Retour du
colonel el Bekkaï au
Maroc.
• 21 juillet : Expulsion du
Dr Causse.
• 1er août : Plan d’Action
Gilbert Grandval.
• 11-12 août : Plan Faure
adopté par le comité
interministériel de
l’Afrique du Nord.
• 19-21 août : Emeutes
à Khénifra, Oued-Zem et
Khouribga.

Nous avions ainsi toutes les raisons d’être inquiets sur le sort du souverain exilé.
Nous savions que de très fortes pressions ne manqueraient pas d’être exercées sur lui. On parlait déjà de son transfert sur une île du Pacifique, en le séparant de ses enfants et de toute sa famille, du maintien sous séquestre de ses biens au Maroc. Tout semblait indiquer que l’on voulait extorquer son abdication par la force.
C’est pourquoi, le premier entretien avec le président Faure me laissait l’impression, que l’éventualité de l’extorsion de l’abdication, envisagée quelques mois auparavant, était écartée, tout au moins pour le moment.
Il faut rappeler que nos amis de France-Maghreb5 ne ménageaient aucun effort, dans l’entourage du président, pour que le dossier marocain sorte du « frigidaire ».
Leur action ne nous a jamais fait défaut.
M’Barek Bekkaï a eu également, avec le nouveau Président du conseil, un entretien, dont il nous a rendu compte. Cet homme, à la forte personnalité, avait ses entrées dans presque tous les milieux politiques et financiers. Mutilé de guerre pendant les hostilités de 1939-40 où il avait perdu une jambe, il était considéré comme le contrepoids du Glaoui. Il était la droiture même, mêlée sans doute d’une certaine candeur. Très souvent, il répétait à ses interlocuteurs cette phrase : « Si Mohammed V était anti-français, je ne serais pas là pour le défendre... ».
Ses idées politiques étaient plutôt vagues. Il se limitait à souligner l’urgence du retour de Mohammed V au Maroc, qui, par sa seule présence, ramènerait le calme dans les esprits. Quant aux rapports franco-marocains, il laissait le soin au souverain et aux partis politiques d’en discuter. Bien que n’ayant aucun engagement vis-à-vis du parti de l’Istiqlal, il nous avait toujours manifesté la plus grande confiance. Avant toute décision, tout entretien d’une certaine importance, il tenait à me consulter et, très souvent, défendait l’orientation convenue d’un commun accord.
L’idée de l’installation d’un conseil de régence, après le départ de Ben Arafa, lui avait été suggérée par des amis français libéraux. Il en était convaincu, cela ne pouvait être considéré que comme étape transitoire. Notre délégation ne voulut jamais cautionner cette formule, mais nous n’y étions pas formellement opposés, attendant de voir comment évoluerait la situation. Durant sa rencontre en tête à tête avec le président E. Faure, il a été longuement question de ce « conseil du trône ». Si Bekkaï était plein d’optimisme. Il avait, bien avant l’arrivée au pouvoir d’E. Faure, demandé à être reçu au Quai d’Orsay pour soumettre officieusement, aux responsables français, la constitution d’un conseil du trône, comprenant quatre personnalités : l’ancien Pacha de Fès, Fatmi Ben Slimane, le alem Fquih Mohammed Ben Larbi Alaoui, lui-même, et une quatrième personnalité israélite. Cette démarche devait rester secrète et sans suite durant plusieurs mois. Nous ne l’apprîmes qu’à notre arrivée à Paris, après notre libération.
Toujours est-il que l’entrevue Bekkaï–Faure semblait confirmer la détermination du Président du conseil à ouvrir le dossier marocain et à renoncer à l’éventualité d’une abdication simultanée de Ben Arafa et de Ben Youssef.
Pendant qu’à Rabat l’ambassadeur Lacoste poursuivait ses interminables consultations, les groupements de Français libéraux au Maroc multipliaient les démarches, à Paris et à la Résidence, demandant au gouvernement français de mettre fin à « l’immobilisme ». Aux actes de la résistance marocaine dans les villes comme dans les campagnes, le «contre-terrorisme» de «Présencefrançaise» prenait de l’extension avec la complicité de la police et de certains hauts fonctionnaires du protectorat.
Le déclenchement, le 1er novembre 1954, de l’insurrection en Algérie avait déjà porté un coup mortel au gouvernement Mendès France. Cet événement était interprété comme une réponse au discours de Carthage6 . Le FLN dut expliquer, plus tard, que la décision de commencer la lutte armée avait été prise bien avant ce discours.
