L’homme face aux pandémies (2/4)


Abdelkrim Nougaoui
Dimanche 13 Septembre 2020

La peste de Justinien

C’ est une peste qui a frappé l’Europe méridionale pendant toute la période allant de 641 à 767 de notre ère, c'est-à-dire dans le Haut Moyen Age. C’est une épidémie qui a eu un effet considérable sur la décroissance démographique subie par les zones européennes du sud touchées. Par contre, dans les parties européennes non touchées, on a assisté à un essor économique important à cause de cette nouvelle épidemie, dont la disparition au VIIIème siècle est restée une énigme. C’est un événement qui est resté comme référence pour les contemporains de la peste noire à côté de la peste d’Athènes, elle leur a permis de comprendre que c’était une maladie qui revêt un caractère de gravité et de nouveauté exceptionnel, et qui n’avait rien à voir avec les épidémies sporadiques qui surgissaient par moment ici et là.

La peste noire (1347-1352)

Si l’on se réfère à la notification établie par les historiens datant la fin du Moyen Age par la chute de Constantinople en 1453, la période de la peste noire de 1347 à 1352 fait partie donc de ce Bas moyen Age. Ce fut une période de rayonnement scientifique et culturel de la civilisation arabo-musulmane dont l’Europe a beaucoup profité pour les deux voies de transfert du savoir : la voie italo-sicilienne et la voie andalouse. Ce transfert n’a commencé, véritablement, à porter ses fruits qu’à partir du milieu du 16ème et du début du 17ème siècle, quand les moyens matériels et humains ont commencé à être mis en œuvre pour en traduire les contenus. Pendant l’époque de la pandémie, l’essentiel des ouvrages et écrits existant en Europe appartenaient à l’époque romaine, sachant que l’empire romain n’était ni un empire de sciences ni de culture, mais un empire tourné vers la guerre et les conquêtes. Les seuls ouvrages et écrits furent en latin, portant sur des sujets de vulgarisation à l’exception de ceux, de la médecine de Galien ou les écrits de Lucrèce.

Ainsi, le continent n’a pu disposer d’historiens pour éditer l’événement, ni de médecins pour soigner les malades de la peste. Mais les chroniqueurs étaient les seuls à avoir marqué leur présence sur le terrain de la pandémie, en donnant des descriptions narratives à plus d’une dimension, sur les ravages qu’a causés cette pandémie, alors que la science n’était pas suffisamment avancée pour identifier l’agent infectieux.

La peste noire a frappé alors que le bassin méditerranéen vivait au rythme d’une série de guerres opposant les dynasties aux pouvoirs, en plus des guerres d’émiettement qui ont commencé à ronger l’empire byzantin.

En Europe, c’est la guerre des cents ans entre les rois d’Angleterre et ceux de France, avec à l’Est, un empire byzantin avec ses frontières nord ouvertes annonçant un déclin qui allait devenir irréversible. En dehors de l’Europe, la période de la pandémie a coïncidé avec la fin des invasions successives des Mongoles et des Tatares au Moyen-Orient, le début de gestation de l’empire ottoman montant, une Egypte prospère avec comme capitale Le Caire peuplée par plus d’un demi-million d’habitants. L’Asie, elle aussi ébranlée par l’épidémie, selon les historiens, est à l’origine de la maladie qui a été transmise par les commerçants via la route de la soie, et même par les guerriers mongols qui ont franchi toute l’Asie centrale.

L’Afrique du Nord vivait sous les tentatives incessantes menées par la dynastie mérinide d’unification du Maghreb et les territoires ibériques repris par la Reconquista (Algesiras et Gibraltar). Cette partie d’Afrique comme l’Afrique subsaharienne n’ont pas échappé aux ravages de cette peste, selon les témoignages des savants de l’époque.

La description et l’évaluation des dégâts causés par la pandémie ont été faites en Egypte, en Afrique du Nord par le sociologue et historien Ibn Khaldoun et le voyageur Ibnou Batouta. Au Moyen -Orient, les populations vivaient encore le syndrome des invasions mongoles et tatares, qui ont détruit tous les centres du savoir (Baghdad, Damas, Alep).

La documentation, la description ainsi que la chronique ne pouvaient se faire que dans des centres de savoir installés dans certains des pays européens, surtout dans la partie méridionale comme l’Italie, la France et l’Allemagne. D’après ces documentations, la peste noire a semblé avoir touché toute l’Asie, toute l’Europe, l’Afrique du Nord et subsaharienne, le chiffre avancé avoisine les 150 millions d’habitants des trois continents.

En gros, la pandémie a entraîné la mort de 30 à 50% des populations dans toutes ces régions, et l’étape de 1347 à 1352 ne fut qu’une première vague qui est considérée comme dévastatrice par rapport à la deuxième qui a duré de façon sporadique jusqu’au début du 19ème siècle.