Les sondages, les rencontres par personnalités interposées, continuèrent avec l’entourage du président Faure. Nous eûmes plusieurs entretiens, notamment avec Jacques Duhamel à l’époque directeur de cabinet du Président du conseil, notamment chez le frère du roi Mohammed V, Moulay Hassan, autorisé à résider à Paris.
J. Duhamel, au départ ne laissait rien percer de ses intentions, sauf, bien entendu, concernant le retour de notre souverain au Maroc. Pour lui, il était de notre part illusoire et très dangereux de maintenir notre position qu’il estimait rigide. Il nous citait l’exemple des Tunisiens, qui avaient su aider Mendès France dans sa tâche, grâce à leur souplesse et à leur réalisme.
«Ça n’est pas l’Istiqlal qui a crée la « question du trône », c’est le général Guillaume ».
« Nous sommes conscients des difficultés que connaît le gouvernement français, mais songez à une fausse solution, qui ne conduirait qu’à une nouvelle impasse.
Le peuple marocain n’acceptera pas d’autre souverain que le sien. Cela aussi est une réalité qui s’impose à tous les Marocains, même ceux enclins à plus de concessions que nous... ».
Il ne manquait pas de rétorquer très courtoisement, en y mettant toute sa force de persuasion, qu’il y avait d’autres hommes, d’autres partis politiques représentatifs, qui n’adoptaient pas la même attitude que nous. Nous savions qu’il pensait à Fatmi Ben Slimane et surtout au Parti Démocrate de l’Indépendance (P.D.I). Ce dernier, très soutenu par Emile Roche, jouait la voie de la « modération ». Ses hommes tenaient un langage dans les coulisses, qui ne correspondait pas à leurs déclarations publiques.
Mon deuxième entretien eut lieu quelques jours avant l’assassinat de Jacques Lemaigre Dubreuil.
Le président Faure voulait, surtout cette fois, s’informer de notre conception des rapports futurs entre le Maroc et la France. L’exemple tunisien était encore là qui permettrait de franchir des étapes, dans des délais raisonnables.
J’ai répondu que la Tunisie avait sa spécificité propre. Le protectorat tunisien était fondé sur deux traités, celui de la Marsa, et celui du Bardo. C’est ce dernier, qui, aux yeux des Tunisiens hypothéquait la souveraineté tunisienne, en instaurant un régime d’administration directe. C’est donc apparemment ce dernier, qui avait été abrogé par l’octroi de l’autonomie interne.
Au Maroc, rien de tel : il n’y avait que le traité de Fès de 1912. Après son abrogation, condition essentielle pour nous, le Maroc retrouverait son indépendance entière.
Bien entendu, des rapports étroits et privilégiés seraient négociés librement entre les deux pays, dans tous les domaines où la coopération et le respect des intérêts des deux parties s’avéraient nécessaires.
J’ai essayé de souligner que le cas du Maroc était très particulier car il était divisé en trois, sinon en quatre zones : la zone sous protectorat français, la zone Nord sous influence espagnole, la zone internationale de Tanger et enfin les territoires du sud marocain annexés par l’Espagne. Nous combattions pour l’unité territoriale de notre pays. Seule l’abrogation du traité de Fès pouvait amener l’abrogation du traité de protectorat espagnol.
Au sujet de la question du trône, le président m’a fait part du point de vue de Si Bekkaï qui préconisait la constitution d’un conseil de régence, ou conseil du trône. Les autres personnalités marocaines consultées plus ou moins directement adhéraient à cette idée. Quant aux gens du PDI, ils restaient assez vagues sur la question du trône, tout en admettant que les accords franco-tunisiens annonçaient déjà, selon eux, la voie à suivre au Maroc.
Mais le président a ajouté, qu’il tenait à ce que le parti de l’Istiqlal, malgré l’hostilité de la majorité des Français du Maroc, soit « très largement » associé à l’élaboration de toute solution.
« Les personnalités dont vous me parlez, M. le Président, ne sont représentatives ni du peuple marocain, ni du monarque en exil, ni de la résistance. Si le gouvernement français estime devoir traiter avec eux, il se comporterait à mon avis, comme s’il avait choisi de traiter avec Bacouche au lieu de Bourguiba... ».
Le dialogue devenait assez serré. Puis soudain, il émit une réflexion, dont je ne peux reproduire aujourd’hui les termes exacts, mais dont le contenu était le suivant :
« Supposons Ben Arafa éloigné du trône, la souveraineté marocaine dégagée de la tutelle du protectorat, vous pourriez alors constituer un gouvernement provisoire qui procèderait à des élections générales pour une assemblée constituante. Celleci, représentant la nation, pourrait voter la réinstallation de Mohammed V ou d’un troisième homme sur le trône. De la sorte la question du trône deviendrait, dans ce contexte nouveau, une question purement marocaine. Mohammed V ne resterait plus prisonnier du gouvernement français.
Ainsi, vous nous éviteriez des différends insurmontables. Réfléchissez à ce processus. Parlez-en à vos amis... ».
Pris au dépourvu par cette suggestion, je me réfugiai dans un silence prudent.
Cependant, je promis que le parti de l’Istiqlal l’étudierait avec toute l’attention qu’elle méritait.
Je pris congé de mon hôte qui m’apprit qu’une personnalité française d’Algérie, jouissant d’une très grande influence dans les milieux politiques qui nous étaient hostiles, souhaiterait nous rencontrer. Il ne m’a pas révélé le nom de cette personnalité, mais m’a conseillé très vivement de répondre à son invitation.
Mon impression, après ce nouvel entretien de caractère privé, était que le président Faure devenait persuadé que seul le retour de Mohammed V au Maroc était la solution réaliste. Mais il voulait en faire une affaire purement marocaine, au lieu d’une affaire franco-marocaine.
Dans le fond, dis-je à mes amis politiques, pourquoi s’obstiner à demander au gouvernement français lui-même de réparer une injustice. Mêmes les milieux politiques les plus favorables à notre cause considèrent dans le fond d’euxmêmes, que le retour préalable du roi à Rabat serait une capitulation de la part de la France.
Supposons, ce qui parait pour le moment impossible, que le gouvernement français accepte ce retour préalable. Il ne saurait le faire gratuitement. Il apparaîtrait comme ayant accompli un très grand geste politique, et exigerait, en contrepartie, d’importantes concessions ... Par contre, si le traité de protectorat est abrogé, un gouvernement provisoire constitué, une assemblée élue qui voterait le retour immédiat de Mohammed V sur le trône, notre monarque ne serait redevable à personne, sauf à son peuple.
Il ne s’agissait bien-sûr que d’une hypothèse, dont les contours restaient àpréciser.
En vérité, elle ne bénéficia d’aucune attention, hormis de la part de quelques uns dont Mehdi Ben Barka. Le va-et-vient de multiples délégations marocaines et françaises à Paris, le manque de coordination entre les hommes politiques et les dirigeants de la résistance, les nombreux émissaires, plus ou moins habilités, tout cela créait un climat qui entretenait la confusion. Allal El Fassi au Caire, Mohammed Basri au Maroc n’ont pu en être informés au moment voulu. Bref la démarche suggérée n’eut aucune suite. Je rappellerais plus loin en quelles circonstances je l’ai à nouveau évoquée, cette fois-ci au Maroc même.
Boucetta et moi avions rendez-vous le 10 juin 1955 avec J. Lemaigre Dubreuil, qui devait se rendre à Casablanca le 11 ou le 12 juin. Il prit la parole, comme d’habitude, aussitôt, pour reprocher à l’ambassadeur F. Lacoste son indécision, ses atermoiements. « Cet homme n’est pas à la hauteur de la situation. Il faut un résident général énergique, décidé à débloquer la situation. Ben Arafa, qui ne demande qu’à partir, s’éternise. La violence et le ««contre-terrorisme»» prennent une ampleur sans précédent. On ne peut laisser le Maroc aller à la ruine. Moi, je ferai tout pour que cela change !», dit-il.
Judicieusement, nous avions presque pris la défense de l’ambassadeur. Nommé par le gouvernement Laniel, il avait été maintenu dans ses fonctions par Mendès France, mais sans nouvelles directives. Le gouvernement Edgar Faure le maintenait aussi. Etait-ce à un diplomate de carrière, de proposer au gouvernement qui ne l’avait pas nommé, un programme d’action ? De toutes les manières, nous préférions qu’il n’en fasse rien, car la décision ne pouvait venir que de Paris.
« Je voulais vous informer de mon départ, demain, pour Casablanca. Il s’agit d’un déplacement d’une importance extrême... », et désignant une serviette noire sur son bureau, il dit d’un ton décidé : « j’ai là le document qui fera taire les adversaires du Maroc...Je veux dire le seul adversaire qui compte...C’est alors qu’E. Faure pourra agir... ».
Il ne nous a pas révélé le nom de ce « seul adversaire » qui compte. Mais manifestement, il ne pouvait s’agir que du maréchal Juin. De quel document s’agissait-il ? Nous n’en savions rien, mais il devait dater fort probablement des années 1940-42.


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