Cette pandémie a pris plusieurs appellations, mais le terme noire n’est apparu qu’au 16ème siècle, utilisé pour exprimer son aspect terrible, affreux. Sa nature exacte n‘a pas été identifiée car on n’a pas eu de trace de son agent infectieux, bien que la plupart des sources vont jusqu’à considérer qu’elle est causée par le bacille Yersina persis, alors que d’autres en doutent. Pendant son époque, la pandémie n’a pas manqué de chroniqueurs et de commentateurs, et ce sont bien ceux-ci qui ont donné l’impulsion aux chercheurs de tout horizon de faire l’effort de mener les études sur tous les plans : historique, déroulement chronologique, conséquences démographiques et socioéconomiques, moyens thérapeutiques, mesures sociales et enfin ses influences sur l’art et la culture.

Sur le plan historique, commentateurs et chroniqueurs furent répandus dans toute l’Europe, mais leur tâche se limitait à la description de l’événement pandémique (mort partout, misère, dépeuplement des villages et villes, terres agricoles devenues friches, etc,). L’approche proprement historique (au sens scientifique du terme) n’est véritablement apparue qu’à la fin du 18ème siècle, finalisée au 19ème siècle pour en venir au postulat prétendant à l’importance radicale de la peste noire comme facteur de transformation radicale de la société médiévale.

Après consolidation de cette approche, ainsi que la découverte de Yersina persis comme présumé responsable de la pandémie, les scientifiques ont pu déterminer un modèle médical moderne au cours de la première moitié du 20ème siècle. Ce modèle va devenir encore plus pertinent avec l’arrivée de nouveaux acteurs venus d’autres champs scientifiques, à savoir la démographie, l’épidémiologie, la virologie et les statistiques. Les études ne se sont pas arrêtées là, bien au contraire, elles ont été poussées jusqu’au début du 21ème siècle, pour devenir un champ multidisciplinaire où les analyses sont faites par traitement de données informatiques.

Quant à son déroulement chronologique, la majorité des historiens s’accordent sur un même point, c’est l’arrivée de la peste noire par la route de la soie pour atteindre le MoyenOrient, ensuite le pourtour méditerranéen avec ses deux rives, sud d’abord (Afrique du Nord) et nord (Europe méridionale) ensuite. A Grenade, comme illustre centre de savoir, Ibn Khatib persiste et signe que la pandémie est venue de Chine (comme le Covid-19), et cela reste une thèse reprise jusqu’à nos jours.

Certains chroniqueurs de l’époque de la pandémie, chrétiens et musulmans, ont attribué ses origines à l’Inde comme le voyageur marocain Ibn Batouta ou le chroniqueur italien G.Viliani, qui est mort pestiféré. D’autres chroniqueurs n’ont pas écarté la possibilité de l’Asie Centrale, plus précisément dans les territoires mongoles, qui ont contaminé toutes les régions sur leur chemin de passage.

Pour le monde arabo-musulman, la pandémie s’y est répandue entre 1345 et 1350. Partie d’Egypte en 1348, elle atteint la Palestine, le Pays d’Echcham ensuite le Maghreb où elle a fait des ravages. Le meilleur témoignage est celui de l’historien-sociologue Ibn Khaldoun que nous reprenons ci-après.

L’Europe a été affectée par la peste par le sud maghrébin, ensuite par l’est, en raison du siège mongol du port génois, Caffa en Crimée, sur le bord de la mer Noire. Une fois le siège levé au terme d’une trêve, les Génois ont repris le chemin de l’Italie, en diffusant la peste dans tous leurs lieux d’arrêt. Constantinople fut la première à être touchée en 1347, ensuite était le tour des autres villes portuaires, Gènes, Venise et Marseille qui ont toutes été touchées la même année (1347). L’année d’après, c'est-à-dire 1348, tout le pourtour méditerranéen a été contaminé. Ensuite, ce fut le tour des ports sur l’Atlantique d’être atteints en juin 1348, pour la transmettre à l’Angleterre.

En décembre 1349, la peste est arrivée en Allemagne, au Danemark, en Irlande, en Ecosse et a continué sa progression vers le nord en dévastant la Scandinavie, l’Islande et le Groenland. Mais certains pays et villes ont tout de même été épargnés, comme Bruges, Milan, Nuremberg et la Pologne, et ce grâce à des mesures drastiques d’isolement.

Sur le plan démographique, même dispersés, les documents établissant les divers bilans ont pu couvrir de façon approchée mais vraie, toute la période pandémique. Le nombre de morts en Europe s’est établi entre 40 et 50 millions de personnes En dehors de l’Europe, il y a eu l’empire byzantin, le monde arabo-musulman, l’Inde, la Chine avec toutes les populations de l’Asie centrale où les données sont restées peu connues. Selon des sources, la peste aurait fait dans ces régions environ 150 millions de morts rien qu’au 14ème siècle.

Sur le plan socioéconomique, la peste a provoqué une récession importante dans les pays atteints, et comme le secteur prépondérant fut l’agriculture, le dépeuplement mortifère des villes et villages a laissé ce secteursans main-d’œuvre. La production agricole a chuté de presque de moitié selon les régions. Les grandes villes se désertifièrent les unes après les autres, et la médecine de Galien comme seule médecine pratiquée à l’époque, n’avait ni connaissance de la maladie, ni la capacité de l’arrêter. La plupart des pays atteints n’ont pu retrouver les niveaux du nombre de leur population ainsi que de leur production qu’entre la fin du 16ème et début du 17ème siècle. Les trois exemples les mieux connus sont la France dont la population a chuté de 17 à 10 millions d’habitants, alors que l’Allemagne et l’Angleterre ont perdu 60% de leur population citadine.

Malgré la peste, l’histoire médiévale a montré que les ambitions économiques, politiques, et militaires étaient plus fortes que la peur de la peste. Le commerce et la guerre ont contribué à diffuser la peste, et l’homme a fini par vivre avec elle au point de l’intégrer comme une partie de sa vie.

Dans le monde arabo-musulman, le meilleur témoignage est celui d’un paragraphe que nous a laissé Ibn Khladoun danssa Moukaddima qui souligne : « Une peste terrible vint fondre les peuples de l’Orient et de l’Occident ; elle maltraita cruellement les nations, emporta une grande partie de cette génération, entraîna et détruisit les plus beaux résultats de la civilisation. Elle se montra lorsque les empires étaient dans une époque de décadence et approchaient du terme de leur existence ; elle brisa leurs forces, amortit leur vigueur, affaiblit leur puissance, au point qu’ils étaient menacés d’une destruction complète. La culture desterress’arrêta, faute d’hommes ; les villes furent dépeuplées, les édifices tombèrent en ruine, les chemins s’effacèrent, les monuments disparurent ; les maisons, les villages restèrent sans habitants ; les nations et lestribus perdirent leursforces, et tout le pays cultivé changea d’aspect». Après ce témoignage, nous ne pouvons que dire qu’il y a eu des moments plus difficiles que ceux du Covid-19.

Sur le plan médical, en face de cette peste, la médecine de Galien comme seule médecine pratiquée à l’époque est restée impuissante vu ses moyens insuffisants.

Car dansses pratiques, cette médecine privilégiait desremèdesinternes qui, combinés à d’autres théories, faisaient que la peste étaie perçue comme un poison qui pénètre le corps à partir de l’air infecté ou par contact. La théorie de Galien est basée sur l’humeur :«La peste est une pourriture des humeurs, due à un poison provenant des terres profondes, qui s’élève dans l’air et retombe sur les humains ».La médecine de Galien a insisté aussi sur le régime alimentaire, car la peste devait être combattue par des aliments de nature ‘’froide etsèche’’, faciles à digérer. La liste des aliments fut très variable, car ils agissaient comme des contrepoisons, en l’occurrence des herbes telles que la valériane, la verveine ou encore des produits complexes connus depuis l’antiquité comme la thériaque. Les anti-poisons minéraux étaient des pierres ou métaux précieux, en poudre qui étaient avalés en jus, sirop, liqueurs: or, émeraude, perle,saphir, etc.

La médecine arabo-musulmane, même si elle fut aussi présente, resta sans apport significatif par rapport à la médecine de Galien. Elle utilisait des fumigations (Attabakhir) de plantes aromatiques, car les médecins arabomusulmans avaient le mérite de constater que les survivants à la peste étaient ceux dont les bubons (abcès) avaient été suppurés. Les chirurgiensincisaient et cautérisaient les bubons, dans des conditions de stérilisation adéquates. Ils ont inventé de nombreux onguents de compositions diverses qui leurservaient d’enduit sur les bubons et sur tout le reste du corps. De même, des parfums synthétisés à partir de plantes aromatiques, empêcheraient la pénétration du poison de la peste et les mauvaises odeurs, comme ils faciliteraient sa sortie.

Quant aux règlessanitaires, ellessont nées à l’époque de cette pandémie et à cause d’elle, à des moments où les populations étaient prises au dépourvu. Elle fut aussi le départ d’une administration sanitaire dans plusieurs pays, et en particulier en Italie. Dès 1348, plusieurs villes italiennes s’étaient dotées d’une première règle sanitaire qui a tourné autour de l’interdiction d’entrée dansles villes des voyageurs et étrangers venus des lieux infectés, et de l’isolement radical édicté par quelques-unes d’elles : Reggio en 1374, Milan en 1402 et Venise en 1403. Ce furent des mesures de tâtonnement, qui s’accompagnaient d’autres comme l’interdiction de l’utilisation du sang des pestiférés ainsi que l’achat et la vente d’objets leur appartenant.

Lors des premiers isolements préventifs, tous ceux qui arrivaient d’un lieu infecté devaient passer un mois sur une île, avant d’entrer dans la ville. Ce temps a été allongé à quarante jours à Venise d’abord en 1377 et à Marseille en 1383. C’est d’ici qu’est venu le mot quarantaine.

Petit à petit, desrèglements ont été mis en place : des bureaux de santé ont été créés dans les villes italiennes et espagnoles, et se sont étendus aux villes françaises au cours du 15ème siècle. Dès le 16ème siècle, ces règles ont été unifiées, ajustées et précisées selon chaque pandémie, et à partir du 18ème siècle, elles ont commencé à relever des niveaux gouvernementaux.

Par Abdelkrim Nougaoui
Enseignant chercheur à Oujda
Le deuxième chapitre de cette étude sur les pandémies sera publiée dans nos éditions de demain.


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